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MICRO-ÉTUDES DANS HUGO

Quatrevingt-treize : Cimourdain

[…]
Il avait vu se lever la Révolution ; il n'était pas homme à avoir peur de cette géante ; loin de là, cette croissance de tout l'avait vivifié ; et quoique déjà presque vieux — il avait cinquante ans, — et un prêtre est plus vite vieux qu'un autre homme, il s'était mis à croître, lui aussi. D'année en année, il avait regardé les événements grandir, et il avait grandi comme eux. Il avait craint d'abord que la Révolution n'avortât, il l'observait, elle avait la raison et le droit, il exigeait qu'elle eût aussi le succès ; et à mesure qu'elle effrayait, il se sentait rassuré. Il voulait que cette Minerve, couronnée des étoiles de l'avenir, fût aussi une Pallas et eût pour bouclier le masque aux serpents. Il voulait que son œil divin pût au besoin jeter aux démons la lueur infernale, et leur rendre terreur pour terreur.
Il était arrivé ainsi à 93.

93 est la guerre de l'Europe contre la France et de la France contre Paris. Et qu'est-ce que la Révolution ? C'est la victoire de la France sur l'Europe et de Paris sur la France. De là, l'immensité de cette minute épouvantable, 93, plus grande que tout le reste du siècle.
Rien de plus tragique, l'Europe attaquant la France et la France attaquant Paris. Drame qui a la stature de l'épopée.
93 est une année intense. L'orage est là dans toute sa colère et dans toute sa grandeur. Cimourdain s'y sentait à l'aise. Ce milieu éperdu, sauvage et splendide convenait à son envergure. Cet homme avait, comme l'aigle de mer, un profond calme intérieur, avec le goût du risque au dehors. Certaines natures ailées, farouches et tranquilles sont faites pour les grands vents. Les âmes de tempête, cela existe.
[…]

Quatrevingt-treize : Deuxième partie, Livre I, II


Au milieu de Quatrevingt-treize, l'apparition de Cimourdain. (Ce nom ! Où donc Hugo va-t-il chercher tout ça ?)
Le moment d'un homme dans le moment et dans le lieu de l'histoire.
Cimourdain est un complexe. En lui se nouent de multiples nécessités antagonistes, celles de la raison, du droit et de l'efficacité, celles de la spéculation et de la décision, de la conviction et de la responsabilité, de la pitié humaine et de l'inhumanité. En Cimourdain, pendant une saison l'action est bien la sœur du rêve.
En lui se nouent encore la France et Paris, le prêtre et le politique, l'homme de l'ombre et l'aigle de haut vol, l'inspirateur et l'exécutant ; l'être consacré et la pure disgrâce ; l'amour et le célibat, la virginité et la paternité. Homme-nœud par excellence, c'est lui qui peut faire tenir ensemble Robespierre, Danton et Marat, penser l'intérieur et l'extérieur de la guerre, maintenir l'acuité de l'instant dans la continuité du temps.
C'est lui qui, s'immisçant dans leurs liens du sang et dans leur guerre intime, achève d'obliger l'un à l'autre Lantenac et Gauvain, et les enferme dans le lieu et le moment où il entend que le second fasse exécuter le premier, même si celui-ci finalement s'est élevé par lui-même, pour la première fois, à l'humanité.
Cimourdain ne connaît de solution que la guillotine.
Il rompra tous les nœuds de cette histoire en faisant trancher la tête de Gauvain après que celui-ci aura fait échapper le chef chouan, et en tranchant au même instant le nœud gordien de sa propre destinée par le coup de pistolet qu'il se tire dans le cœur
.
Mais trancher n'est pas dénouer. Tandis que dans le ciel s'envolent ensemble les âmes enfin résolues de Cimourdain et de Gauvain, « ces deux âmes, sœurs tragiques, […] l'ombre de l'une mêlée à la lumière de l'autre », tous les nœuds restent noués sur terre et pour longtemps.

Pierre Campion

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