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Pierre Campion : étude du roman de Giono, Un roi sans divertissement.
Mis en ligne le 25 juillet 2021.

© : Pierre Campion.

 Jean Giono, Un roi sans divertissement, Gallimard, 1947.


Quatre rois sans divertissements, opéra bouffe

Planter un théâtre en plusieurs tableaux, mélanger les genres, déléguer l'animation à plusieurs voix off, créer du mouvement de la moindre phrase à l'ensemble de la narration : tout amateur de styles trouvera son bonheur à lire et relire Giono, Un roi sans divertissement.

Trois actes :

  • presto, la traque d'un meurtrier ;
  • allegro moderato, à la chasse d'un grand loup ;
  • lento maestoso, ou comment marcher à un finale fracassant.

L'action se passe dans un village du Trièves, en Isère : claquemuré, arriéré, enterré ; le plus souvent l'hiver, dans les années 1843-1846.

Le décor : un hêtre immense, un fonds de grands bois, un balcon au bord du monde habité, des maisons posées là.

Un chœur de paysans, plus dégourdis qu'ils n'en ont l'air et leur coryphée, de même.

Une troupe de fantoches : un procureur ventripotent et agile, un aventurier revenu du Mexique fortune faite avec sa femme exotique, une personne de quatre-vingt-dix-huit kilos, émoulue d'une carrière à la ville dans la prostitution, et surnommée Saucisse.

Un héros, à métamorphoses, Langlois : en capitaine de la gendarmerie royale, puis en commandant de louveterie, puis en célibataire à la recherche d'une fin.

D'avoir rendu une justice expéditive, Langlois revient en costume de parade sur un cheval souriant, joueur et amical — que des villageois quelque peu dialecticiens vont finir par dénommer Langlois « car, somme toute, il faisait avec nous tout ce que Langlois ne faisait pas » —, avant de sombrer dans une espèce de mélancolie où le récit paraît se perdre. Fausses craintes, fausse déception : par la voix de Saucisse, on approche doucement du feu d'artifice en trois lignes dans lequel Langlois aura choisi de se perdre.

 

Quelques dialogues, une prose à explosions : tout pour les yeux de l'imagination, tape-à-l'œil si l'on veut, mais dans un sens non péjoratif, à inventer pour cette occasion. Des phrases à surprises, qui ne font penser à rien de connu : aucun nom d'écrivain ni aucun secours pour le lecteur, aucun rapprochement qui lui soit offert pour prendre la tangente, même pas Stendhal.

Le style du livre, ce serait Langlois même, si Langlois l'écrivait — il n'écrit rien, que sa lettre de démission de la gendarmerie, brève, en langue administrative. Les voix du chœur et celle de Saucisse, phrasés de paroles, secrets des corps et du corps social, doivent s'y coller, — à tous les styles de Langlois, à toutes ses humeurs, à tous ses costumes : « Costumes incontestables ; on les voyait. » À son personnage, évident et imprévisible comme telle phrase : « À la longue, on prit l'habitude de se dire que, en ce qui concernait Langlois, rien ne signifiait rien. »

 

Monsieur V. le criminel, et Langlois son chasseur, sous l'égide de Pascal : « Un roi sans divertissement est un homme plein de misères. » Réfugiés dans les caves voûtées où ils soignent leurs bêtes, les villageois échappent au regard et à la prise du prédateur ; dès qu'ils sont à l'air libre, jour et nuit, l'on, l'homme peut les voir, les couvrir d'un sac, les emporter hors de toute portée. Homme ou femme ou enfant, sans distinction : la perversion même. Pendant des semaines, Langlois cherche à déchiffrer ce style. Il commence à le comprendre la nuit de Noël, dont il a monté la messe comme un spectacle : ce n'est pas que l'église soit un lieu d'immunité ; c'est que le Satan viendra quaerens quem devoret, cherchant quelqu'un à dévorer, mais qu'il sera détourné de son projet, piégé, diverti par toute cette montre. Il faudra encore l'idée d'un villageois et une filature, lui de pur bonheur, pour le livrer à Langlois, lequel négociera avec cet homme trop humain une exécution sommaire et cruelle.

Désormais Langlois est infecté. Il croit pouvoir se perdre dans la poursuite d'un grand loup, qu'il accule au fond d'un vallon. Dans ce lieu éclairé a giorno par des torches, il a transporté ses manants et toute sa cour pour tuer en ce loup sa nature de loup et la Nature même. Évidemment rien n'y fait plus : devant le bongalove qu'il s'est construit au village, ce jeune marié de 56 ans n'a plus qu'à se détruire.

 

Entre le curé et Langlois, la nuit de Noël, à la fin de la retraite aux flambeaux que Langlois a organisée après la messe dans le village, une conversation serrée et traversée de méprises Ñ Langlois ne sachant pas encore trop ce qu'il veut dire et le prêtre ne saisissant pas exactement ce qu'il entend.

« Je suis très content que tout le monde soit rentré sans encombre », dit M. le Curé à Langlois qui le raccompagnait au presbytère.

— Il ne pouvait rien se passer ce soir, dit Langlois.

— Pour être un soldat qui a été un héros sur les champs de bataille, dit M. le Curé, vous n'en avez pas moins une connaissance exacte des puissances de la messe, et je vous en félicite. Avouez que le monstre ne peut pas approcher du sacrifice divin. »

[…]

« En vérité, dit Langlois, je ne voudrais pas vous troubler monsieur le Curé, mais je crois qu'il s'en approche fort bien et je crois, au contraire, que c'est parce qu'il s'en est approché que nous n'avons rien risqué.

— La grâce divine ? demanda M. le Curé.

— Je ne sais pas comment cela peut s'appeler, dit Langlois. Nous sommes des hommes, vous et moi, poursuivit-il, nous n'avons pas à nous effrayer des mots, eh bien ! mettons qu'il ait trouvé ce soir un divertissement suffisant.

— Vous m'effrayez, dit M. le Curé. »

La conversation se poursuit un instant, Langlois laissant entendre, peut-être de manière équivoque et par plaisanterie, que, leur cierge à la main, tous deux donnent déjà au monstre « tout ce dont il a besoin ».

Il eut tout de suite l'impression d'avoir dit une incongruité. Le curé le lui fit bien sentir en lui souhaitant à peine le bonsoir.

Sur ce, le prêtre se retire en son presbytère en faisant claquer les deux verrous : contre quel agresseur ? Une incongruité vraiment, d'avoir laissé supposer que tous deux pouvaient être, malgré chacun son état, l'objet d'un désir d'enlèvement ? Ou bien, dans cette dispute sur la grâce divine, ce curé plus subtil qu'on ne pourrait penser, aura-t-il cru reconnaître, dans la personne de Langlois, l'ennemi obsessionnel des séminaires : le janséniste raisonneur et désespéré, le destructeur de l'Église et du royaume, l'adepte du saut dans le vide de la dialectique ?

Rentrant dans son logement, Langlois dit à Saucisse : « Donne-moi un coup de schnick. J'en ai froid au ventre. Ce n'est pas un monstre. C'est un homme comme les autres. »

 

Le troisième roi de la partie, ce serait Pascal, l'auteur de la formule sur le divertissement des rois, l'ami des princes de l'esprit qui méprisent les rois de chair et se jettent entre eux les défis de leurs raisons au sein de leur République des Lettres, le savant qui démontre que le vide existe par lui-même dans l'univers et que l'infini n'est pas non plus un vain mot, l'anthropologue à paradoxes, l'homme qui invite son libertin à une dernière partie (truquée), l'auteur d'un livre abandonné qui prétendait rendre justice en raison à Dieu et aux hommes.

 

Pour former le carré, le quatrième roi sans divertissements, ce pourrait bien être Giono lui-même. Il tirera un scénario d'Un roi sans divertissement pour le livrer au réalisateur François Leterrier (l'acteur de Bresson dans Un condamné à mort s'est échappé), dans l'intention d'en faire un film grand public (1963). Entretemps, le romancier avide de style aura vu en imagination un cavalier chamarré d'or appelé Angelo, raconté le hussard sur un toit, inscrit son Désastre de Pavie dans les Trente journées qui ont fait la France, publié des Notes sur l'Affaire Dominici suivi d'un Essai sur le caractère des personnages (1955)… Divertissements d'un prince de la littérature, rebuté peut-être de l'humanité l'âge venu et par deux emprisonnements : en 39, pour pacifisme ; en 44, pour collaboration ? Le chemin malheureux suivi par plusieurs.

Pierre Campion

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