Voir l'invisible. Sur Kandinsky

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Pierre Campion : « La Vie » selon Michel Henry. Voir l'invisible. Sur Kandinsky

Ce texte reprend un cours fait en juin 2009 dans une classe prépa économique au lycée Chateaubriand de Rennes à l'invitation de Christine Février.

Mise en ligne le 5 avril 2011.

© : Pierre Campion.


« La Vie » selon Michel Henry

Voir l'invisible. Sur Kandinsky

Michel Henry (1922-2002) est un philosophe original et important, et même une sorte de figure de la philosophie française au XXe siècle : une figure qui est demeurée constamment sur son quant-à-soi. Pour mieux le connaître, lui et ses livres, on peut se reporter à l'article Wikipedia qui lui est consacré et au site que son épouse et ses amis entretiennent.

Je présente ici le livre de Michel Henry Voir l'invisible. Sur Kandinsky (1988, réédité en 2005)[1]. Dans une œuvre abondante et difficile, c'est le seul ouvrage explicitement consacré à l'esthétique. Et, bien entendu, c'est un point de vue particulier sur Kandinsky.

1 – L'idée d'art abstrait


Kandinsky, Impro 7 (Sturm), 1910

Dans la pensée de Michel Henry, une dizaine d'années avant ses ouvrages décisifs sur « la chair » et sur « la Vie », l'œuvre de Kandinsky représente un moment de la peinture. En effet, Kandinsky, pour Henry, c'est l'inventeur de la peinture abstraite et, en même temps, le peintre qui « nous reconduit à la source de toute peinture » (K, p. 13). Nous allons voir d'abord ce qu'il appelle abstraction.

2 – L'intérieur et l'extérieur

La distinction ici porte sur l'Intérieur et l'Extérieur, elle est ontologique.

Selon Michel Henry, avant Kandinsky, la peinture tout entière, jusqu'aux soi-disant ou prétendus peintres abstraits du XXe siècle, est représentative des choses, au besoin en épurant les choses en leurs lignes et concepts, et donc en partant encore d'elles, pour aller à leur expression intérieure. Avec Kandinsky, l'attention et l'intention du peintre se déplaceraient radicalement du monde extérieur à l'expression de l'intérieur (« la Vie ») et à la capacité intérieure que l'homme a proprement de peindre :

Seul l'homme est potentiellement, nécessairement peut-être, un peintre et un artiste. Il faut donc demander : qu'est l'homme, que doit-il être pour qu'une activité telle que celle de peindre apparaisse en lui comme l'une de ses capacités propres ? Seulement l'homme ne s'est pas créé lui-même. La possibilité de peindre inscrite en lui, il la tient donc de la nature de son être telle qu'elle lui est donnée, et ainsi de la nature de l'Être lui-même. (K, p. 13)

Donc, chose étrange, avant Kandinsky, qui la révéla, cette possibilité aurait toujours été au fondement ou à l'horizon de toute peinture, mais elle n'aurait jamais été considérée en elle-même par les peintres. En quelque sorte : fascinés par le monde des choses, des êtres et des événements et occupés entièrement et indéfiniment à en répéter l'admirable et indubitable présence, les peintres en auraient oublié de s'interroger, autrement qu'implicitement, sur la tout aussi indubitable propriété des hommes, eux-mêmes, à redoubler la réalité du réel, et sur l'inquiétante ou exaltante présence du monde à eux que cette propriété suggère.

De même […] que l'Extérieur a fait la preuve de lui-même et que cette preuve, semble-t-il, c'est lui-même, c'est le monde tel qu'il surgit dans sa visibilité incontestable, qui ne cesse de m'offrir son spectacle et auquel, même lorsque je ferme les yeux, j'adhère encore par tous mes sens levés vers lui, de même l'Intérieur, si nous devons pouvoir le prendre comme le fondement de toute notre analyse, doit faire aussi le preuve de lui-même. Faire la preuve de lui-même, c'est-à-dire se montrer — mais de la façon qui est la sienne et qui n'est plus celle du monde. (K, p. 17)

3 – Dominantes de cette analyse

On ne détaillera pas ici la richesse et la subtilité, et la technicité des analyses que Michel Henry déploie en cet essai — technicité de l'analyse picturale, de la description phénoménologique, de la conceptualisation philosophique.

Il nous suffit de souligner les cinq dominantes qui l'animent :

1) La peinture de Kandinsky rend visible l'invisible, c'est-à-dire que, exprimant celui-ci directement, elle appartient au pathos de la Vie, tel que ce pathos se fait ressentir en chaque sujet humain, de manière d'ailleurs impersonnelle et universelle : « Les caractères essentiels [de la peinture], les formes picturales et graphiques appartiennent à la sensibilité, c'est-à-dire […] à la subjectivité absolue et à sa Nuit » (K, p. 74). Ainsi « cette abstraction [de Kandinsky], ce contenu, ce contenu abstrait, c'est la vie invisible dans son inlassable venue en soi-même » (K, p. 33) : « La géométrie dont il est question marque en réalité le dévoilement de la picturalité des éléments picturaux, leur entrée dans la dimension spécifique de l'art — événement dont la peinture abstraite nous a révélé la signification » (K, p. 140).

2) Puisqu'il n'y a dans cette peinture abstraite aucune imitation du monde extérieur ou intérieur, ni aucune référence à une idée de beauté, ni aucune typologie de genres (mais plutôt des répertoires pragmatiquement éprouvés et constitués de points, lignes, plans…), nous ne sommes pas dans une esthétique mais plutôt dans une énergétique : « Balances et proportions ne se trouvent pas en dehors de l'artiste mais en lui » (Kandinsky lui-même, cité par Henry, K, p. 142). Le peintre doit non pas représenter mais exprimer ou mieux encore actualiser, sans médiations, les forces et les pulsions, les puissances de la vie. Car exprimer n'est ni imiter ni redoubler : « L'art en vérité est un mode de la vie et pour cette raison éventuellement un mode de vie » (K, p. 209). Il est même le mode suivant lequel la vie jouit d'elle-même et s'en accroît d'autant, en l'homme. Ainsi, au niveau du spectateur, « la vision de l'invisible, c'est l'invisible lui-même prenant conscience de soi en nous, s'exaltant lui-même et nous communiquant sa joie » (K, p. 79). Ou encore : « […] l'expérience du rouge ne consiste pas à percevoir un objet rouge ni même la couleur rouge comme telle, à la tenir pour du rouge mais à en éprouver le pouvoir en nous, l'impression […] » (K, p. 131)[2]. Car, ici, les éléments géométriques et couleurs que nous voyons sur la toile, le métal ou toute autre matière sont encore abstraits, en ce sens que ce qui importe c'est le geste absent qui, les posant, manifeste l'invisible :

Les formes sont alors ces « êtres qui, tout abstraits qu'ils soient, vivent, agissent et font sentir leur influence », en sorte que, comme l'écrit magnifiquement Kandinsky et comme va l'illustrer de façon saisissante la grande création de la période parisienne, « toutes ces formes sont citoyennes du royaume de l'abstrait et leurs droits sont égaux ». (K, pp. 168-169)


Kandinski, Monde bleu (1934)

3) La vision de Kandinsky et, à travers elle, la pensée de Henry, l'une et l'autre moyennant de nombreuses métaphores, s'enlèvent sur le fond d'un vitalisme et sur l'obsession de l'origine : « C'est ce jaillissement intérieur continu de la vie, son essence éternellement vivante qui, en même temps qu'elle fournit à la peinture son contenu, impose à l'artiste son projet, celui de dire un tel contenu, d'exprimer cette profusion pathétique de l'Être » (K, p. 33). Cette vision dynamique et lyrique trouvera sa pleine dimension au terme du livre, à propos du dernier Kandinsky, dans un finale qui rappelle inévitablement les accents proustiens du Temps retrouvé :

Nous regardons pétrifiés, immobiles eux aussi ou évoluant lentement sur le fond d'un firmament nocturne, les hiéroglyphes de l'invisible. Nous les regardons : des forces qui sommeillaient en nous et attendaient depuis des millénaires, depuis le commencement, obstinément, patiemment, les forces qui éclatent dans la violence et le rutilement des couleurs, qui déroulent les espaces et engendrent les formes des mondes, les forces du cosmos se sont levées en nous, elles nous entraînent hors du temps dans la ronde de leur jubilation et ne nous lâchent pas, elles n'arrêtent pas — parce que même elles ne pensaient pas qu'il fût possible d'atteindre « un tel bonheur ». L'art est la résurrection de la vie éternelle. (K, p. 244)

4) L'histoire entière de l'art est celle de ces résurrections : comme Husserl révèle la philosophie à elle-même, Kandinsky dit et peint et fait apparaître ce que la peinture fait depuis toujours, c'est-à-dire se tenir en actes au point et au moment où la vie retrouve son origine : « La peinture abstraite définit l'essence de toute peinture » (K, p. 104), ou, comme le dit vers la fin le titre d'un chapitre, « toute peinture est abstraite ».

5) Cependant, pour pratiquer ces analyses, au passage il aura fallu révolutionner la phénoménologie, c'est-à-dire la retourner. Depuis Husserl, la phénoménologie reposait sur la notion d'intentionnalité qui assignait à la conscience un rôle fondateur en corrélant dans la mme visée ses actes et l'objet de ces actes : qu'elle vise une chose, une personne, un objet imaginaire, un souvenir, une entit abstraite…, la conscience est toujours, spcifiquement, la conscience-de-ce-quelque chose. Quittant cette problématique qui, selon lui, autonomise encore la conscience du sujet tout en l'assignant aux choses, Henry entend produire une phénoménologie de la Vie, c'est-à-dire, posant la vie elle-même comme le Sujet impénétrable et invisible — mais expressif et exprimable — de mouvements (d'action et de passion), en dévoiler les événements, ceux-ci antérieurs à toute conscience des choses. Dans l'ouvrage Incarnation, selon la perspective chrétienne en vigueur dans ce livre, et dans un propos qui consonne avec son travail sur Kandinsky, Michel Henry reviendra sur le destin de la phénoménologie, en se demandant « à quelle condition une philosophie pourrait servir de voie d'accès à l'intelligence de ces réalités que sont la chair d'une part, la venue dans cette chair, l'incarnation — et notamment l'Incarnation au sens chrétien — de l'autre » :

À la condition de n'être pas une pensée grecque. La phénoménologie répond-elle à cette première condition ? En aucun cas. C'est pourquoi il apparaît dès maintenant qu'un recours à la phénoménologie ne se révélera fécond que s'il est capable d'opérer le renversement de la phénoménologie elle-même et, récusant son présupposé le plus habituel — de substituer à une phénoménologie du monde ou de l'Être une phénoménologie de la Vie[3].

Cette critique suppose une relecture de la tradition phénoménologique, laquelle par ailleurs fait l'objet du livre Incarnation et est explicitée dans d'autres écrits et entretiens, notamment quand il est question du rapport critique que Michel Henry entretient avec Sartre et surtout avec Merleau-Ponty. Nous n'avons pas à détailler ici cette minutieuse enquête qui revient sur Husserl et Descartes, ni à nous perdre dans les débats et les questions qui font partie de l'histoire de la phénoménologie française en particulier et de celle de la phénoménologie en général. Au reste, Dominique Janicaud a très bien fait, de manière critique et même polémique, cette histoire complexe et tourmentée, dans laquelle il donne toute sa place à Michel Henry et à « la haute tâche poétique et pensante […] dont il s'acquitte souvent avec bonheur[4] ».

4 – La chair, l'Incarnation

Pour définir l'homme, au mot et à la notion de corps qu'il réserve aux objets inertes de l'univers, Michel Henry préfère ceux de la chair : « Car notre chair n'est rien d'autre que cela qui, s'éprouvant, se souffrant, se subissant et se supportant soi-même et ainsi jouissant de soi selon des impressions toujours renaissantes, se trouve, pour cette raison, susceptible de sentir le corps qui lui est extérieur, de le toucher aussi bien que d'être touché par lui[5]. » S'il en était bien ainsi, un philosophe comme Michel Henry opposerait à « l'univers impersonnel et aveugle de la pensée moderne — qu'il s'agisse du vouloir-vivre de Schopenhauer ou de la pulsion freudienne » (op. cit., p. 30) une autre vision de la vie, et de l'art : comment le Verbe, de toujours, se donne au monde, pour que celui-ci soit chair et que lui soit verbe, comment l'Incarnation du Christ a révélé historiquement ce qui est en effet de toujours et comment, avec Husserl et donc là aussi historiquement, la phénoménologie « l'un des plus importants mouvements de pensée de ce temps et peut-être de tous les temps » (op. cit., p. 31) a inauguré une philosophie de l'incarnation propre à ramener le verbe au cœur du sentir et de l'agir poétiques et à penser en effet l'esthétique comme œuvre de la chair.

5 – L'expression de la vie : la musique, l'écriture, le style…


Kandinsky, Composition VIII (1923)

Comment faire lorsque l'on veut exprimer « l'Absolu de la Vie et son éternelle venue en nous » (K, p. 114) ? Paradoxalement, cela ne peut s'accomplir que par des détours, ou des sortes de ruses.

a) Passer par la voix (et par la métaphore de la tonalité instituée de longtemps dans la langue), pour évoquer l'immanence corporelle de la peinture abstraite à la Vie, et passer par la musique (grâce aux termes récurrents de tonalité, consonance et discordance et stridence, gamme, retentissement et résonance, accord et harmonie…) pour saisir la nature de la peinture ; passer par la peinture, pour décrire la phénoménologie de la Vie ; passer par la phénoménologie, pour élaborer une philosophie de la Vie ; passer par le mystère chrétien de l'Incarnation pour construire une ontologie de la chair ; passer par les images, pour invoquer l'expérience pathétique de la Vie : tels sont les paradoxes — ou les apories — d'une philosophie qui prend pourtant pour principe, comme la peinture abstraite, dit-elle, « de faire l'économie de toute médiation » (K, p. 129).

b) En effet, là où l'on décide qu'il n'y a pas de chemin à parcourir selon la méthode d'un discours ou les recommandations d'une poétique — là où la vie est la voie de la vie (Jésus, dans l'évangile de saint Jean, 14, 6 : « C'est moi la Voie, la Vérité et la Vie ») —, il n'y a plus que la pensée allusive d'un système de métaphores (configurer les formes jaillissantes de la Vie), les tourner-autour de la périphrase (l'autre nom de la phénoménologie, c'est la peinture) et les passages en force de la tautologie (la Vie, c'est la Vie).


Kandinsky, Fugue, 1914

c) La référence à la musique était inévitable et elle est développée dans le chapitre de « Musique et peinture » (K, pp. 191-204). Plus tard, dans un entretien intitulé « Narrer le pathos », Henry reviendra sur le lien privilégié qu'il pose entre la peinture dite par lui abstraite et la musique :

Kandinsky pour sa propre définition a pris comme fil conducteur la nature de la musique. […] Il a compris qu'il existait un art qui a toujours œuvré hors du réalisme et a opéré au plus profond. Ce qui faisait écho à sa question, « que peut bien peindre la musique puisque ce monde ne l'intéresse pas ? » était « qu'est-ce que peut bien peindre la peinture ? ». La réponse : « ce que dit la musique ». Et puisque la musique exprime le pathos […], qu'elle est l'expression de la vie affective c'est-à-dire de la montée du désir, de ses retombées, de ses fluctuations, […] la peinture devait tendre au même but[6].

d) La littérature. À cette occasion, interrogé sur les trois romans que lui-même a écrits[7], Henry revient — précieux commentaires — sur sa définition de la vie (« quelque chose qui est donné à soi-même sans aucune distance, dont on ne peut pas prendre congé et qui est donc vécu comme un poids », dans « Narrer le pathos », op. cit., p. 314[8]), sur l'espèce d'équivalence, en ce qui le concerne, entre la philosophie et le roman (« Dès le début j'ai été tenté par ces deux modes d'expression : ce que j'avais à dire pouvait recevoir une forme autre que l'analyse philosophique et s'inscrire tout aussi bien dans une création littéraire », ibid., p. 309), sur sa conception de l'écriture romanesque (« À quoi vise l'histoire que je raconte ? Nullement à dévider une suite d'événements extérieurs — mais à un dévoilement », ibid., p. 316), sur sa méthode d'écrivain : « Je travaille très lentement et que ce soit en philosophie ou en littérature, je passe toutes mes phrase au gueuloir : elles trouvent leur structure dans ma façon de respirer » (ibid., p. 321). Comme Flaubert ! Le style, c'est la voix, en tant que le corps par là exprime immédiatement et singulièrement le pathos de la vie : « Et c'est cela la vie : une vague qui se sent elle-même » (ibid.). Au défaut de l'esthétique complète qu'il n'a pas eu le temps d'écrire, Henry livre les principes d'un art du roman, le sien :

Ce serait un dévoilement très particulier qui userait d'un imaginaire hallucinatoire. J'entends par là complètement descellé du monde objectif, complètement délivré de la banalité de celui-ci. Et le ressort de sa mobilité serait bien sûr le pathos. En ce sens, cet art serait « abstrait », ce qui ne signifie pas qu'il serait sans objet. Ce serait cette vie invisible qui nous traverse sans nous demander notre avis. Quant au sujet, au personnage, il serait immergé dans cette vie qui ne l'a pas consulté, qui lui impose ses structures. (id., p. 318)

Et plus loin, cette nouvelle référence, laquelle reconduit à la danse, cette fois :

[…] le style chez moi n'est qu'une respiration, avec ce qu'elle implique pathétiquement. […] Ce que je cherche est une sorte d'exposition du corps. Je ne sais comment on pourrait parvenir à réaliser en littérature ce que font les danseurs. Chaque fois que le ballet mime une histoire, il est grotesque. Le ballet a bien un langage mais il n'y a véritablement expression qu'au moment où il ne représente rien. Qu'est-ce qui s'exprime alors ? Le corps, ses pouvoirs, ses dons, cette vie qui est souffrante et jouissante et qui est là. Comment y parvenir littérairement ? C'est en tout cas ce que j'ai cherché à faire. (id., p. 323)

Michel Henry, d'ailleurs, note que Kandinsky lui-même, en ses écrits, utilise des images ou des éléments narratifs pour évoquer les dynamismes abstraits qui organisent ce qu'il appelle le « Plan Originel » de ses tableaux, entendons le format qu'impose à chacun le pathos invisible à exprimer. Ainsi, pour commenter un certain mouvement des éléments picturaux dans une toile, évoque-t-il « l'aventure d'un homme rentrant chez lui au terme d'une journée ou d'un voyage harassants », laquelle, interprète Henry, « n'est que la figuration particulière, parmi une infinité d'autres possibles, d'un devenir beaucoup plus général, celui de la subjectivité absolue de la vie et des tonalités affectives fondamentales en lesquelles elle se transforme […] » (K, p. 114). De même il loue « le caractère littéraire, c'est-à-dire émotif et affectif des admirables descriptions que Kandinsky a données des couleurs et de leurs combinaisons. Celle du jaune par exemple. […] le jaune tourmente l'homme, il le pique et l'excite, s'impose à lui comme une contrainte, l'importune avec une espèce de violence insupportable. […] » (K, pp. 137-138). C'est que la métaphore représente, par le biais d'événements naturels ou humains, la venue aux couleurs peintes de ce qui est de soi une impression sans couleur agissant au sein de la Vie invisible.

e) En fait, les équivalences tracées ici entre les arts sont plus que des métaphores, car elles notent à la fois l'unité du monde invisible et l'unité des « différents sens qui nous donnent accès à lui » comme « un seul et unique pouvoir » :

Ce pouvoir unique, c'est notre corps. En quoi consiste son unité ? Qu'est-ce qui fait que voir, entendre, toucher, sentir sont le même malgré la variété des expériences qu'ils distinguent ? C'est leur subjectivité. C'est parce qu'il n'y a pas de voir qui ne s'éprouve voyant, ni d'entendre qui ne s'éprouve entendant, ni de toucher qui ne s'éprouve immédiatement lui-même et qui ne coïncide avec soi dans l'acte même par lequel il touche quoi que ce soit, c'est sur le fond de leur subjectivité radicale que tous ces pouvoirs ne font qu'un, une seule et même force qui voit, qui entend et qui touche. (K, p. 192)

Remarquable déclaration de phénoménologie, qui explicite l'exigence chez Kandinsky d'un art monumental à entendre comme le monument de tous les arts. En tant que les mouvements d'un corps (d'une chair) adonné à la peinture et à la musique ou à la littérature comme à la philosophie, le style, c'est donc l'expression de l'expressivité de la Vie, incarnée en un être vivant : les périphrases en déclinent les expressions, les tautologies en affirment la force, la présence et le renouvellement incessant, et le système de métaphores en produit des interprétations.

En quelque sorte, et pour paraphraser Dominique Janicaud, après 1961 (la mort de Merleau-Ponty), dans la phénoménologie française il y aurait deux tournants plutôt qu'un seul, ceux de la théologie et du style. Mais déjà, à défaut certes d'être théologiens, le premier Merleau-Ponty (dans sa Phénoménologie de la perception) et Sartre bien sûr (dans L'Être et le néant et, différemment, dès La Nausée) étaient aussi des écrivains. S'attachant à décrire à même l'expérience de la chose même, dans la matérialité et l'épaisseur du langage, comment le phénoménologue échapperait-il à l'obligation du style ?

Pierre Campion



[1] Michel Henry, Voir l'invisible. Sur Kandinsky, Presses Universitaires de France, collection Quadrige, 2005. Les planches du livre original n'ont pas été reprises dans la réédition. L'ouvrage sera ici désigné par K.

[2] « Voir veut dire, selon les principes de l'abstraction, éprouver le pathos de la couleur qui est vue, être la réalité de ce pathos, être la Vie » (K, p. 226).

[3] Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, Seuil, 2000, p. 31.

[4] Dominique Janicaud, Le Tournant théologique de la phénoménologie française et La Phénoménologie éclatée, 1990 et 1998, Éditions de l'Éclat. Les deux livres ont été réunis en 2009 dans la collection Folio sous le titre La Phénoménologie dans tous ses états, avec une présentation de Jean-Pierre Cometti. Ici on le cite p. 126.

[5] Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, op. cit., pp. 8-9. Depuis, un texte inédit, intitulé « Incarnation » et développant les mêmes positions, a été publié dans le recueil de textes posthumes : Michel Henry, De la phénoménologie, tome I, Phénoménologie de la vie, Presses Universitaires de France, coll. Épiméthée, 2003, pp. 165-179.

[6] Michel Henry, « Narrer le pathos », entretien de 1991 avec Mireille Calle-Gruber publié dans la Revue des sciences humaines, revu et repris dans Michel Henry, De la phénoménologie, tome III, De l'art et du politique, Presses Universitaires de France, coll. Épiméthée, 2004, p. 317.

[7] Michel Henry, Le Jeune officier, Gallimard, 1954, L'Amour les yeux fermés, Gallimard, 1976, prix Renaudot et Le Fils du roi, Gallimard, 1981.

[8] Dans le Kandinsky : « […] la vie, c'est-à-dire une subjectivité absolue dont le s'éprouver soi-même immédiatement est justement l'affectivité comme telle » (pp. 199-200).

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