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ÉTUDES DE TEXTES DANS JACCOTTET

Les daucus, ou plus que jamais l'image…

   Daucus, ou carotte sauvage

   Il faut rebaptiser ces fleurs ; les détacher des réseaux de la science pour les réinsérer dans le réseau du monde où mes yeux les ont vues.

   […]

   (On imagine une toile d'araignée aux dimensions du monde infini, qui brillerait dans l'ombre et dont le centre serait, cette fois, un tendre soleil inconnu.)

Philippe Jaccottet, Et, néanmoins, Gallimard, 2001, pp. 25-30.


Pour Laurent Albarracin

Dans le dernier recueil publié de Jaccottet, ce texte des daucus, dont on donne ici le début et la fin. (Le daucus, ou carotte sauvage ou fausse carotte : la fleur qu'on voit partout au mois d'août dans les bois ou dans les champs, au bord de nos routes et sentiers, toujours gracieuse, même sous la chaleur et la poussière…)

Allant contre son titre qui donne leur nom dans les deux langues, scientifique et vulgaire, et pour les distraire de ces deux mondes, le poème s'emploie à « rebaptiser » ces fleurs. Car, si l'incipit entend « les détacher des réseaux de la science », le poème ignorera également le réseau des perceptions communes, là où elles ont à voir avec l'ordre consommable des carottes et à se distinguer soigneusement des ciguës, là où elles sont classées suivant d'autres nécessités. En somme, le poème va contre toute pensée commune, sauvage ou savante, en faveur de la propre pensée de son regard, aussi objective et aussi rigoureuse que les deux autres. Tout comme la Pensée sauvage de Redouté qui orne la jaquette du livre de Lévi-Strauss dans l'édition Plon, le daucus de Jaccottet appartient à un troisième monde, celui des images de l'art : il n'est de noms que dans les divers réseaux que forme à son besoin la pensée.

Réseau contre réseaux, le texte construit les multiples noms qui composent allusivement le vocable nouveau de cette fleur dans l'univers de Jaccottet. Successivement : présences fantomatiques dans la nef aérée des hauts chênes, constellations qui attendent de répondre, la nuit, à celles du ciel, « vagues lueurs dans l'ombre, flottant au-dessus de la tombe commune », graines « prêtes à l'envol, comme ne peuvent le rêver leurs sœurs célestes, clouées au bois de la nuit », lumières « comme des lampes à tous les étages de la maison… », murmure propre à « ramener à la maison du monde l'âme blessée », et enfin cette « toile d'araignée aux dimensions du monde infini ».
Le mot d'ombelles cependant, qui appartient proprement à la langue des botanistes, revient ici plusieurs fois*. Serait-ce parce que ce terme, qui défnit toutes ombellifères, porte aussi des connotations que l'on invente librement : d'ombres, d'ombrelles, de belles et de féminités semblables et diverses s'avançant en procession protégée du soleil… ? 

Univers religieux évidemment – relié par le désir du Sacré et saisi comme une vision –, dans lequel la fleur reçoit, au cours de cette cérémonie réglée d'abjuration, le nom indicible que lui compose le parcours de ces images et une dimension sans doute développée dans la parenthèse finale.
  C'est comme si en effet cette fleur formulait ici et maintenant l'espace de l'infini et le temps de l'éternité. Alors peut-être nous permettra-t-on de reprendre le titre du recueil à la lumière de la phrase de Spinoza At nihilominus sentimus experimurque nos aeternos esse, telle qu'ainsi développée : Et néanmoins, et malgré tout, nous sentons et nous expérimentons, par et dans les choses et les limites mêmes de notre vie, que nous sommes éternels.

Pierre Campion
18 août 2003


* Le Petit Robert, à l'entrée du mot ombelle : « Mode d'inflorescence dans lequel les pédicelles insérés en un même point du pédoncule s'élèvent en divergeant pour disposer leurs fleurs dans un même plan, sur une même surface sphérique ou ellipsoïdale. »

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