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Jaccottet : une critique de l'image poétique.
Étude de littérature.

Mises en ligne du 26 juillet 2003 au 22 octobre 2003.
© : Pierre Campion, pour cette étude et pour les études de textes jointes en annexes.

Cette étude est un extrait du livre de Pierre Campion La Réalité du réel. Essai sur les raisons de la littérature, Presses Universitaires de Rennes, coll. Aesthetica, 2003, chap. III « Images de l'évidence », chapitre où elle accompagne des analyses sur Éluard, Hugo et Rimbaud.
Le texte ici retenu présente quelques légères modifications par rapport au texte original.

Lire en annexes sept études inédites sur les textes suivants :
Images plus fugaces…  J'ai de la peine à renoncer aux images…
Fleurs couleur bleue…  Le soir venu…
Ces paysages, j'y insiste… (prose) Les daucus, ou plus que jamais l'image
Encore des fleurs…


[Jaccottet :
une critique de l'image poétique]

En instituant des rapports faciles — et des raisons trop gratifiantes, trop humaines —, l'image peut « faire croire que l'on a découvert les secrètes structures du monde alors qu'on a simplement tiré le maximum d'effets de l'imprécision d'une expression[1] ». Ce n'est plus le réel qui brille mais la parole pour elle-même, le poème et le poète pour eux-mêmes. Mais surtout l'image médiatise l'immédiateté de l'évidence, et par là elle la trahit. Là où Jaccottet voudrait se borner à dire ou à laisser entendre « je vois » — et il y parvient souvent —, les images offusquent de leur propre éclat la pure et simple évidence des choses : le problème que Hugo résout comme sans y penser, qu'Éluard effleure et dépasse aussitôt (« Les mots ne mentent pas »), qui est intolérable à Rimbaud, comme on le verra, ce problème subsiste chez Jaccottet, de manière récurrente, bien qu'en des termes moins destructeurs que dans Rimbaud. C'est qu'il ne s'agit pas ici des choses mais encore une fois de leur présence, pas de ce qui est évident mais de son évidence en elle-même.

(Bonnefoy, de son côté, toujours en délicatesse avec l'image, presque aussi hostile à son égard qu'à celui du concept, et pour les mêmes raisons : l'un et l'autre manque la présence des choses.)

Ce que toute image tend à masquer, et même le mot récurrent de « la limite » le fait, qui l'évoque pourtant de manière si peu imagée et plutôt abstraite (autre danger, sur le front cette fois du concept…), c'est la propriété essentielle que revêt chaque chose de se dérober à toute prise dans une espèce de mutité pour ainsi dire intentionnelle et provocante. Dans le temps comme dans l'espace, dans l'autrefois comme dans l'ailleurs, mais au sein d'une expérience qui se produit toujours ici et maintenant, le réel se retire évidemment à nous et se signale à nous justement par là : l'expérience poétique de Jaccottet réside dans le sentiment de ce retrait manifesté. Vitres et toutes surfaces brillantes ; eaux et rivières ; herbe ; oiseaux, fleurs et fruits ; neige à l'horizon ; fin d'hiver ou champ d'octobre : le monde extérieur existe, sans profondeur mais non pas sans mystère. Et tout son mystère consiste dans cette existence vive qui dérobe en cette platitude le fait même de la chose et tout ce qui fait qu'elle est, la limite et l'illimité qui fait que c'est une limite. Loin de confisquer pour lui cette expérience qui pourtant le retient constamment et qu'il a portée à un haut degré de raffinement et d'originalité, Jaccottet en fait même le trait de la poésie moderne, certes diversement traité et quelquefois de manière peu satisfaisante à ses yeux : « On comprend […] de quelle sorte de réalisme il s'agit dans la poésie moderne ; non pas simplement d'un minutieux inventaire du visible, mais d'une attention si profonde au visible qu'elle finit nécessairement par se heurter à ses limites ; à l'illimité que le visible semble tantôt contenir, tantôt cacher, refuser ou révéler[2]. »

Mais s'il y a retrait, il y a mouvement, et par ce mouvement il y a du temps : de la durée, des événements, si discrets qu'ils soient, des personnages peut-être, des décisions et des actes, si peu théâtraux qu'ils soient : quelque chose (quelqu'un ?) joue à montrer et à dissimuler un secret, sur une scène modeste et qui n'aurait pas, elle non plus, d'arrière-scène. Si la présence est envisageable, c'est en tant qu'elle passe : comme certains animaux, nous ne voyons que ce qui bouge.

 

Pommes éparses

Sur l'aire du pommier

 

Vite !

Que la peau s'empourpre

Avant l'hiver !

 

Le poète s'étonne — et, en lui, l'esprit se saisit, selon son mouvement et son rythme, décomposés ici de manière presque démonstrative — d'un événement, qui justement ne touchait personne[3]. Ou plutôt de plusieurs événements, dont le poème en sa brièveté note pourtant, détaille et agrandit la succession et les articulations : voici que des pommes sont tombées, à la suite d'un incident quelconque, atmosphérique sans doute, que l'histoire ne rapporte pas (ô scène des classiques, qui épures l'histoire !) ; voici qu'elles dessinent par terre et par projection, par allusion, le volume en soi, désormais dépouillé (négligeable…), de certain pommier, considéré seul ; que ce pommier (ce redoublement du mot de pommes dans celui de pommier, et de leur consonne centrale : miracle réunissant cette espèce d'arbre, cette variété dans cette espèce et l'humeur de cette saison-ci, productrice de pommes, ou non justement !), que ce pommier donc portait des pommes, et ne les porte plus ; (un temps…) il faut faire quelque chose (comme on dit !) ; au moins faire un vœu (à défaut de ramasser ces fruits prématurés, dont on ne ferait rien en l'état) : en appeler à la nature spéciale de ces fruits-là et à la nature en général du temps, et à leur ouvrage commun de mûrissement, peut-être réalisable dans le délai qu'il lui reste (ô scène des tragiques, que clôt l'invocation !). Voilà donc, en telle occasion, le fait des choses et de leur mouvement dans leur durée, qui suffit à les manifester à une attention qu'il fallait réveiller, mais qui suffit aussi, en même temps, à les déporter d'elles-mêmes ; voilà le mouvement de l'esprit à l'égard des choses, et à l'égard de lui-même : cette attention presque imperceptible à lui-même qui friserait la complaisance, n'était cette ironie légère qui le déporte à son tour et le retire, et des choses, et de lui-même : de son inertie naturelle à l'égard de l'évidence comme telle, de ses pensées et de ses notions, élaborées, rodées, stabilisées depuis les débuts du néolithique : arbre, fruit, variété, saison, moment opportun/inopportun, vert/mûri/pourri, garder/gaspiller, agir/attendre, calculer/prier… Et ce jeu dans l'esthétique, qui trouve « une transaction secrète » entre notre théâtre national et le haïku… Et cette locution très légèrement imagée, par le battement imprimé au sens du vocable « aire » entre la surface plane où l'on écrase les épis et la notion des géomètres. Ce n'est ni ceci ni cela, bien que ce soit bien cela et ceci : une surface campagnarde où une bourrasque a battu indûment des pommes, un plan circulaire où l'on enferme telles choses concrètes, dans la fragile pensée de se les approprier quand même.

[…]

Pierre Campion

La Réalité du réel. Essai sur les raisons de la littérature
Presses Universitaires de Rennes, 2003, pp. 82-84.


NOTES

[1] La Promenade sous les arbres, Mermod, 1957, p. 114. Et, beaucoup plus tard : « Cédant ainsi au mouvement de l'esprit en quête d'analogies, on se laisse emporter vers une autre espèce de plaisir ou de beauté ; une fois de plus, il faut dire ensuite : ce n'était pas cela. C'était la terre, le bois, la verdure, le ciel ; la promenade, le répit d'un instant, un peu plus d'innocence » (La Semaison, Gallimard, 1984, pp. 116-117).

[2] L'Entretien des Muses, Gallimard, 1968, p. 304.

[3] Airs, dans Ph. Jaccottet, Poésie, Gallimard, coll. Poésie, p. 133.


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