RETOUR : Coups de cœur

 

Pierre Campion

Compte rendu du livre de Hédi Kaddour, Waltenberg.
Texte mis en ligne le 26 septembre 2005.
Une version courte de ce texte est parue dans la NRF d'avril 2006, n° 577.

© : Pierre Campion.

Voir par ailleurs, sur ce site, le compte rendu consacré aux deux livres d'Hédi Kaddour, Savoir-vivre, roman, et Les Pierres qui montent. Notes et croquis de l'année 2008, Gallimard, 2010.

 kaddour
Hédi Kaddour, Waltenberg, roman, Gallimard, 2005.


DÉFENSE ET ILLUSTRATION
DE LA FICTION FRANÇAISE

Waltenberg de Hédi Kaddour[1]

Pour Harald Wahler

C'est bien un premier roman, mais d'un écrivain qui, jusqu'ici, avait publié de la poésie et qui, apparemment, n'était pas non plus dans l'âge habituel des débuts en littérature. C'est un premier roman, mais on n'aura pas ici les thèmes des premiers romans : les effusions, les débuts dans la vie, les modes, les tics et les provocations de la dernière saison… C'est un livre de culture, mais gai, entraînant, léger ; ce n'est pas un roman d'avant-garde, même si l'auteur, par profession, connaît sûrement les avant et les arrière-gardes, littéraires et politiques, du présent et du passé. C'est un gros livre, mais qui se lit à toute allure.

Le propos, c'est l'Histoire de notre vingtième siècle, vue à travers des histoires. Des histoires presque innombrables : courtes, vives, souvent rigolotes, ou alors au tragique enlevé, ordonnées selon une composition à la fois lâchée et maîtrisée. Sept cents pages de l'histoire et de la culture européennes, ou plutôt du drame franco-allemand qui, cette fois-là, monta si vite aux extrêmes de deux guerres mondiales, et que Kaddour rapatrie en sa vraie région, la nôtre, et en son château imaginaire, le Waldhaus très Mitteleuropa de Waltenberg, en Suisse, dans les Grisons. Par un écrivain français, c'est de l'Allemagne qu'il est question, d'elle et de la France, de l'Amérique aussi et de l'Asie, de la Révolution russe et de la guerre froide, de la décolonisation…, mais tout cela rapporté au lien spécial de nos deux langues et de nos deux nations : dans Waltenberg, l'esprit malicieux de l'Histoire revient visiter l'un de ses foyers privilégiés.

Allegro

Septembre 1914, à Monfaubert (nom inventé ? plaisanterie sur le nom d'un illustre écrivain ?), quelque part près de la rive droite de la Marne. Venu chacun de son côté mais sans se connaître encore, Hans Kappler et Max Goffard, l'un dans l'action l'autre à l'écart (virtuel plutôt, en quelque sorte), participent à un engagement étrange, celui dans lequel un escadron français de dragons, remonté loin derrière les lignes allemandes, surprend et sabre, non sans de très lourdes pertes, le parc d'avions en bois et toile que les Allemands viennent de stationner provisoirement dans une vaste clairière. L'une des dernières charges de la cavalerie napoléonienne, contre les mitrailleuses les plus récentes et contre l'arme aérienne du futur, contre les machines gris tourterelle rêvées par les ingénieurs allemands. À la fin de cette guerre, Kappler et Goffard seront amis et les deux personnages principaux d'un récit qui en comprendra bien d'autres, mais déjà « le geai a cessé de crier. Hans a une pointe de sabre sur le ventre, un sabre à la courbe légère », Johann a été tué, avec qui Hans s'entretenait l'instant d'avant, paisiblement dans la clairière, de la belle Lena Hotspur, laquelle vient de le quitter… Tant de vide, dans lequel l'action se précipite : la guerre industrielle est vraiment commencée, et deux après-guerre se profilent ; Lena est retournée en Amérique, Johann est mort mais Max arrive, Lena reviendra (plus d'une fois et pas seulement en cantatrice et pour chanter du Schubert…), et Hans Kappler va devenir une sorte de Brecht. C'est parti.

Sept cents pages rapides, foisonnantes et denses, croisant des destins personnels et les événements du siècle, articulant des personnages fictifs ou réels et toutes sortes d'aventures : amours, intrigues, rivalités mortelles de philosophes et d'universitaires, espionnage ; une histoire d'ours ; mystères et révélations. Comment est mort Alain-Fournier, qui était le modèle du Clappique de La Condition humaine, qui manipula qui dans l'affaire des fusées de Cuba, comment la formule de l'eau lourde passa de l'Ouest à l'Est, qui plaça une taupe auprès d'un futur jeune Président de la République française et qui était cette taupe, comment un ambassadeur de France, Compagnon de la Libération, se voit confisquer ses bretelles dans un moment où il en aurait bien besoin, tout cela et bien d'autres choses encore nous l'apprendrons à bride abattue et comme sans y penser.

Dans ce mouvement, la phrase de Kaddour est la cellule mélodique de base. Tenue toujours, elle se lâche pourtant, elle tourne à tel instant, elle s'ébroue à construire un bref épisode et à le porter vers un autre, tout près de là ou bien cinq cents pages plus loin : mais puis-je le dire sans l'appuyer de quelques exemples ?

En route vers le colloque de Waltenberg (mars 1929), voici les pensées du journaliste Max Goffard :

Une vie de grand reporter, tu bois du champagne avec Van Ryssel qui possède un cinquième des aciéries d'Europe, tu déjeunes à la table de Duissard dont la banque détient une belle portion des actions de Van Ryssel, et tu as même acheté un chapeau en compagnie de Merken, à Fribourg, ça te fait une belle jambe, Merken te met la main sur l'épaule en disant c'est le bon choix je vais faire comme vous, Merken t'imite, un melon gris anthracite, nous avons les mêmes goûts, oui, mais ce n'est pas toi qui retournes prendre la plume pour écrire Qu'est-ce que la métaphysique ? Toi tu rentres au journal pisser de la copie et tu n'as rien fait de cette rencontre, tu as eu Bergson comme prof pendant deux ans et tu n'as rien fait de ça non plus, Merken il a au moins un chapeau, Max aime aussi Willy Münzenberg, l'un des hommes que Moscou ne manque jamais d'envoyer dans ce genre de réunion, et il y a aussi Hans, qui doute de tout et qui est le seul écrivain vraiment neuf de l'après-guerre, Max se souvient même du grain de peau des cuisses de madame de Valréas, leur égérie à tous, celle dont la volonté fait ces colloques, et tous ces gens aiment Max et veulent en être aimés. (p. 469-470)

Au long de cette rêverie morose, rien vraiment qui puisse nous surprendre dans notre idée des fréquentations d'un grand journaliste et de ses frustrations d'écrivain rentré, et, question technique du monologue intérieur, rien de renversant non plus, rien en somme que de très classique : Waltenberg n'est pas un roman expérimental. L'intérêt est ailleurs. Suivons la phrase, telle que coupée par ses virgules. Des mots sur lesquels on rebondit, des noms, fictifs sans doute, sans doute à clés, jusqu'à celui de Merken ou, plus précisément, jusqu'à tel point de la phrase où ce Merken qui, en compagnie de Max et le gratifiant d'un geste familier, acheta un certain chapeau à Fribourg, retourne à écrire Qu'est-ce que la métaphysique ? Là évidemment c'est Heidegger, dans une position cocasse, et juste avant que surviennent le nom de Bergson et puis celui de Münzenberg, un nom et une personne réels, communiste allemand et dirigeant peu stalinien du Komintern, un personnage romanesque et une carrière mystérieuse, sa mort en 1940, plus de dix ans après notre épisode, ne l'étant pas moins. Puis, passage par Hans Kappler et, sans prévenir, tel détail érotique concernant l'égérie du colloque. Telle est souvent la phrase de Kaddour, sinueuse mais très lisible, labile, à rebonds et sollicitant la vigilance du lecteur comme un cavalier celle de son cheval. Ainsi entendue et pratiquée, la phrase est une disposition indéfiniment variée de l'écrivain, une disposition organique à enregistrer les soubresauts du monde — autrement dit un trait principal de son style.

À plus long cours cette fois, et toujours dans la séquence « 1928. Le buste de Flaubert », pendant quelques pages suivons la conversation de Hans et de Max au jardin du Luxembourg. Dix ans bientôt qu'ils se connaissent et que chacun fait son chemin. C'est la première conversation que nous connaissions entre les deux hommes. Dans le jardin, la promenade est sinueuse, et l'entretien est délicat :

« Qu'est-ce que tu écris en ce moment ? »

C'est Max qui a posé la question, le souci de ce que fait l'autre, et qui va l'obliger à parler de ce qui lui fait mal.

C'est attentionné et cruel comme toutes les bonnes questions ; les deux hommes s'entendent bien, Hans est un angoissé, Max a de plus en plus le sentiment d'être un raté, surtout quand il est avec Hans, ils sont amis. Hans répond, en regardant le feuillage, qu'il écrit un journal, c'est tout, il a déjà publié quatre romans dont trois depuis la fin de la guerre ; il traduit aussi beaucoup de littérature française pour une maison de Stuttgart ; il est ce qu'on appelle un écrivain reconnu.

Max à nouveau :

« Tu as vraiment arrêté le roman ? » (p. 434)

D'abord la question, que, pour le lecteur, à cet instant, l'un ou l'autre des deux peut avoir posée. Puis celui qui pose la question, Max : il a l'initiative ; son intention est bonne, mais il est en position de force, mais il va faire mal, mais à qui va-t-il faire mal, à Hans ou à lui-même ? Aimerions-nous vraiment avoir à traduire en latin cette phrase-là, à choisir entre ei et sibi, entre le pronom direct et le pronom réfléchi ? Mais nous ne savons pas encore que nous aurions à choisir, et que nous ne devrons pas choisir. C'est le tableau de cette relation, à petites touches, qui va nous l'apprendre, qui va, mettant à nu ce qui leur fait mal à chacun, conduire à la deuxième question de Max, plus explicite, plus tendre et plus dure. Quatre voix : Max en direct, Max en indirect, Hans en indirect, et « l'auteur ». Dans ce combat en douceur et impitoyable, premier round pour Max. Sautons un passage.

Max, le journaliste, le conteur des bars, parlant de l'écrivain Jules Renard :

« […] il ne vit plus que pour son journal et il appelle cela être libre.

— Et toi, qu'est-ce que tu fais ? »

Hans a pris le coude de Max, à la française, il tente de mettre de la délicatesse dans sa question. (p. 435)

La question, le geste, le ton. Avantage à Hans. Encore quelques passages, puis :

[…] Hans, j'en ai marre du reportage, on voit trop ce qui arrive aux civils, ou alors le reportage sportif.

« Et tu n'as rien trouvé de mieux que de partir pour Shanghai juste après le Rif ? »

Max voulait se changer les idées, Shanghai, son bordel flottant, la première fois qu'il a lu ça dans le quotidien préféré de son père, Paris-Soir, il avait treize ans, il a pouffé, c'était au salon, avec des invités, il était dans son coin, il a pouffé. (p. 436)

C'est reparti. Une baffe, le piano, le reportage en Chine, la répression de Shanghai… Cependant Max a laissé entendre qu'il pense à écrire quelque chose, une histoire vraie, qui se passerait en Haute-Savoie. Et les voilà qui se mettent à parler ensemble un projet farfelu : Hans se chargerait des descriptions, de ce côté Flaubert qui ne plaît pas trop à son ami (tiens, en quelque recoin du Luxembourg, voici son buste !) et Max du récit… Et maintenant c'est l'histoire à deux voix (p. 438-459) des amours des parents d'Henri de Vèze, futur ambassadeur, qui, plus de quarante ans plus tard, lira une page du Grand Meaulnes à l'enterrement du grand écrivain Hans Kappler en présence du journaliste Max Goffard. Ils vont sortir du Luxembourg. Max voudrait bien que Hans l'accompagne à Bruxelles et Anvers où il s'en va faire une tournée des tableaux de James Ensor, en compagnie d'un jeune écrivain très prometteur : « […] du journalisme de combat, anticolonialiste, en plein Saigon, maintenant il est éditeur de livres d'art, il a déjà écrit un roman, très ambitieux le roman, Orient et Occident à bras-le-corps […] » (p. 460-461). « Hans n'a plus le temps, c'est ce qu'il dit à Max » (p. 462)[2]. Car, en fait, il a d'autres projets, partir en Amérique à la recherche de Lena. Qu'à cela ne tienne, ils se donnent rendez-vous pour dans six mois, au colloque de Waltenberg…

Le secret au fond très simple, mais en moins provocant que dans Céline ou dans Proust, c'est que tout cela est porté par et dans la même voix : l'écriture imite la parole — soit directement rapportée des personnages soit prise au sein du discours général qui est finalement la seule matière de ce livre —, elle imite le phrasé d'un parlé avec ses variations et inflexions, ses incidents et accidents, l'imprévisibilité de toute parole et la force qu'elle retire du corps prégnant qui la profère ; et l'intérêt spécial que suscite en tout homme qui écoute son semblable le danger imminent dans lequel se met celui qui se parle. L'ambition de Waltenberg, c'est que Kaddour se donne le projet de porter ce ton en ses variations pendant les sept cents pages de son livre. Rien déjà que cette énergie tout intérieure et les récits qu'elle produit fascinent son lecteur et lui font se poser la question que provoquent les vrais conteurs : mais où va-t-il chercher tout ça ? Question juste mais à laquelle il serait déraisonnable et vain d'essayer de répondre, puisque c'est justement celle qui fait qu'on lit jusqu'au bout les vrais romans.

Passer au roman

Cet allegro soutenu, mais varié de mille manières, c'est le signe d'un plaisir, l'indice d'un entraînement et de la joie d'y céder. Je ne sais pas ce qui a décidé Hédi Kaddour à passer au roman (ni à quel instant cela se fit, sous l'effet de quelle émotion, par quel incident, s'il faisait beau ou s'il neigeait, si son Lilstein lui apparut sur un boulevard comme à Giono son hussard) : mais voilà justement les questions que, commentateur censément rigoureux, on ne devrait pas se poser, que l'on se pose, et qui font qu'on lit Waltenberg ; car on sent bien que le poète des courts textes (et le chroniqueur de revues, et le professeur) a découvert une fois la séduction de la fiction et l'espèce d'ivresse d'un écrivain qui croit à la puissance effective de l'imaginaire, et de ses propres imaginations, d'abord sur lui-même. Certes il n'est pas un commentateur ni un étudiant, ni un théoricien de la littérature qui ne se plaise à reconnaître l'imagination d'un romancier et à en parler (c'est ce que je fais ici), à décomposer ses inventions et à déterminer ses significations, voire à la louer et même parfois à la dénoncer ; mais c'est comme certains journalistes sportifs ou quelque sévère moraliste, lesquels, n'ayant jamais marqué un but, tout en en parlant savamment ne laissent pas de s'étonner ou même de se scandaliser du plaisir de l'avant-centre à l'instant où le ballon secoue le fond des filets ; lui, Hédi Kaddour, il se livre à la fraîcheur et à la fantaisie, à l'arbitraire et aux jubilations de la fiction, et il se maintient en elle. Mais, comme son Max en mal de roman, sans doute n'est-ce pas sans redouter à chaque instant « le public que Max s'impose dans toute sa hargne, dans tout ce qui doit à ses yeux faire un vrai roman, le public qui est là chaque fois que Max enlève ou corrige un mot, qui lui dit : “Si tu crois que ça suffit !” » (p. 454-455).

(Dans un moment où il oubliait probablement qu'il avait créé son Roquentin, que sans doute il s'en était lui-même étonné et qu'il s'était quand même miré en lui, Sartre morigénait Mauriac et ses naïvetés de romancier à personnages. Cependant, plus tard et perdant confiance, il n'alla pas au bout de ses Chemins de la liberté puis, écrivant son Idiot de la famille, il arrêta l'enquête de psychanalyse existentielle au moment d'aborder Madame Bovary : il avait senti peut-être que les lettres de Flaubert à Louise Colet se suffisaient à elles-mêmes. Pourtant, pendant ce temps-là, quittant sa Critique de la raison dialectique et laissant en plan son Flaubert, avec Les Mots il tâchait de répondre, cette fois pour son propre compte mais se considérant apparemment sans complaisance, à la question « que peut-on savoir d'un homme aujourd'hui ? », et il se livrait avec fureur à la démolition de Poulou, produisant, avec une superbe inconséquence, de si grandes pages, toutes prêtes pour l'explication de texte à l'agrégation.)

Ainsi la question demeure-t-elle entière : qu'est-ce qui fait qu'un romancier passe des mois et des années à écrire un livre sur la seule confiance qu'il fait à la première vue de son histoire ? Et comment un romancier qui n'aurait pas cette conviction pourrait-il bien se faire lire ? Bien sûr, tous ceux qui croient obstinément à leur idée ne réalisent pas forcément une œuvre pérenne et parlant aux générations futures, mais c'est bien pourtant le pari qui est posé ici. L'avenir seul en décidera[3].

Hans, au début de la guerre, rêvant en même temps au retour de Lena et à son deuxième livre :

[…] il a le sentiment de n'avoir utilisé qu'une petite partie de ce qu'on peut faire avec un roman, après cette guerre il parlera à Lena de celui qu'il veut écrire, parler avec passion, cette fois ce sera le roman d'une famille, un roman total, avec le retour du monde dans le roman. Où a-t-elle pu disparaître ?

Il lui dira qu'il va se casser la figure, qu'il s'en moque, cela en vaut la peine, un grand récit, à la fois ce qui se passe dans la tête d'un personnage et ce qui se passe dans le monde, trouver le rythme pour montrer le courant même de la pensée, son nouveau type de monologue, un projet fou, un Français inconnu a déjà essayé la formule, il a appelé ça Les lauriers sont coupés, on peut faire beaucoup mieux, avec la prose du monde. (p. 31-32)

Derechef, en 2005 : du monde, qu'il existe ; des phrases comme prose du monde, telle qu'elle inscrit ses incidentes et ses surprises dans le soliloque de personnages et de l'auteur. Faire comme si rien n'avait été publié entre Desjardins et nous : ni Proust, ni Joyce, ni Woolf… Repartir de Hegel (die Prosa der Welt, la prose du monde), comme si Foucault n'avait pas repris l'expression et comme si Merleau-Ponty ne l'avait pas redéfinie en tant qu'une pensée nouvelle du monde formulée selon les inflexions d'un style[4] — mais y penser peut-être, y penser sans doute, y penser toujours…

Rhapsodique

Toute cette matière est fortement brassée et clairement scandée selon de vastes mouvements dont les titres sont des dates, successivement : 1914, 1956, 1978, 1965, 1928 et 1929, 1969, 1991. À chaque mouvement deux chapitres, au total quatorze chapitres. À chaque mouvement sa ou ses dominantes, qui nous font parcourir la période, d'ailleurs couramment retenue par les historiens, qui va de 1914 à la chute du Mur et à l'effondrement de l'empire soviétique — et en chacun des mouvements des allusions à tous les autres, des anticipations et des retours.

1914, sur l'évocation récurrente du combat de Monfaubert, l'ouverture : première description du Waldhaus, thèmes entrelacés de Hans, Lena et Max ; mise en place des traits qui les distingueront à l'ouïe et à l'imagination du lecteur : les grandes oreilles de Max et ses histoires, le Schubert de Lena, Hans en grand écrivain ; souvenirs d'avant-guerre, projections vers les après-guerres ; contrepoint d'un nom et d'une mort : ceux d'Alain-Fournier, destinés à revenir en 1969, aux obsèques de Kappler, en plein cimetière allemand. Absents encore, mais plus pour longtemps, les thèmes bientôt très en vue du « jeune Lilstein » et du « jeune Français[5] ».

1956 : Budapest, les pressions que le maître espion est-allemand Lilstein exerce sur Kappler et les nœuds qu'il va nouer avec sa taupe française.

1978 : les développements du complot et les perturbations que la taupe crée dans les services occidentaux.

1965 : retour à l'apogée du gaullisme en France, au thème de la décolonisation, aux voyages de Malraux et à son règne sur la culture.

1928-1929 : retour à la première rencontre de Hans Kappler et de Max Goffard, à celle de Goffard et de Malraux et au colloque de l'intelligentsia mondiale à Waltenberg.

1969 : De Gaulle et son ministre sont partis, on enterre Kappler, menaces sur la taupe et sur son maître espion, des nouvelles de tout le monde.

1991 : une étudiante réfléchit à la dissertation qu'elle doit rendre sous peu « La raison est-elle historique ? » ; on solde les aventures et les histoires ; les espions songent à passer la main : place aux jeunes !

Dépouiller une charge épique de son côté morceau de bravoure — mais conserver la force imaginaire de l'impact ; éviter la construction dramatique et la logique du tragique, remettre du mou dans l'Histoire et dans les histoires — mais selon la rigueur d'un schéma simple et dynamique (« Un homme rêve de retrouver une femme qu'il a aimée. Un maître espion cherche à recruter une taupe. Leurs chemins se croisent. Cela s'est passé au xxe siècle » quatrième de couverture) ; « dans un coin sombre et désaffecté du Luxembourg » (p. 439), saluer au passage un buste raté de Flaubert, mais se situer plutôt quelque part entre le Goethe des Faust et La Montagne magique, cette autre histoire qui se passait elle aussi du côté de Davos et qui s'achevait en 1914. Fini les symphonies héroïques, Kaddour n'entend pas donner au roman d'autre forme que rhapsodique : lâchée mais construite, carnavalesque et ironique.

L'esthétique des coïncidences

Revenons au moment premier de l'action, à Monfaubert, quand la charge des dragons se prépare dans une voie forestière :

Manœuvre de cavaliers, avec ses ordres à mi-voix […] : un retardataire de taille moyenne, mince, cheveux bruns, avec de grandes oreilles décollées, tente de prendre place parmi eux, il porte un nom propre conforme au cliché du Français qui veut voyager en première avec un billet de seconde et trois syllabes seulement, une pour le prénom, deux pour le nom, le strict minimum qui permet à un personnage de venir errer aux marges d'une scène mais ne l'autorise peut-être pas à s'avancer au premier rang de ce qui va être une des charges les plus glorieuses de la cavalerie française. (p. 18)

Premier crayon de Max. Mais c'est en fraudeur tout se suite repéré : inconnu à l'escadron. Au motif de « l'amitié qui doit naître entre lui et Hans, et qui s'étendra sur une bonne partie de ce siècle dont l'année 14 marque le baptême » (p. 20), cette silhouette de personnage essaie bien sûr de rencontrer Hans Kappler, présentement ligoté et bâillonné à l'écart de la clairière. Elle devra encore attendre, puisque, comme nous l'apprendrons plus tard, à cette heure-là le dragon Max Goffard combattait dans le coin où devait disparaître, quelques jours plus tard, Henri Fournier, dit Alain-Fournier : en fait, Hans et Max ne se seront rencontrés que le jour de l'Armistice, quand ils seront ensemble sortis de leurs trous, le premier citant Dom Juan dans un français parfait : « Échangeons du tabac, c'est la passion des honnêtes gens » (p. 433). Donc « le capitaine a fait repousser le retardataire au billet de seconde et aux grandes oreilles, Max Goffard, ce serait une trop grosse coïncidence que de le faire apparaître ici, pour la satisfaction d'une symétrie avec Hans » (p. 19). Sur le ton de Jacques le Fataliste et dans le respect ironique des lois romanesques de la vraisemblance, on fera donc que, à ce moment, le personnage de Max reste dans les possibles du récit. Cependant,

Max proteste, Hans et lui ont justement fait beaucoup de choses en coïncidence ces derniers temps, ils ne sont d'ailleurs pas les seuls à les avoir faites, et tout vient de là, la coïncidence.

S'il n'y avait pas eu des millions et des millions de coïncidences au cours de l'été 1914, la pittoresque scène qui se met en place aurait dû être remplacée par une partie de whist dans un salon à grands rideaux vert sombre ou le monologue d'un homme qui va s'endormir. (p. 19-20)

Ni Proust, ni Barbey (ni Balzac) : désormais le roman a perdu tous les modes et attributs de sa nécessité ancienne et notamment l'obligation rituelle de ces expositions souveraines où un monde se concentrait entre quelques êtres choisis, en vue d'un début, d'une continuation et d'une fin, ou même comme une architecture totalement enfermée dans un sujet qui se réveille et qui n'aurait plus qu'à la déplier à loisir : un certain soupçon est passé par là, et surtout de certains événements. Pour autant le roman n'a pas perdu toute nécessité : il se conforme à la seule loi paradoxale qui commande désormais l'Histoire et les histoires, celle des coïncidences — ne disons pas : des contingences.

Ainsi entendue, qu'est-ce que la coïncidence ? C'est le type de relations, c'est la rationalité magmatique que l'on observe entre les êtres et les choses lorsque, comme cela arriva à la veille de la première guerre mondiale, l'événement brasse et refond en bloc l'humanité entière : « Des molécules se tendent vers la lune pour une marée d'équinoxe. Et rares sont les humains qui restent en retrait comme celui qui s'est contenté de noter dans le journal qu'il tient 2 août 1914, l'Allemagne a déclaré la guerre à la Russie — Après-midi, piscine » (p. 22). Oui, décidément, celui-ci était bien seul comme Franz Kafka, car tous les autres, ce jour-là, ont à voir chacun avec chacun, et, au même moment, Max et Hans, eussent-ils chacun été farouchement opposés jusque là à la guerre, les voilà l'un et l'autre, à distance et sans se connaître, « se laissant porter derrière les drapeaux en agitant un canotier » (p. 22).

Ainsi la coïncidence est-elle le principe nouveau que la poétique du roman doit observer et la vraie raison de l'écriture rhapsodique : caractériser certains moments de l'Histoire, les détailler en histoires, c'est-à-dire en séquences, paragraphes et phrases, tous placés sous la responsabilité de plusieurs voix.

Longtemps avant de se rencontrer à la sortie de leurs trous d'hommes, Max et Hans vont donc se réunir, déjà mais seulement, dans les phrases du romancier, par exemple dans celle-ci :

Le jour de la déclaration de la guerre, Hans et Max se sont précipités pour défiler comme tout le monde, portés comme tout le monde, l'un à Berlin, l'autre à Paris, par la même vague de coïncidences et de fierté, chacun d'eux à la fois porté par la vague et additionnant lui-même sa propre petite force d'attraction à cette vague qui les porte tous. (p. 22)

Il y a là une zone imaginaire où quelqu'un pense ensemble ses personnages et les articule, non sans exercer à leur égard des choix, des appréciations, des prédilections. Car ce quelqu'un, « l'auteur », qu'il faut bien appeler Hédi Kaddour, dit « vous » à l'un d'entre eux et seulement à lui, à son « jeune Français », à sa taupe. Quelle reconnaissance particulière l'unit à lui, quelle connivence, quelles complicités ? Le titre du chapitre 14 et dernier reprend le mot que Maisie, l'étoile montante de la CIA (Ce que savait Maisie ?), a dit à la taupe après que celle-ci s'est découverte à l'Agence : « Nous ne vous avons jamais soupçonné » (p. 665). Dans l'ère du soupçon, l'auteur lui aussi s'avance masqué, méfiant, semant les leurres et les coïncidences et démentant toute supposition dès que formulée (quoi que vous lecteur pensiez à telle page et en effet non sans quelque apparence de raison, Waltenberg n'est ni l'Altenburg ni Tannenberg, et ceci n'est pas du Soljenitsyne ni du Malraux, ni du Stendhal, ni de l'Aragon, ni de l'Henry James, ni du Claude Simon, ni le « vous » qu'il y avait dans La Modification…), mais se livrant, de biais, vers la fin : la taupe dans le siècle, progressant dans et sous le couvert de son discours, serait-ce donc Hédi Kaddour ? Comme Nathalie Sarraute (mais il n'écrit pas comme elle !), il sent bien que les fictions demeurent insoupçonnables tant que l'auteur, les réinventant pour son propre compte, croit en elles.

Dans cette zone grise qu'il s'est ménagée, l'auteur se tient au côté de ses personnages (de la tranchée, Max voit son commandant à particule et son camarade Lazare s'éloigner ensemble sous le feu : « Max est sur le seuil, il regarde, tout chose, comme on peut aussi être tout chose en sachant que dans trente ans la femme de Lazare ne reviendra pas de Ravensbrück », p. 44). Posté là, il déploie son ironie et pratique ses allusions, qui sont justement l'une des formes esthétiques de la coïncidence, la littérature elle-même étant rebrassée par le siècle selon le même principe que la réalité historique ; cela sans que ces allusions fassent obligation au lecteur à être déchiffrées ni même à être détectées. Parce que les histoires, de même que l'Histoire, nous enveloppent sans que nous en ayons jamais le fin mot, ce livre de culture n'oblige pas à être savant.

Car c'est aussi la zone dévolue à l'arbitraire propre du lecteur, qui peut lire très bien les aventures des personnages sans décrypter toutes les allusions, mais qui peut aussi relever par lui-même ses propres coïncidences, non moins librement que l'auteur et sans avoir à lui en référer, par exemple : HK, c'est Hédi Kaddour, comme Hans Kappler, et la devise de l'escadron des dragons « L'occasion de resplendir » pourrait bien nous rappeler étrangement un vers de Jaccottet : « L'effacement soit ma façon de resplendir ». Car l'orgueil du poète n'est pas celui des dragons, ni même celui du romancier, quoique celui-ci donne des batailles pour l'esprit. Et puis, scrutant cet espace, le lecteur croit deviner, dans l'ombre portée ensemble par Max Goffard et par Hans Kappler, quelqu'un qui se pose la question de sa propre figure, de sa nature et de sa place : entre Kappler, « le grand écrivain », « un homme-siècle », suicidé pour finir, et Max, un Clappique (ou un Jacques) raconteur d'histoires à tout va, l'auteur se situe plutôt du côté de ce Max.

L'audace de la fiction

Il ne suffit pas de se dire que Waltenberg est un livre ambitieux. C'est un livre culotté. Déjà, et même si une découverte archéologique récente a apporté des éléments précis et sûrs, raconter la mort d'Alain-Fournier, et les tentatives d'enterrer la vérité à peine fut-elle acquise… Mais s'emparer d'une page des Antimémoires pour narrer comment, à Singapour, à la table choisie du consul de France, le journaliste Max Goffard, se posant en modèle du personnage de Clappique, s'applique à provoquer Malraux, pendant qu'un ami du ministre-écrivain s'efforce de faire du pied à l'une des invitées ; raconter les débuts, à la CIA, d'une jeune femme noire nommée Maisie, douée et résolue, exposer comment, autour d'un cassoulet de Toulouse servi à Washington, elle tranche des destins de Lilstein et de Lena, et retracer comment, sortie de son école à droits civiques, elle évince son collègue et mentor FT Walker ; portraiturer les participants de Davos (Briand sous son vrai nom, Gide en Édouard, Keynes en Maynes, Elisabeth Scharwzkopf en Elisabeth Stirnweiss, et tutti quanti…) et détailler, à sa manière tragi-comique, les péripéties de la fameuse controverse qui vit s'affronter Heidegger et Cassirer au printemps de 1929 (un moment de la pensée en Europe et dans le monde, en un lieu qui réunit encore périodiquement les élites mondiales de l'économie et de la politique !) ; transporter justement l'histoire mouvementée des colloques et forums de Davos dans les paysages et les pâtisseries de son Waltenberg et dans les couloirs et les chambres de son Waldhaus ; raconter ironiquement les aventures des maîtres espions d'Allemagne de l'Est : tout romancier qui croit en sa fiction est dans le secret des dieux et dans les petits papiers des « services ». Sur la route sifflant dans l'obscurité, de quoi donc aurait-il peur ?

La politique selon Waltenberg

La question du romancier, c'est : comment achever la rhapsodie ? C'est là où on l'attend, c'est là qu'il trouve le moyen de nous intriguer encore. C'est là que le sens du roman gagne toute son ampleur, en se prenant moins que jamais au tragique.

Septembre 1991 et soixante-dix sept ans après… Toujours avec l'ironie nécessaire, Kaddour réunit à Paris, ses deux espions survivants, Lilstein, qui craint fort de se faire arrêter, et la taupe française, devenue l'ami des Américains. L'élève a pris le dessus, il révèle à Lilstein tout l'envers de l'histoire contemporaine et, dans toute son ampleur, la tâche de régulation, comme ils disent, qu'ils ont menée entre l'Est et l'Ouest, à quelques seigneurs, Lena, Lilstein et lui-même, hantés par la crainte d'une troisième guerre et par l'idée d'une troisième rive. Pour l'heure, fasciné par un groupe de jeunes gens pleins de talent qui dissipent l'énergie au présent, celui qui était la taupe rêve de leur passer la main : les recruter, les former, les placer, comme lui-même le fut par « le jeune Lilstein », et comme celui-ci avait été initié aux grands classiques du marxisme par Kappler. Et puis notant les toutes nouvelles données que présentent la réunification allemande et la prépondérance de l'Amérique, mais repris par les vieux démons, il relance Lilstein : « Et même si je suis fou, n'oublions pas le plus urgent, votre salut, aujourd'hui Kohl est au zénith, une grosse Allemagne au centre de l'Europe, avec de l'argent pour acheter des terrains, Maisie n'aime pas du tout, vous auriez quelque chose sur monsieur Kohl ? » (p. 706 et fin du roman : dernière phrase, dernière virgule, dernier pieds au mur).

Illusions classiques d'hommes de l'ombre qui s'imaginent avoir mené le monde, fantasmes de vieux saisis par le spectacle poignant de la jeunesse, ressassements, dernières folies de comploteurs ? « Foutue l'aventure ! » dès 1965, Goffard l'avait bien dit (cependant « les belles femmes sont toujours là »). La question de l'Histoire et celle de la raison sont devenues un sujet de dissertation, auquel réfléchit une jeune étudiante, tandis que, sous ses yeux et sans qu'elle s'en doute, deux espions de haut vol ont grand peur d'être arrêtés. La raison est-elle historique ? « Sujet intéressant », comme on dit, et piégé comme de juste, mais qu'elle ne prend pas plus au tragique que ne le mérite l'exercice suprême de l'Université française. Sans aucun doute. Cependant…

Une symphonie, héroïque ou fantastique, avec ou sans chœurs, un Requiem allemand, ce serait simplement trop de sens. Ce que j'appelle rhapsodie, cette forme musicale non moins concertée qu'une symphonie mais plus décousue, cette composition donc, à sa manière, organise des points de fuite : le siècle n'est pas dépourvu de sens, mais c'est un sens fuyant ou même plutôt le sens en tant justement qu'il s'en va. Comme le genre romanesque au romancier, comme le réel au poète, le vingtième siècle se dérobe, c'est sa manière à lui de signifier, et c'est la forme de la fascination que le roman de l'Histoire exerce maintenant sur son romancier.

Parce que Waltenberg est bien une méditation sur l'Histoire et sur son genre inédit de rationalité, c'est aussi un livre sur la politique[6]. D'une certaine manière, quitté les vastes desseins qui prévalurent en d'autres temps ou qui amusèrent la galerie, ce roman expose le degré achevé auquel la politique a atteint à l'âge des coïncidences. Au départ, Lilstein est un jeune dirigeant communiste allemand, pris entre les camps nazis et les jeux mortels qui ont cours dans le Komintern. Son intelligence, son courage et sa chance — les qualités mêmes des héros de romans — lui servent d'abord simplement à survivre. Puis à imaginer et à poursuivre un projet méphistophélique : à organiser, en marge des gouvernements et même de leurs services et avec quelques autres personnalités du camp d'en face, un système de compensation qui consiste seulement à équilibrer les forces à tel moment, en aidant le plus faible, tantôt Lena tantôt lui-même trahissant son camp — quant à Kappler, il va de l'un à l'autre, mais en « grand écrivain », c'est-à-dire de manière inutile et finalement désespérée[7]. Telle est la forme ultime que prend la politique dans les années cinquante de ce siècle-là, telle elle fascine le romancier.

Il est possible que Hédi Kaddour, la personne privée, ne conçoive pas le renseignement comme la forme suprême de la politique, mais la fiction a ses raisons propres et ses entraînements. Même l'ironie ne suffit pas à désarmer ses séductions, car on ne peut ironiser que sur ce que l'on redoute, ce qui attire, ce que l'on comprend. Dans la fiction, l'ironie, c'est le mode retors de la conviction.

L'ère des coïncidences est-elle révolue ? Au seuil du xxie siècle, Waltenberg nous laisse sur la question de ce que sera désormais la politique.

Pierre Campion



[1] Je remercie Yves Treguer pour les conversations que nous avons eues à propos de ce livre.

[2] Voilà comment Kappler faillit rencontrer Malraux. Mais déjà nous devinons, par le chapitre précédent, que cette excursion du côté de la Belgique permit sans doute au futur auteur de La Condition humaine d'observer à loisir son personnage de Clappique, avant de subir ses vifs reproches, à Singapour, dans ce dîner où figurait aussi de Vèze.

[3] Tel ce vieil homme aux bobards de guerre que rencontre Max à la Noël 1915, tel le romancier : « […] ce vieux ne peut croire que ce qu'il croit lui-même pouvoir faire croire, si je lui dis que je n'y crois pas c'est foutu » (p. 33).

[4] Merleau-Ponty : « Le sens d'un livre est premièrement donné non tant par les idées, que par une variation systématique et insolite des modes du langage et du récit ou des formes littéraires existantes. Cet accent, cette modulation particulière de la parole […] est assimilée peu à peu par le lecteur et lui rend accessible une pensée à laquelle il était quelquefois indifférent ou même rebelle d'abord. […] Toute grande prose est aussi une recréation de l'instrument signifiant, désormais manié selon une syntaxe neuve » lettre de 1952 à M. Gueroult, citée dans Maurice Merleau-Ponty, La Prose du monde, avertissement de Cl. Lefort, Gallimard, coll. « Tel », p. III-IV. L'origine de l'expression « la prose du monde » se trouve dans Hegel (Cours d'esthétique, I, trad. J.-P. Lefebvre et V. von Schenck, Aubier, 1995, p. 202-203). Pour celui-ci, elle évoque la manière selon laquelle le monde apparaît « aussi bien à la conscience de chacun qu'à la conscience des autres, monde de la finitude et du changement, de l'intrication dans le relatif et du poids de la nécessité auquel l'individu singulier n'est pas en mesure de se soustraire ». Chez Hegel, cette métaphore exprime « la dépendance de l'existence singulière immédiate » à l'égard du monde, par opposition à l'idéalisation de la poésie.

[5] Quarante ans après le colloque de Waltenberg, à l'enterrement de Hans Kappler, une jeune femme de la troisième génération identifiera facilement Max et Lilstein : « J'ai une photo, vous êtes Max et vous Lilstein, ma mère m'a dit : Max Goffard, tu le reconnaîtras sans peine, ce sera à peu près le même que sur la photo, avec les grandes oreilles, l'autre, c'est ce grand adolescent, à côté d'eux, maintenant il doit avoir dans les cinquante-cinq ans, il sera certainement là, à côté de Max » (p. 548).

[6] Dans les coïncidences du lecteur, le personnage de Frédérique évoque par instants la personne et la pensée d'Hannah Arendt.

[7] Max, raconteur d'histoires et informateur à l'occasion, s'est éclipsé avec un chat dans les bras, et « personne ne l'a jamais revu ». Clappique comme jamais.


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