DÉFENSE ET ILLUSTRATION
DE LA FICTION FRANÇAISE
Waltenberg
de Hédi Kaddour
Pour Harald Wahler
C'est bien un premier roman, mais d'un écrivain qui, jusqu'ici,
avait publié de la poésie et qui, apparemment, n'était pas non plus dans l'âge
habituel des débuts en littérature. C'est un premier roman, mais on n'aura pas
ici les thèmes des premiers romans : les effusions, les débuts dans la
vie, les modes, les tics et les provocations de la dernière saison… C'est un
livre de culture, mais gai, entraînant, léger ; ce n'est pas un roman
d'avant-garde, même si l'auteur, par profession, connaît sûrement les avant et
les arrière-gardes, littéraires et politiques, du présent et du passé. C'est un
gros livre, mais qui se lit à toute allure.
Le propos, c'est l'Histoire de notre vingtième siècle, vue à
travers des histoires. Des histoires presque innombrables : courtes,
vives, souvent rigolotes, ou alors au tragique enlevé, ordonnées selon une
composition à la fois lâchée et maîtrisée. Sept cents pages de l'histoire et de
la culture européennes, ou plutôt du drame franco-allemand qui, cette fois-là,
monta si vite aux extrêmes de deux guerres mondiales, et que Kaddour rapatrie
en sa vraie région, la nôtre, et en son château imaginaire, le Waldhaus très Mitteleuropa de Waltenberg, en Suisse, dans les
Grisons. Par un écrivain français, c'est de l'Allemagne qu'il est question,
d'elle et de la France, de l'Amérique aussi et de l'Asie, de la Révolution
russe et de la guerre froide, de la décolonisation…, mais tout cela rapporté au
lien spécial de nos deux langues et de nos deux nations : dans Waltenberg, l'esprit malicieux de l'Histoire revient visiter
l'un de ses foyers privilégiés.
Allegro
Septembre 1914, à Monfaubert (nom inventé ? plaisanterie
sur le nom d'un illustre écrivain ?), quelque part près de la rive droite
de la Marne. Venu chacun de son côté mais sans se connaître encore, Hans
Kappler et Max Goffard, l'un dans l'action l'autre à l'écart (virtuel plutôt,
en quelque sorte), participent à un engagement étrange, celui dans lequel un
escadron français de dragons, remonté loin derrière les lignes allemandes,
surprend et sabre, non sans de très lourdes pertes, le parc d'avions en bois et
toile que les Allemands viennent de stationner provisoirement dans une vaste
clairière. L'une des dernières charges de la cavalerie napoléonienne, contre
les mitrailleuses les plus récentes et contre l'arme aérienne du futur, contre
les machines gris tourterelle rêvées par les ingénieurs allemands. À la fin de
cette guerre, Kappler et Goffard seront amis et les deux personnages principaux
d'un récit qui en comprendra bien d'autres, mais déjà « le geai a cessé de
crier. Hans a une pointe de sabre sur le ventre, un sabre à la courbe légère »,
Johann a été tué, avec qui Hans s'entretenait l'instant d'avant, paisiblement
dans la clairière, de la belle Lena Hotspur, laquelle vient de le quitter… Tant
de vide, dans lequel l'action se précipite : la guerre industrielle est
vraiment commencée, et deux après-guerre se profilent ; Lena est retournée
en Amérique, Johann est mort mais Max arrive, Lena reviendra (plus d'une fois
et pas seulement en cantatrice et pour chanter du Schubert…), et Hans Kappler
va devenir une sorte de Brecht. C'est parti.
Sept cents pages rapides, foisonnantes et denses, croisant des
destins personnels et les événements du siècle, articulant des personnages
fictifs ou réels et toutes sortes d'aventures : amours, intrigues,
rivalités mortelles de philosophes et d'universitaires, espionnage ; une
histoire d'ours ; mystères et révélations. Comment est mort
Alain-Fournier, qui était le modèle du Clappique de La Condition humaine, qui manipula qui dans l'affaire des fusées de Cuba,
comment la formule de l'eau lourde passa de l'Ouest à l'Est, qui plaça une
taupe auprès d'un futur jeune Président de la République française et qui était
cette taupe, comment un ambassadeur de France, Compagnon de la Libération, se
voit confisquer ses bretelles dans un moment où il en aurait bien besoin, tout
cela et bien d'autres choses encore nous l'apprendrons à bride abattue et comme
sans y penser.
Dans ce mouvement, la phrase de Kaddour est la cellule mélodique
de base. Tenue toujours, elle se lâche pourtant, elle tourne à tel instant,
elle s'ébroue à construire un bref épisode et à le porter vers un autre, tout
près de là ou bien cinq cents pages plus loin : mais puis-je le dire sans
l'appuyer de quelques exemples ?
En route vers le colloque de Waltenberg (mars 1929), voici les
pensées du journaliste Max Goffard :
Une vie de grand reporter, tu bois du champagne avec Van
Ryssel qui possède un cinquième des aciéries d'Europe, tu déjeunes à la table
de Duissard dont la banque détient une belle portion des actions de Van Ryssel,
et tu as même acheté un chapeau en compagnie de Merken, à Fribourg, ça te fait
une belle jambe, Merken te met la main sur l'épaule en disant c'est le bon
choix je vais faire comme vous, Merken t'imite, un melon gris anthracite, nous
avons les mêmes goûts, oui, mais ce n'est pas toi qui retournes prendre la
plume pour écrire Qu'est-ce que la métaphysique ? Toi tu rentres au journal pisser de la copie et tu
n'as rien fait de cette rencontre, tu as eu Bergson comme prof pendant deux ans
et tu n'as rien fait de ça non plus, Merken il a au moins un chapeau, Max aime
aussi Willy Münzenberg, l'un des hommes que Moscou ne manque jamais d'envoyer
dans ce genre de réunion, et il y a aussi Hans, qui doute de tout et qui est le
seul écrivain vraiment neuf de l'après-guerre, Max se souvient même du grain de
peau des cuisses de madame de Valréas, leur égérie à tous, celle dont la
volonté fait ces colloques, et tous ces gens aiment Max et veulent en être
aimés. (p. 469-470)
Au long de cette rêverie morose, rien vraiment qui puisse nous
surprendre dans notre idée des fréquentations d'un grand journaliste et de ses
frustrations d'écrivain rentré, et, question technique du monologue intérieur,
rien de renversant non plus, rien en somme que de très classique : Waltenberg n'est pas un roman expérimental. L'intérêt est
ailleurs. Suivons la phrase, telle que coupée par ses virgules. Des mots sur
lesquels on rebondit, des noms, fictifs sans doute, sans doute à clés, jusqu'à
celui de Merken ou, plus précisément, jusqu'à tel point de la phrase où ce
Merken qui, en compagnie de Max et le gratifiant d'un geste familier, acheta un
certain chapeau à Fribourg, retourne à écrire Qu'est-ce que la
métaphysique ? Là évidemment c'est
Heidegger, dans une position cocasse, et juste avant que surviennent le nom de
Bergson et puis celui de Münzenberg, un nom et une personne réels, communiste
allemand et dirigeant peu stalinien du Komintern, un personnage romanesque et
une carrière mystérieuse, sa mort en 1940, plus de dix ans après notre épisode,
ne l'étant pas moins. Puis, passage par Hans Kappler et, sans prévenir, tel
détail érotique concernant l'égérie du colloque. Telle est souvent la phrase de
Kaddour, sinueuse mais très lisible, labile, à rebonds et sollicitant la
vigilance du lecteur comme un cavalier celle de son cheval. Ainsi entendue et
pratiquée, la phrase est une disposition indéfiniment variée de l'écrivain, une
disposition organique à enregistrer les soubresauts du monde — autrement
dit un trait principal de son style.
À plus long cours cette fois, et toujours dans la séquence
« 1928. Le buste de Flaubert », pendant quelques pages suivons la
conversation de Hans et de Max au jardin du Luxembourg. Dix ans bientôt qu'ils se
connaissent et que chacun fait son chemin. C'est la première conversation que
nous connaissions entre les deux hommes. Dans le jardin, la promenade est
sinueuse, et l'entretien est délicat :
« Qu'est-ce
que tu écris en ce moment ? »
C'est Max qui a posé la question, le
souci de ce que fait l'autre, et qui va l'obliger à parler de ce qui lui fait
mal.
C'est attentionné et cruel comme
toutes les bonnes questions ; les deux hommes s'entendent bien, Hans est
un angoissé, Max a de plus en plus le sentiment d'être un raté, surtout quand
il est avec Hans, ils sont amis. Hans répond, en regardant le feuillage, qu'il
écrit un journal, c'est tout, il a déjà publié quatre romans dont trois depuis
la fin de la guerre ; il traduit aussi beaucoup de littérature française
pour une maison de Stuttgart ; il est ce qu'on appelle un écrivain
reconnu.
Max à nouveau :
« Tu as vraiment arrêté le
roman ? » (p. 434)
D'abord la question, que, pour le lecteur, à cet instant, l'un
ou l'autre des deux peut avoir posée. Puis celui qui pose la question,
Max : il a l'initiative ; son intention est bonne, mais il est en
position de force, mais il va faire mal, mais à qui va-t-il faire mal, à Hans
ou à lui-même ? Aimerions-nous vraiment avoir à traduire en latin cette
phrase-là, à choisir entre ei et sibi, entre le pronom direct et le pronom réfléchi ?
Mais nous ne savons pas encore que nous aurions à choisir, et que nous ne
devrons pas choisir. C'est le tableau de cette relation, à petites touches, qui
va nous l'apprendre, qui va, mettant à nu ce qui leur fait mal à chacun,
conduire à la deuxième question de Max, plus explicite, plus tendre et plus
dure. Quatre voix : Max en direct, Max en indirect, Hans en indirect, et
« l'auteur ». Dans ce combat en douceur et impitoyable, premier round pour Max. Sautons un passage.
Max, le journaliste, le conteur des bars, parlant de l'écrivain
Jules Renard :
« […] il
ne vit plus que pour son journal et il appelle cela être libre.
— Et toi, qu'est-ce que tu
fais ? »
Hans a pris le coude de Max, à la française, il tente de
mettre de la délicatesse dans sa question. (p. 435)
La question, le geste, le ton. Avantage à Hans. Encore quelques
passages, puis :
[…] Hans,
j'en ai marre du reportage, on voit trop ce qui arrive aux civils, ou alors le
reportage sportif.
« Et tu n'as rien trouvé de
mieux que de partir pour Shanghai juste après le Rif ? »
Max voulait se changer les idées,
Shanghai, son bordel flottant, la première fois qu'il a lu ça dans le quotidien
préféré de son père, Paris-Soir, il
avait treize ans, il a pouffé, c'était au salon, avec des invités, il était
dans son coin, il a pouffé. (p. 436)
C'est reparti. Une baffe, le piano, le reportage en
Chine, la répression de Shanghai… Cependant Max a laissé entendre qu'il pense à
écrire quelque chose, une histoire vraie, qui se passerait en Haute-Savoie. Et
les voilà qui se mettent à parler ensemble un projet farfelu : Hans se
chargerait des descriptions, de ce côté Flaubert qui ne plaît pas trop à son
ami (tiens, en quelque recoin du Luxembourg, voici son buste !) et Max du
récit… Et maintenant c'est l'histoire à deux voix (p. 438-459) des amours
des parents d'Henri de Vèze, futur ambassadeur, qui, plus de quarante ans plus
tard, lira une page du Grand Meaulnes à
l'enterrement du grand écrivain Hans Kappler en présence du journaliste Max
Goffard. Ils vont sortir du Luxembourg. Max voudrait bien que Hans l'accompagne
à Bruxelles et Anvers où il s'en va faire une tournée des tableaux de James
Ensor, en compagnie d'un jeune écrivain très prometteur : « […] du
journalisme de combat, anticolonialiste, en plein Saigon, maintenant il est
éditeur de livres d'art, il a déjà écrit un roman, très ambitieux le roman,
Orient et Occident à bras-le-corps […] » (p. 460-461). « Hans
n'a plus le temps, c'est ce qu'il dit à Max » (p. 462).
Car, en fait, il a d'autres projets, partir en Amérique à la recherche de Lena.
Qu'à cela ne tienne, ils se donnent rendez-vous pour dans six mois, au colloque
de Waltenberg…
Le secret au fond très simple, mais en moins provocant que dans
Céline ou dans Proust, c'est que tout cela est porté par et dans la même
voix : l'écriture imite la parole — soit directement rapportée des
personnages soit prise au sein du discours général qui est finalement la seule
matière de ce livre —, elle imite le phrasé d'un parlé avec ses variations
et inflexions, ses incidents et accidents, l'imprévisibilité de toute parole et
la force qu'elle retire du corps prégnant qui la profère ; et l'intérêt
spécial que suscite en tout homme qui écoute son semblable le danger imminent
dans lequel se met celui qui se parle. L'ambition de Waltenberg, c'est que Kaddour se donne le projet de porter ce
ton en ses variations pendant les sept cents pages de son livre. Rien déjà que
cette énergie tout intérieure et les récits qu'elle produit fascinent son
lecteur et lui font se poser la question que provoquent les vrais conteurs :
mais où va-t-il chercher tout ça ? Question juste mais à laquelle il
serait déraisonnable et vain d'essayer de répondre, puisque c'est justement
celle qui fait qu'on lit jusqu'au bout les vrais romans.
Passer au roman
Cet allegro soutenu, mais
varié de mille manières, c'est le signe d'un plaisir, l'indice d'un
entraînement et de la joie d'y céder. Je ne sais pas ce qui a décidé Hédi Kaddour à passer au roman (ni à quel instant
cela se fit, sous l'effet de quelle émotion, par quel incident, s'il faisait
beau ou s'il neigeait, si son Lilstein lui apparut sur un boulevard comme à
Giono son hussard) : mais voilà justement les questions que, commentateur
censément rigoureux, on ne devrait pas se poser, que l'on se pose, et qui font
qu'on lit Waltenberg ; car
on sent bien que le poète des courts textes (et le chroniqueur de revues, et le
professeur) a découvert une fois la séduction de la fiction et l'espèce
d'ivresse d'un écrivain qui croit à la puissance effective de l'imaginaire, et
de ses propres imaginations, d'abord sur lui-même. Certes il n'est pas un
commentateur ni un étudiant, ni un théoricien de la littérature qui ne se
plaise à reconnaître l'imagination d'un romancier et à en parler (c'est ce que
je fais ici), à décomposer ses inventions et à déterminer ses significations,
voire à la louer et même parfois à la dénoncer ; mais c'est comme certains
journalistes sportifs ou quelque sévère moraliste, lesquels, n'ayant jamais
marqué un but, tout en en parlant savamment ne laissent pas de s'étonner ou
même de se scandaliser du plaisir de l'avant-centre à l'instant où le ballon
secoue le fond des filets ; lui, Hédi Kaddour, il se livre à la fraîcheur
et à la fantaisie, à l'arbitraire et aux jubilations de la fiction, et il se
maintient en elle. Mais, comme son Max en mal de roman, sans doute n'est-ce pas
sans redouter à chaque instant « le public que Max s'impose dans toute sa
hargne, dans tout ce qui doit à ses yeux faire un vrai roman, le public qui est
là chaque fois que Max enlève ou corrige un mot, qui lui dit : “Si tu
crois que ça suffit !” » (p. 454-455).
(Dans un moment où il oubliait probablement qu'il avait créé son
Roquentin, que sans doute il s'en était lui-même étonné et qu'il s'était quand
même miré en lui, Sartre morigénait Mauriac et ses naïvetés de romancier à
personnages. Cependant, plus tard et perdant confiance, il n'alla pas au bout
de ses Chemins de la liberté puis,
écrivant son Idiot de la famille,
il arrêta l'enquête de psychanalyse existentielle au moment d'aborder Madame
Bovary : il avait senti peut-être que
les lettres de Flaubert à Louise Colet se suffisaient à elles-mêmes. Pourtant,
pendant ce temps-là, quittant sa Critique de la raison dialectique et laissant en plan son Flaubert, avec Les
Mots il tâchait de répondre, cette fois
pour son propre compte mais se considérant apparemment sans complaisance, à la
question « que peut-on savoir d'un homme aujourd'hui ? », et il
se livrait avec fureur à la démolition de Poulou, produisant, avec une superbe
inconséquence, de si grandes pages, toutes prêtes pour l'explication de texte à
l'agrégation.)
Ainsi la question demeure-t-elle entière : qu'est-ce
qui fait qu'un romancier passe des mois et des années à écrire un livre sur la
seule confiance qu'il fait à la première vue de son histoire ? Et comment
un romancier qui n'aurait pas cette conviction pourrait-il bien se faire
lire ? Bien sûr, tous ceux qui croient obstinément à leur idée ne
réalisent pas forcément une œuvre pérenne et parlant aux générations futures,
mais c'est bien pourtant le pari qui est posé ici. L'avenir seul en décidera.
Hans, au début de la guerre, rêvant en même temps au retour de
Lena et à son deuxième livre :
[…] il a le
sentiment de n'avoir utilisé qu'une petite partie de ce qu'on peut faire avec
un roman, après cette guerre il parlera à Lena de celui qu'il veut écrire,
parler avec passion, cette fois ce sera le roman d'une famille, un roman total,
avec le retour du monde dans le roman. Où a-t-elle pu disparaître ?
Il lui dira qu'il va se casser la
figure, qu'il s'en moque, cela en vaut la peine, un grand récit, à la fois ce
qui se passe dans la tête d'un personnage et ce qui se passe dans le monde,
trouver le rythme pour montrer le courant même de la pensée, son nouveau type
de monologue, un projet fou, un Français inconnu a déjà essayé la formule, il a
appelé ça Les lauriers sont coupés, on
peut faire beaucoup mieux, avec la prose du monde. (p. 31-32)
Derechef, en 2005 : du monde, qu'il existe ; des
phrases comme prose du monde, telle qu'elle inscrit ses incidentes et ses surprises
dans le soliloque de personnages et de l'auteur. Faire comme si rien n'avait été publié entre Desjardins et
nous : ni Proust, ni Joyce, ni Woolf… Repartir de Hegel (die Prosa der Welt, la prose du monde), comme si
Foucault n'avait pas repris l'expression et comme si Merleau-Ponty ne l'avait
pas redéfinie en tant qu'une pensée nouvelle du monde formulée selon les
inflexions d'un style
— mais y penser peut-être, y penser sans doute, y penser toujours…
Rhapsodique
Toute cette matière est fortement brassée et clairement scandée
selon de vastes mouvements dont les titres sont des dates,
successivement : 1914, 1956, 1978, 1965, 1928 et 1929, 1969, 1991. À
chaque mouvement deux chapitres, au total quatorze chapitres. À chaque
mouvement sa ou ses dominantes, qui nous font parcourir la période, d'ailleurs
couramment retenue par les historiens, qui va de 1914 à la chute du Mur et à
l'effondrement de l'empire soviétique — et en chacun des mouvements des
allusions à tous les autres, des anticipations et des retours.
1914, sur l'évocation récurrente du combat de Monfaubert,
l'ouverture : première description du Waldhaus, thèmes entrelacés de Hans, Lena et Max ; mise
en place des traits qui les distingueront à l'ouïe et à l'imagination du
lecteur : les grandes oreilles de Max et ses histoires, le Schubert de
Lena, Hans en grand écrivain ; souvenirs d'avant-guerre, projections vers
les après-guerres ; contrepoint d'un nom et d'une mort : ceux
d'Alain-Fournier, destinés à revenir en 1969, aux obsèques de Kappler, en plein
cimetière allemand. Absents encore, mais plus pour longtemps, les thèmes
bientôt très en vue du « jeune Lilstein » et du « jeune Français ».
1956 : Budapest, les pressions que le maître espion
est-allemand Lilstein exerce sur Kappler et les nœuds qu'il va nouer avec sa
taupe française.
1978 : les développements du complot et les perturbations
que la taupe crée dans les services occidentaux.
1965 : retour à l'apogée du gaullisme en France, au thème
de la décolonisation, aux voyages de Malraux et à son règne sur la culture.
1928-1929 : retour à la première rencontre de Hans Kappler
et de Max Goffard, à celle de Goffard et de Malraux et au colloque de
l'intelligentsia mondiale à Waltenberg.
1969 : De Gaulle et son ministre sont partis, on enterre
Kappler, menaces sur la taupe et sur son maître espion, des nouvelles de
tout le monde.
1991 : une étudiante réfléchit à la dissertation qu'elle
doit rendre sous peu « La raison est-elle historique ? » ;
on solde les aventures et les histoires ; les espions songent à passer la
main : place aux jeunes !
Dépouiller une charge épique de son côté morceau de bravoure
— mais conserver la force imaginaire de l'impact ; éviter la
construction dramatique et la logique du tragique, remettre du mou dans
l'Histoire et dans les histoires — mais selon la rigueur d'un schéma
simple et dynamique (« Un homme rêve de retrouver une femme qu'il a aimée.
Un maître espion cherche à recruter une taupe. Leurs chemins se croisent. Cela
s'est passé au xxe
siècle » quatrième de couverture) ; « dans un coin sombre et
désaffecté du Luxembourg » (p. 439), saluer au passage un buste raté de
Flaubert, mais se situer plutôt quelque part entre le Goethe des Faust et La Montagne magique, cette autre histoire qui se passait elle aussi du
côté de Davos et qui s'achevait en 1914. Fini les symphonies héroïques, Kaddour
n'entend pas donner au roman d'autre forme que rhapsodique : lâchée mais
construite, carnavalesque et ironique.
L'esthétique des coïncidences
Revenons au moment premier de l'action,
à Monfaubert, quand la charge des dragons se prépare dans une voie
forestière :
Manœuvre de cavaliers, avec ses ordres à mi-voix […] :
un retardataire de taille moyenne, mince, cheveux bruns, avec de grandes
oreilles décollées, tente de prendre place parmi eux, il porte un nom propre
conforme au cliché du Français qui veut voyager en première avec un billet de
seconde et trois syllabes seulement, une pour le prénom, deux pour le nom, le
strict minimum qui permet à un personnage de venir errer aux marges d'une scène
mais ne l'autorise peut-être pas à s'avancer au premier rang de ce qui va être
une des charges les plus glorieuses de la cavalerie française. (p. 18)
Premier crayon de Max. Mais c'est en fraudeur tout se suite
repéré : inconnu à l'escadron. Au motif de « l'amitié qui doit naître
entre lui et Hans, et qui s'étendra sur une bonne partie de ce siècle dont
l'année 14 marque le baptême » (p. 20), cette silhouette de
personnage essaie bien sûr de rencontrer Hans Kappler, présentement ligoté et
bâillonné à l'écart de la clairière. Elle devra encore attendre, puisque, comme
nous l'apprendrons plus tard, à cette heure-là le dragon Max Goffard combattait
dans le coin où devait disparaître, quelques jours plus tard, Henri Fournier,
dit Alain-Fournier : en fait, Hans et Max ne se seront rencontrés que le
jour de l'Armistice, quand ils seront ensemble sortis de leurs trous, le
premier citant Dom Juan dans un français
parfait : « Échangeons du tabac, c'est la passion des honnêtes
gens » (p. 433). Donc « le capitaine a fait repousser le
retardataire au billet de seconde et aux grandes oreilles, Max Goffard, ce
serait une trop grosse coïncidence
que de le faire apparaître ici, pour la satisfaction d'une symétrie avec
Hans » (p. 19). Sur le ton de Jacques le Fataliste et dans le respect ironique des lois romanesques de
la vraisemblance, on fera donc que, à ce moment, le personnage de Max reste
dans les possibles du récit. Cependant,
Max proteste,
Hans et lui ont justement fait beaucoup de choses en coïncidence ces derniers temps, ils ne sont d'ailleurs pas les
seuls à les avoir faites, et tout vient de là, la coïncidence.
S'il n'y avait pas eu des millions et
des millions de coïncidences au cours de l'été 1914, la pittoresque scène qui
se met en place aurait dû être remplacée par une partie de whist dans un salon
à grands rideaux vert sombre ou le monologue d'un homme qui va s'endormir.
(p. 19-20)
Ni Proust, ni Barbey (ni Balzac) : désormais le roman a
perdu tous les modes et attributs de sa nécessité ancienne et notamment
l'obligation rituelle de ces expositions souveraines où un monde se concentrait
entre quelques êtres choisis, en vue d'un début, d'une continuation et d'une
fin, ou même comme une architecture totalement enfermée dans un sujet qui se
réveille et qui n'aurait plus qu'à la déplier à loisir : un certain
soupçon est passé par là, et surtout de certains événements. Pour autant le
roman n'a pas perdu toute nécessité : il se conforme à la seule loi
paradoxale qui commande désormais l'Histoire et les histoires, celle des
coïncidences — ne disons pas : des contingences.
Ainsi entendue, qu'est-ce que la coïncidence ? C'est le
type de relations, c'est la rationalité magmatique que l'on observe entre les
êtres et les choses lorsque, comme cela arriva à la veille de la première
guerre mondiale, l'événement brasse et refond en bloc l'humanité entière :
« Des molécules se tendent vers la lune pour une marée d'équinoxe. Et
rares sont les humains qui restent en retrait comme celui qui s'est contenté de
noter dans le journal qu'il tient 2 août 1914, l'Allemagne a déclaré la
guerre à la Russie — Après-midi, piscine »
(p. 22). Oui, décidément, celui-ci était bien seul comme Franz
Kafka, car tous les autres, ce jour-là, ont
à voir chacun avec chacun, et, au même moment, Max et Hans, eussent-ils chacun
été farouchement opposés jusque là à la guerre, les voilà l'un et l'autre, à
distance et sans se connaître, « se laissant porter derrière les drapeaux
en agitant un canotier » (p. 22).
Ainsi la coïncidence est-elle le principe nouveau que la
poétique du roman doit observer et la vraie raison de l'écriture
rhapsodique : caractériser certains moments de l'Histoire, les détailler
en histoires, c'est-à-dire en séquences, paragraphes et phrases, tous placés
sous la responsabilité de plusieurs voix.
Longtemps avant de se rencontrer à la sortie de leurs trous
d'hommes, Max et Hans vont donc se réunir, déjà mais seulement, dans les
phrases du romancier, par exemple dans celle-ci :
Le jour de la déclaration de la guerre, Hans et Max se sont
précipités pour défiler comme tout le monde, portés comme tout le monde, l'un à
Berlin, l'autre à Paris, par la même vague de coïncidences et de fierté, chacun
d'eux à la fois porté par la vague et additionnant lui-même sa propre petite
force d'attraction à cette vague qui les porte tous. (p. 22)
Il y a là une zone imaginaire où quelqu'un pense ensemble
ses personnages et les articule, non sans exercer à leur égard des choix,
des appréciations, des prédilections. Car ce quelqu'un, « l'auteur »,
qu'il faut bien appeler Hédi Kaddour, dit « vous » à l'un d'entre eux
et seulement à lui, à son « jeune Français », à sa taupe. Quelle
reconnaissance particulière l'unit à lui, quelle connivence, quelles
complicités ? Le titre du chapitre 14 et dernier reprend le mot que
Maisie, l'étoile montante de la CIA (Ce que savait Maisie ?), a dit à la taupe après que celle-ci s'est
découverte à l'Agence : « Nous ne vous avons jamais soupçonné »
(p. 665). Dans l'ère du soupçon, l'auteur lui aussi s'avance masqué,
méfiant, semant les leurres et les coïncidences et démentant toute supposition
dès que formulée (quoi que vous
lecteur pensiez à telle page et en effet non sans quelque apparence de raison,
Waltenberg n'est ni l'Altenburg ni Tannenberg, et ceci n'est pas du Soljenitsyne
ni du Malraux, ni du Stendhal, ni de l'Aragon, ni de l'Henry James, ni du
Claude Simon, ni le « vous » qu'il y avait dans La
Modification…), mais se livrant, de biais,
vers la fin : la taupe dans le siècle, progressant dans et sous le couvert
de son discours, serait-ce donc Hédi Kaddour ? Comme Nathalie Sarraute
(mais il n'écrit pas comme elle !), il sent bien que les fictions
demeurent insoupçonnables tant que l'auteur, les réinventant pour son propre
compte, croit en elles.
Dans cette zone grise qu'il s'est ménagée, l'auteur se tient au
côté de ses personnages (de la tranchée, Max voit son commandant à particule et
son camarade Lazare s'éloigner ensemble sous le feu : « Max est sur
le seuil, il regarde, tout chose, comme on peut aussi être tout chose en
sachant que dans trente ans la femme de Lazare ne reviendra pas de
Ravensbrück », p. 44). Posté là, il déploie son ironie et pratique
ses allusions, qui sont justement l'une des formes esthétiques de la
coïncidence, la littérature elle-même étant rebrassée par le siècle selon le
même principe que la réalité historique ; cela sans que ces allusions
fassent obligation au lecteur à être déchiffrées ni même à être détectées.
Parce que les histoires, de même que l'Histoire, nous enveloppent sans que nous
en ayons jamais le fin mot, ce livre de culture n'oblige pas à être savant.
Car c'est aussi la zone dévolue à l'arbitraire propre du
lecteur, qui peut lire très bien les aventures des personnages sans décrypter
toutes les allusions, mais qui peut aussi relever par lui-même ses propres
coïncidences, non moins librement que l'auteur et sans avoir à lui en référer,
par exemple : HK, c'est Hédi Kaddour, comme Hans Kappler, et la devise de
l'escadron des dragons « L'occasion de resplendir » pourrait bien
nous rappeler étrangement un vers de Jaccottet : « L'effacement soit
ma façon de resplendir ». Car l'orgueil du poète n'est pas celui des
dragons, ni même celui du romancier, quoique celui-ci donne des batailles pour
l'esprit. Et puis, scrutant cet espace, le lecteur croit deviner, dans l'ombre
portée ensemble par Max Goffard et par Hans Kappler, quelqu'un qui se pose la
question de sa propre figure, de sa nature et de sa place : entre Kappler,
« le grand écrivain », « un homme-siècle », suicidé pour
finir, et Max, un Clappique (ou un Jacques) raconteur d'histoires à tout va,
l'auteur se situe plutôt du côté de ce Max.
L'audace de la fiction
Il ne suffit pas de se dire que Waltenberg est un livre ambitieux. C'est un livre culotté.
Déjà, et même si une découverte archéologique récente a apporté des éléments
précis et sûrs, raconter la mort d'Alain-Fournier, et les tentatives d'enterrer
la vérité à peine fut-elle acquise… Mais s'emparer d'une page des Antimémoires pour narrer comment, à Singapour, à la table choisie
du consul de France, le journaliste Max Goffard, se posant en modèle du
personnage de Clappique, s'applique à provoquer Malraux, pendant qu'un ami du ministre-écrivain s'efforce de faire du pied à l'une des
invitées ;
raconter les débuts, à la CIA, d'une jeune femme noire nommée Maisie, douée et
résolue, exposer comment, autour d'un cassoulet de Toulouse servi à Washington,
elle tranche des destins de Lilstein et de Lena, et retracer comment, sortie de
son école à droits civiques, elle évince son collègue et mentor
FT Walker ; portraiturer les participants de Davos (Briand sous son vrai nom,
Gide en Édouard, Keynes en Maynes, Elisabeth Scharwzkopf en Elisabeth
Stirnweiss, et tutti quanti…) et détailler,
à sa manière tragi-comique, les péripéties de la fameuse controverse
qui vit s'affronter Heidegger et Cassirer au printemps de 1929 (un moment de la
pensée en Europe et dans le monde, en un lieu qui réunit encore périodiquement
les élites mondiales de l'économie et de la politique !) ;
transporter justement l'histoire mouvementée des colloques et forums de Davos
dans les paysages et les pâtisseries de son Waltenberg et dans les couloirs et
les chambres de son Waldhaus ;
raconter ironiquement les aventures des maîtres espions d'Allemagne de
l'Est : tout romancier qui croit en sa fiction est dans le secret des
dieux et dans les petits papiers des « services ». Sur la route
sifflant dans l'obscurité, de quoi donc aurait-il peur ?
La politique selon Waltenberg
La question du romancier, c'est : comment achever la
rhapsodie ? C'est là où on l'attend, c'est là qu'il trouve le moyen de
nous intriguer encore. C'est là que le sens du roman gagne toute son ampleur,
en se prenant moins que jamais au tragique.
Septembre 1991 et soixante-dix sept ans après… Toujours avec
l'ironie nécessaire, Kaddour réunit à Paris, ses deux espions survivants,
Lilstein, qui craint fort de se faire arrêter, et la taupe française, devenue
l'ami des Américains. L'élève a pris le dessus, il révèle à Lilstein tout
l'envers de l'histoire contemporaine et, dans toute son ampleur, la tâche de régulation, comme ils disent, qu'ils ont menée entre l'Est et
l'Ouest, à quelques seigneurs, Lena, Lilstein et lui-même, hantés par la
crainte d'une troisième guerre et par l'idée d'une troisième rive. Pour
l'heure, fasciné par un groupe de jeunes gens pleins de talent qui dissipent
l'énergie au présent, celui qui était la taupe rêve de leur passer la
main : les recruter, les former, les placer, comme lui-même le fut par
« le jeune Lilstein », et comme celui-ci avait été initié aux grands
classiques du marxisme par Kappler. Et puis notant les toutes nouvelles données
que présentent la réunification allemande et la prépondérance de l'Amérique,
mais repris par les vieux démons, il relance Lilstein : « Et même si
je suis fou, n'oublions pas le plus urgent, votre salut, aujourd'hui Kohl est
au zénith, une grosse Allemagne au centre de l'Europe, avec de l'argent pour
acheter des terrains, Maisie n'aime pas du tout, vous auriez quelque chose sur
monsieur Kohl ? » (p. 706 et fin du roman : dernière
phrase, dernière virgule, dernier pieds au mur).
Illusions classiques d'hommes de l'ombre qui s'imaginent avoir mené le monde, fantasmes de vieux saisis par le spectacle poignant de la
jeunesse, ressassements, dernières folies de comploteurs ? « Foutue
l'aventure ! » dès 1965, Goffard l'avait bien dit (cependant « les belles femmes sont toujours là »). La question de
l'Histoire et celle de la raison sont devenues un sujet de dissertation, auquel
réfléchit une jeune étudiante, tandis que, sous ses yeux et sans qu'elle s'en
doute, deux espions de haut vol ont grand peur d'être arrêtés. La raison
est-elle historique ? « Sujet
intéressant », comme on dit, et piégé comme de juste, mais qu'elle ne prend pas plus au
tragique que ne le mérite l'exercice suprême de l'Université française. Sans
aucun doute. Cependant…
Une symphonie, héroïque ou fantastique, avec ou sans chœurs, un
Requiem allemand, ce serait simplement trop de sens. Ce que j'appelle
rhapsodie, cette forme musicale non moins concertée qu'une symphonie mais plus
décousue, cette composition donc, à sa manière, organise des points de
fuite : le siècle n'est pas dépourvu de sens, mais c'est un sens fuyant ou
même plutôt le sens en tant justement qu'il s'en va. Comme le genre romanesque
au romancier, comme le réel au poète, le vingtième siècle se dérobe, c'est sa
manière à lui de signifier, et c'est la forme de la fascination que le roman de
l'Histoire exerce maintenant sur son romancier.
Parce que Waltenberg est
bien une méditation sur l'Histoire et sur son genre inédit de rationalité,
c'est aussi un livre sur la politique.
D'une certaine manière, quitté les vastes desseins qui prévalurent en d'autres
temps ou qui amusèrent la galerie, ce roman expose le degré achevé auquel la
politique a atteint à l'âge des coïncidences. Au départ, Lilstein est un jeune
dirigeant communiste allemand, pris entre les camps nazis et les jeux mortels
qui ont cours dans le Komintern. Son intelligence, son courage et sa chance
— les qualités mêmes des héros de romans — lui servent d'abord
simplement à survivre. Puis à imaginer et à poursuivre un projet
méphistophélique : à organiser, en marge des gouvernements et même de
leurs services et avec quelques autres personnalités du camp d'en
face, un système de compensation qui consiste seulement à équilibrer les forces
à tel moment, en aidant le plus faible, tantôt Lena tantôt lui-même trahissant
son camp — quant à Kappler, il va de l'un à l'autre, mais en « grand
écrivain », c'est-à-dire de manière inutile et finalement désespérée.
Telle est la forme ultime que prend la politique dans les années cinquante de
ce siècle-là, telle elle fascine le romancier.
Il est possible que Hédi Kaddour, la personne privée, ne
conçoive pas le renseignement comme la forme suprême de la politique, mais la
fiction a ses raisons propres et ses entraînements. Même l'ironie ne
suffit pas à désarmer ses séductions, car on ne peut ironiser que sur ce que l'on redoute, ce qui attire, ce que
l'on comprend. Dans la fiction, l'ironie, c'est le mode retors de la conviction.
L'ère des coïncidences est-elle révolue ? Au seuil du xxie siècle, Waltenberg nous laisse sur la question de ce que sera désormais
la politique.
Pierre Campion