Pierre Campion Compte rendu des livres de Hédi Kaddour, Savoir-vivre et Les Pierres qui
montent.
© : Pierre Campion. Vivre et savoir-vivreHédi Kaddour et le vouloir-savoirEn 2010, Hédi Kaddour publie ensemble deux livres : un roman, Savoir-vivre et une sorte de journal, Les Pierres qui montent. Notes et croquis de l'année 2008. Le premier n'est pas un traité, même à l'usage des jeunes générations, et le second, au titre énigmatique, évoque, nous explique-t-il, un phénomène connu des géologues : « Les pierres montent des profondeurs de la terre, jusqu'à ce que le vent, la pluie, une main, un jour ou l'autre s'en emparent. Il en va de même pour les notes de notre vie quotidienne, celles dont on voudrait faire des pierres écrites… Elles viennent toujours de plus loin qu'on ne croit. » Pierres bien denses, remontant par la force expansive de notre vie, elles vont contre un monde où les choses, les événements et les êtres tombent comme dans un puits. L'image touche, parce qu'elle est juste, évidente, et paradoxale. Mystérieuse aussi, car, surgissant au jour de l'esprit, ces pierres-là portent déjà des inscriptions. D'aussi loin qu'elles nous parviennent, elles ont traversé en nous, forcément, les locutions sédimentées de la langue et les impressions de la culture : sans que nous soyons pour grand chose dans leurs apparitions, elles nous adressent des messages familiers et étranges. L'écrivain ose affiner, corriger, composer ces assertions venues à lui fortuitement, entrer dans leurs raisons : il les rend euphoniques, et autant que possible il les parachève. Et pourtant, lisant en face à face ces notes et le roman, je pensais à une autre métaphore, celle que Merleau-Ponty, dans la préface de Signes, un an avant sa mort, rencontre pour dépasser sa propre philosophie : Cette philosophie, qui cherche sous la science, n'est par contre pas plus « profonde » que les passions, que la politique et que la vie. Il n'y a rien de plus profond que l'expérience qui passe le mur de l'être. Marivaux écrivait : « Notre vie nous est moins chère que nous, que nos passions. À voir quelquefois ce qui se passe dans notre instinct là-dessus, on dirait que pour être il n'est pas nécessaire de vivre, que ce n'est que par accident que nous vivons, mais que c'est naturellement que nous sommes. » Ceux qui vont par la passion et le désir jusqu'à cet être savent tout ce qu'il y a à savoir[1]. En 1960, à entendre le tonnerre nouveau des supersoniques, Maurice Merleau-Ponty trouve l'image de « passer le mur de l'être », et une référence littéraire dans une parole alambiquée — marivaudienne — que Marianne prononce en une circonstance troublante de sa Vie : telle est, selon lui, l'expérience de l'être que tout un chacun peut faire à certains moments de l'existence. Eh bien il me semble que l'écrivain, dans l'un et l'autre de ces deux livres, s'est posté en des points du temps où il pouvait noter les déflagrations qui signalent ce passage à l'être : d'une part à un moment de l'histoire où il puisse faire entendre le bruit fracassant que provoque la passion d'une femme en elle-même et dans les alentours, et d'autre part dans les occasions quotidiennes où il arrive en effet que quelque mouvement intime nous fasse dire soudain : je suis. Simplement, dans le deuxième cas, on doit avoir l'ouïe très fine, « un état d'attendrissement et de sensibilité aux moindres petites choses[2] », et la plume bien dressée pour saisir ces explosions à peine audibles et toutes proches, qui semblent de très loin retentir en nous : un mot dans la rue, une femme qui passe, un souvenir de l'enfance, une citation qui surgit dans l'esprit ou une séquence de cinéma, telle scène triviale de la vie comme elle vient. Les grandeurs et les petitesses de la circonstance, celles-ci à faire pouffer de rire. Le pas hasardeux d'un poivrot ; la beauté d'une phrase cueillie dans tel livre ou celle d'un geste sur tel théâtre ; une invention naïve dans le passant le plus sot, etc. Ce moment-ci qui entrelace brièvement trois personnes dans un lieu public : « 20 heures. Descente du TGV, gare du Nord. La femme qui guettait à l'entrée du quai. Avec quelle force elle s'est lancée vers l'homme qui marchait derrière moi. » Ou encore une liste de noms, les homonymes bien rangés selon leurs prénoms un peu campagnards, que des hommes : ce n'est pas l'annuaire du téléphone, c'est le monument aux morts de 14-18 à Chissaye-en-Touraine. Voici une suite de variations sur Beckett, une autre sur Erri De Luca. Des récits un peu plus étendus, presque de courtes nouvelles. Ce que Claudel voyait dans une goutte de vin. Des portraits en actions (Tsvetaeva), un paysage un peu étrange, un peu fixe (c'était une photo), une gigantesque scène à machines (c'était le trou d'un grand chantier), quelques éreintements. Et puis, çà et là, le lecteur se prend au jeu de la provocation. Lisant ceci : « Canetti : “Rendre leur dignité aux détails.” Dignité est un mot trop imposant. En littérature, c'est plutôt d'élégance qu'il s'agit. Détail élégant, au sens mathématique : le minimum de dépense pour la meilleure solution », qu'aurais-je barré ? « Sortir dans la rue avec une phrase en manque », rentrer, elle est faite. Beaucoup de petites secousses, de traits, qui gagnent à être éprouvés comme tels. Ne pas lire le livre à la suite : sonder, plonger, partir, et y revenir. Les Pierres qui montent, c'est l'arrière-cour du romancier, où il parle métier avec ses visiteurs, où il conserve des paysages, des essais de phrases et repentirs, des trophées braconnés dans les propriétés des voisins (Colette, Gide, Renard, « Jünger. Le Journal comme atelier de poétique »), des exemples de ce qu'il ne faut pas écrire, des ébauches qui pourront toujours servir, et puis forcément quelques tôles et ferrailles exposées à la rouille du temps. On y voit des rebuts, on en devine d'autres, dans l'ombre d'un hangar, en tas. On traverse des dépendances : la salle de la gym narrative quotidienne, la pièce à musique où l'auteur se livre à ses études de phrases et paragraphes, et l'atelier : étaux, varlopes et dégauchisseuse, extrudeuse, tours réglables au centième ; ajustages, pas de chevilles ; copeaux, ça sent le bois, le métal, le lubrifiant ; dans le petit bureau attenant, des échantillons du savoir-faire de la maison. Le patron est le seul employé de cette PME, il n'emploie pas d'intérimaires et il ne sous-traite aucune tâche. Savoir-vivre se lit en une fois. C'est le roman d'une histoire vraie, nous dit Hédi Kaddour, et on veut bien l'en croire. Cependant, par deux de ses personnages, la belle cantatrice américaine Léna Hellström et le journaliste français Max Goffard, on se retrouve dans un épisode qui aurait pu figurer dans les massifs de Waltenberg, mais qui reste tout à fait indépendant[3]. Dans ce récit nerveux, rusé et loyal, aux cent vingt-huit chapitres brefs (parfois moins d'une page) et à la conduite claire, le premier des décalages — il y en aura d'autres — consiste à porter le moment historique là où on ne l'attend pas : le fascisme à Londres en août 1930. Ni à Rome en 1921, par exemple, ni à Berlin en 1933, ni à Paris en 1936, — ni à Madrid 1937. Ouvert sur une manifestation ordonnée d'anciens combattants conduite par un chef de grand style, le récit paraît d'abord se porter vers la fresque d'histoire. Mêlant la mystique des rescapés de Mons dont la retraite en 14 avait été protégée, disaient-ils, par des anges ou par les archers d'Azincourt, les effets de la crise économique dans les bas-fonds de la ville et les restaurants de luxe, la vie souterraine des ligues fascistes et les entraînements de leurs services d'ordre, et naturellement les infiltrations et provocations policières, le roman paraît d'abord une sorte d'envers de l'histoire contemporaine. Avec, en contrepoint obligé dans le genre, les épisodes d'une liaison et d'une déliaison entre la cantatrice et le jeune amant qui l'accompagne au piano à répéter un concert où elle doit chanter L'Amour et la vie d'une femme. Hédi Kaddour sait faire cela, avec l'ironie précise qui convient : mêler les intrigues, semer les indices et les démentir, remonter les temps, introduire en douce de nouveaux personnages, ébaucher des destins et les briser avant l'heure, placer le tout sous le regard du journaliste qui se croit omniscient et de la diva curieuse de situations et de vies, ces deux-là séparés depuis un certain temps mais lui l'aimant toujours. Cependant voilà que Léna rompt avec son Thibaud (un vrai prénom de concertiste), que le colonel Strether se fait de plus en plus mystérieux, que le récit tourne au roman picaresque — les aventures professionnelles et matrimoniales d'une femme à travers l'Angleterre des années vingt et trente — et que, par l'effet de quelques malentendus et erreurs d'appréciation de l'un ou de l'autre, l'aventure s'achève en un finale explosif, qu'il serait dommage de raconter. Le romancier ici a deux complices, qu'il emploie à ses intérêts mais dont il se méfie, car il se garde de tomber dans leurs pattes. Le premier, le faux frère, c'est le journaliste, dont la curiosité, l'entregent et la profession d'écrire permettent de résoudre élégamment quelques problèmes de la cuisine littéraire et notamment ceux du point de vue narratif, dans lesquels il arrive aux meilleurs de s'empêtrer. Avec Max, on sait toujours ce qu'il en est, en a été, en sera, sauf quand le romancier s'avise de le prendre en défaut. Le deuxième rival, d'un tout autre acabit, c'est l'historien, l'indispensable pourvoyeur en documentation, et surtout le rival séduisant, l'observateur haut placé, le penseur des événements par ses enchaînements à lui, celui qui sait les secrets du monde, et qui détient l'accès à la vision politique sur l'époque. La politique, voilà le danger, voilà la demande d'un public avide de retrouver ses méchants (il en a beaucoup) et ses bons (bien peu), ses préférences et ses exécrations, d'un public trop prévenant qui sait tout d'avance des anciens combattants, des fascistes et nazis, de leurs liens avec l'aristocratie et la City. Le public éclairé attend son romancier, et celui-ci, sans démentir ses convictions de citoyen, se garde de ces faveurs trop intéressées. Les périodisations de l'historien, il va les subordonner au rythme et aux accents de l'amour et la vie d'une femme ; les rigueurs documentaires, à l'air du temps qu'il fait sur Westminster Bridge au mois d'août 1930 quand on croise le colonel Strether avec sa femme à son bras ; les déterminations de la politique, à ce qu'il faut bien appeler le génie de Gladys et aux mystérieux mouvements de son âme — oui, disons le génie et l'âme, dût-on subir les foudres ou la condescendance de ceux qui savent tout, de toujours et d'avance, et notamment que l'âme et le génie sont des mythes au service du grand capital, tout comme les anges combattants. Faire comme Erri De Luca, dans Montedidio : « Pas d'éditorial sur la fracture sociale. Un vrai romancier, ça ferme sa gueule pour que quelque chose puisse enfin parler : les faits, le montage des faits[4]. » Ici, les faits, c'est la vie d'une femme. Et si, pensant lui faire plaisir, on l'entreprend sur Genet et le Moyen-Orient, Kaddour répond qu'il lit le Journal de Paul Morand. Bref, Hédi Kaddour est un romancier. Et donc il lui arrive de s'en prendre à d'autres personnes, bien plus lettrées que le public, mais qui, elles, n'aiment pas les romans, fussent-ils mal pensants. Comme il est dit dans plusieurs pages des Pierres qui montent, il est des poètes restrictifs qui ne voudraient pour rien au monde écrire une phrase comme « La marquise sortit à cinq heures » : le romancier leur oppose une scène de Lampedusa, non sans une certaine mauvaise foi, car il ne s'agit pas vraiment de la même chose. Et, en face, dans Savoir-vivre, pour embêter Valéry et Breton et pour notre plaisir, le romancier raconte en détails comment, « vers cinq heures de l'après-midi, quand ils avaient fini de travailler, le moment où ils pouvaient rester ensemble », le jeune Thibaud, vingt ans, et la belle Léna, trente cinq, à savants mouvements se disputent la sortie du salon, le premier pour aller courir Dieu sait où, la deuxième pour lui couper la retraite. Et Kaddour l'emmène aussi, déguisée en Swann, sous les fenêtres éclairées de l'hôtel où l'ingrat est supposé filer ses nouvelles amours, jusqu'à ce que l'obligeant Max révèle à Léna qu'il s'agit en elle non pas de jalousie mais de la crise de son âge. Cependant, depuis déjà un moment, elle savait que Thibaud ne lui plaisait pas, qu'il n'était pas son genre. Ceux qui refusent de croire aux histoires, savent-ils vivre ? Problème un peu modifié, du côté du romancier cette fois : « Comment lancer un roman, comment lancer son lecteur dans la croyance romanesque quand on est — soi-même et son époque — en froid avec la croyance ?[5] » Eh bien, la ressource et l'indice infaillible, c'est le plaisir de raconter des aventures et celui de les lire. Cela aucun soupçonneux ne le gâchera, ni au romancier ni à nous, si c'est bien fait. Oui, c'est vrai, on entre dans les jeux ironiques de Kaddour : le domicile de Léna situé dans Bloomsbury ; sa rivalité à propos de Thibaud avec une romancière célèbre aux grandes dents, au beau visage ravagé et d'une intelligence percutante ; l'amitié de Max avec un jeune romancier prometteur qui s'est fait remarquer par un roman indochinois et ses positions anticolonialistes — il va bientôt faire de Max son Clappique ; la phrase, détournée de Sartre, « Il y a quelqu'un qui manque ici, c'est Strether[6] » ; le goût des moralités scandaleuses dans lord Raglan, auquel la guerre a infligé une blessure morale inguérissable : « On retrouvait, dit celui-ci à propos du crédit des fascistes dans l'opinion, le sentiment d'août 1914 quand la guerre allait réinventer la vie dans un grand élan de croyance […], réinventer la vie à partir d'un mensonge. » En face, dans l'autre livre, brièvement, Kaddour évoque La Rochefoucauld, encore un grand blessé, qui aime arracher les masques de la valeur guerrière. Même si, dans Les Pierres et entre les deux livres, on sent une tension entre les deux activités, on demanderait en vain au romancier d'oublier son autre métier, de professeur. Il l'exerce toujours, nous laisse-t-il entendre, mais dans d'autres lieux qu'auparavant. Sans doute lui doit-il d'avoir connu et de continuer à éprouver certaines formes de la passion et du désir que Merleau-Ponty évoque, ou de l'aider à dégager encore de ces pierres qui « viennent de plus loin qu'on ne croit ». Cependant, sauf à quelques moments tout de même, il n'est pas professeur au sens de tout expliquer : dans les meilleurs croquis, il n'y a pas de développements et, dans le roman, s'il y a bien une phase de commentaires au dénouement, ce ne sont pas ceux de l'auteur, c'est parce que cette histoire laisse derrière elle le sillage d'un silence et que ce silence appelle des personnages à désirer le remplir de leurs phrases, chacun rivalisant en ingéniosité et perspicacité trop vaines, trop humaines. Queue de buée, que dissipe aisément le silence sur lequel se referme cette histoire. Le romancier, à la dernière page, ne rassasie pas le vouloir-savoir du lecteur, il le laisse sur sa faim. Pierre Campion [1] Maurice Merleau-Ponty, Signes, 1960, Gallimard, coll. Folio-Essais, p. 40. [2] Stendhal, Lucien Leuwen, noté dans Les Pierres qui montent, p. 245. [3] Hédi Kaddour, Waltenberg, roman, Gallimard, 2005. [4] Les Pierres qui montent, p. 75. [5] Les Pierres qui montent, p. 54. [6] Dans Les Mots, le grand-père s'exclame : « Il y a quelqu'un qui manque ici : c'est Simonnot. » La phrase devient, dans les jeux imaginaires de Poulou : « Il y a quelqu'un qui manque ici : c'est Sartre. » Mais, bien sûr, le colonel Strether ne manque pas tout à fait à sa bande de fascistes comme Simonnot manque à la fête de l'Institut Schweitzer des Langues Vivantes, ni comme Poulou voudrait manquer au monde. |