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Pierre Campion : Note de lecture sur le livre Délibérer. L'expérience des comités de bioéthique, de Jacqueline Lagrée.
Mise en ligne le 22 mars 2023.

© : Pierre Campion.

lagrée Jacqueline Lagrée, Délibérer. L'expérience des comités de bioéthique, Presses universitaires de Rennes, coll. Épures, 2023, 9,90 €.


L'expérience des comités d'éthique

« L'expérience des comités de bioéthique »…

En sous-titre, cette expression s'entend dans les deux sens, subjectif et objectif :

1 - comme l'expérience que ces institutions ont acquise au long de leur histoire, de leurs actions et dans les lieux définis où elles l'exercent (là, chaque comité pour lui-même et tous pris ensemble sont les sujets collectifs de cette expérience) ;

2 - comme l'expérience que les animateurs ou les participants des comités d'éthique ont acquise et déploient à l'égard des problèmes qui leur sont soumis (là, ces institutions et leurs pratiques sont l'objet de cette expérience).

Dans le premier sens, l'expérience relèverait, de manière privilégiée, de l'histoire, notamment de celle des organisations à l'œuvre dans l'histoire sociale, et de descriptions de ces institutions.

Dans le deuxième sens, ii s'agirait plutôt de la psychologie, de la profession, de la culture et de l'expérience personnelles des divers membres de ces comités.

Que le point de vue est philosophique

Dans le livre de Jacqueline Lagrée, la perspective déclarée est celle de la philosophie : non pas exactement ni seulement celle d'une professionnelle de la philosophie nommée ès qualités mais de la philosophie elle-même, du « je » des philosophes qui pratiquent la réflexion sur leur propre expérience. Voici les premières phrases du livre :

Lorsque surgit un problème éthique, qu'il faut trancher entre des valeurs en conflit, que cette question me concerne moi, un proche ou une personne dont j'ai la charge, ma première attitude est de me référer aux valeurs par lesquelles je me suis construite : la liberté, le respect, la laïcité, le refus de la violence, l'empathie, la générosité ou bien encore — comme le préconisaient les Stoïciens — de me demander : « Que ferait ou qu'aurait fait X (quelqu'un que j'admire) à ma place. »

Dans les comités d'éthique, le problème que l'on porte à l'examen de leurs membres est celui d'un conflit de valeurs. Presque immédiatement, la référence du livre est donc celle de la philosophie des valeurs, telle qu'elle s'est formée dans le devenir d'une personne et dans l'histoire de sa discipline. C'est le sens numéro 2, qui mêle deux instances subjectives : celle d'une personne qui ici fera état de son expérience dans un certain comité d'éthique et celle de la philosophie des valeurs dans sa propre histoire et ses méthodes et perspectives.

Ainsi, aussitôt, on bascule vers le sens numéro 1, qui traite de l'institution à travers l'évocation de la procédure nécessaire en cas de conflit entre des valeurs :

La meilleure façon de résoudre cette difficulté est encore d'en parler, de raconter le cas, de demander à un autre estimé ce qu'il en pense, ce qu'il ferait… Cette succession de moments — position d'un problème, solutions possibles, récit, demande à un tiers — est précisément la première phase d'une délibération éthique difficile. Or c'est exactement ce qui se passe dans un comité d'éthique médicale […].

En fonction notamment de l'évolution des pratiques médicales et de la demande sociale — on passe du comité d'éthique au comité de bioéthique (p. 107) —, l'attention s'est donc déplacée vers le sens numéro 1 : vers la procédure du délibérer qui est la méthode des comités de bioéthique, et qui forme le titre du livre.

C'est ainsi que, dans le cours du livre, les deux sens ne cesseront de s'échanger, en mêlant étroitement l'expérience historique de l'institution elle-même, depuis sa fondation, et « une expérience intellectuelle et sociale vécue au cours des presque quarante années passées comme membre d'un comité d'éthique dans un CHU de province, en Bretagne ».

Il en sera ainsi lorsqu'il sera question — mais pas immédiatement — du Comité d'éthique lui-même, de ses principes, de sa composition et ses procédures, de ses formes et de son histoire, de son évolution et des questions désormais périmées…

Car la première partie appartient à la philosophie : elle énonce les « distinctions conceptuelles préalables », les définitions et les notions qui appartiennent toutes à la philosophie morale, distinctions qu'observera le livre et qui sont aussi celles du fonctionnement des comités. Là réside toute la richesse d'un ouvrage construit et dense, impossible à résumer : à lire en pas à pas.

Dans le commentaire, on privilégiera donc deux thèmes pour ainsi dire transversaux, celui de la méthode des cas et celui de la délibération.

Dans l'univers du récit

La méthode des cas est inhérente à la nature, au fonctionnement et aux finalités des comités d'éthique. Sur ce point, Jacqueline Lagrée proposera des exemples de cas, destinés non seulement à illustrer la méthode mais aussi à l'expliciter et à la développer.

Les cas parviennent au Comité sous la forme de récits déjà élaborés. Avec la demande d'avis, on entre en effet dans des histoires, celle d'un ou de plusieurs diagnostics et pronostics, celle des personnes impliquées (le patient ainsi que son entourage et son histoire, mais aussi les soignants), celle des procédures médicales elles-mêmes, qui, ne cessant de se perfectionner, engendrent des cas inédits et complexes.

La première tâche du Comité est de reconfigurer ce premier récit afin de s'assurer que le problème posé représente bien un conflit de valeurs et non une consultation entre médecins sur un certain traitement médical.

Les cas les plus fréquents soumis à l'avis du Comité d'éthique concernent tous les domaines où un conflit de valeurs apparaît : fin de vie, abstention thérapeutique ou obstination déraisonnable, changement de sexe, les greffes, la pandémie de Covid, le respect des directives anticipées, VIH connu tardivement et dénié, ou bien ignoré du conjoint…

La demande d'avis peut porter la marque de l'urgence et apporte toujours les contraintes irréductibles de la réalité. Dans le comité, il n'est pas question de dispute métaphysique ni de raffinements casuistiques. Des questions de vie ou de mort sont souvent en jeu.

À nouveau et comme méthode de résolution, le récit prévaut, à deux titres et pour une raison.

On entre ainsi, de fait, dans le récit que le comité médical recompose à son usage et dans celui qu'il se fait à lui-même de sa démarche et de sa propre réflexion, mais aussi dans l'examen de la jurisprudence que lui et ses homologues se sont construite à l'occasion de cas voisins. Discernement et distinctions, progression et péripéties de la réflexion, vérifications des étapes du processus, ce sont les moments de ce récit.

La raison de ce récit est philosophique et sa nature est en quelque sorte scénique. Là où règnent le problème pressant d'une action, de son obscurité propre et de la décision à conseiller, et l'évocation de son sens ultime, il n'y a plus que le monde du dramatique, de son modèle et de son mode de résolution des conflits de valeurs.

Il faut de la parole dialoguée et les trouées qu'elle cherchera dans cette indécision. Là est bannie toute parlote, là est requise la rigueur d'une conversation réglée en vue d'une invention : le comité d'éthique devient une scène entre des personnes qui ont appris à se connaître et à s'estimer, et qui s'affrontent éventuellement.

Moments risqués d'un conseil où parfois il est question de la vie ou de la mort d'autrui.

Moments d'une décision, si possible unanime et en tout cas largement majoritaire, laquelle doit faire in fine l'objet d'une rédaction à l'intention du demandeur d'avis, d'un texte issu d'une délibération responsable, à l'usage de sa responsabilité à lui le demandeur.

Au dernier acte, et dernière épreuve du conseil donné — de sa validité —, un membre du Comité devra en écrire les attendus et les conclusions, sous le contrôle de tous.

Délibérer

Il y a donc un style de la délibération, on vient d'en parler, et il y a le sens de cette délibération-là, entre toutes les instances possibles de la délibération.

Le temps de cette délibération est celui d'un discernement.

Il consiste en un déplacement des plans ontologiques (factuel, juridique, éthique, religieux) et en une mise en ordre, hiérarchisée, des valeurs qu'il s'agit de promouvoir ou de défendre dans le cas considéré. […] Après avoir discerné une difficulté éthique et dégagé les différents plans axiologiques qui la concernent vient le moment de la confrontation des positions et la recherche d'une solution. (p. 79-80)

La nécessité de la confrontation, c'est de faire émerger une solution sous la forme d'un conseil argumenté et pratiquable, d'un cheminement proposé au demandeur en vue d'une résolution au conflit de valeurs que celui-ci a soumis.

L'effort n'est pas exactement celui d'un combat mais le déploiement en commun des forces de tous, dans le respect et l'utilisation des différences entre les situations, les expériences et les valeurs de chaque membre, en vue d'une invention. Dans l'estime, la confrontation est celle des générosités : « Réjouissons-nous que la pratique consultative et délibérative des comités d'éthique nous incite et nous apprenne à être vertueux, c'est-à-dire forts et sages » (p. 73). La force de reconfigurer une situation problématique et la sagesse de pacifier cette situation, en évitant, dans le comité lui-même, tout processus de valorisation personnelle et a fortiori d'hostilité.

 

Les comités de bioéthique ne sont pas des assemblées politiques qui écrivent la loi ni des tribunaux qui disent le droit, ni des Conseils qui vérifient par arrêts la conformité juridique ou la constitutionnalité des lois. C'est assez laisser entendre que pourtant, par ces différences mêmes, ils s'y apparentent.

Par exemple, l'ensemble de leurs recommandations finit, avec le temps qui les valide ou les disqualifie, par constituer une sorte de jurisprudence. Il faut aux comités de bioéthique une claire conscience à la fois de leurs différences d'avec les autres instances délibératives et de leurs limites propres (p. 103).

Il leur faut des délimitations de leurs compétences notamment à l'égard de leur Comité national d'éthique, des retours sur expériences et sur les règles de leur fonctionnement qu'ils se donnent au long de leur histoire, et une éthique justement dans leurs relations, au sein de leur fonctionnement. Il leur faut aussi, dans la diversité de leurs statuts et des institutions auxquelles ils sont rattachés, tenter d'unifier leurs règles, leurs conclusions et leur doctrine.

Leur fonction politique tient à la place qu'ils occupent et qu'ils ont prise dans les politiques de santé publique. Ils sont l'un des corps intermédiaires de la démocratie et, à ce titre, ils exercent certaines vertus civiques :

Les valeurs éthiques prédominantes en santé publique sont : la dignité humaine qui doit être garantie et protégée, la liberté et l'autonomie, l'égalité et la solidarité, la tolérance et la fraternité, la justice et l'équité. (p. 108)

Dans le comité lui-même, les valeurs sont celles de la raison démocratique, appliquées à leur fonction propre. Notamment entre les personnes, le respect et la confiance, fondés sur l'estime réciproque qui les anime. Ici l'estime est aussi, dans l'histoire de la philosophie morale, une forme de la générosité qui porte à reconnaître en autrui comme en moi-même une compétence à l'œuvre commune. À l'égard de leur fonction, ils doivent s'efforcer de concilier l'éthique de la responsabilité et celle de la conviction.

 

Ce livre revêt une grande clarté dans l'écriture et, dans la réflexion, une ampleur et une profondeur certaines. En nos temps troublés, il est utile. Il faut le lire attentivement, dans sa démarche globale et dans les nuances déliées de ses argumentations.

Pierre Campion

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