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Pierre Campion : Note de lecture sur Jean de Léry, le premier ethnologue, de Frank Lestringant.
Mis en ligne le 7 février 2023.

© : Pierre Campion.

lestringant Frank Lestringant, Jean de Léry, le premier ethnologue, Presses universitaires de Rennes, coll. Épures, 2023, 9,90 €.


Jean de Léry, tableaux d'une anthropologie

« Je regrette souvent que je ne suis parmi les sauvages… »

Jean de Léry, cité par Frank Lestringant.

Le livre de Frank Lestringant, Jean de Léry, le premier ethnologue, s'ouvre sur le spectacle haut en couleurs que la ville de Rouen donna au roi Henri II en octobre 1550, un spectacle dont les vedettes furent les Indiens Tupinamba arrivés sur les bords de la Seine avec des bateaux normands. Guère plus de cinquante ans que Colomb a découvert le Nouveau Monde, les quais de la ville normande sont à la fête.

Au sens que ce genre d'ouvrages revêt à l'époque, le livre de Jean de Léry, Histoire d'un voyage faict en la terre du Brésil, est une cosmologie, c'est-à-dire une somme des nouveaux espaces et nouveaux climats survenus dans le monde, des nouvelles flores et faunes, de nouveaux hommes à penser dans l'unité du genre humain.

 

Ce livre lui-même a toute une histoire : écrit, dit son auteur, dès son retour du Brésil en 1556, mais publié seulement en 1578, pendant les guerres de religions, il rencontre le succès et il est plusieurs fois réédité et augmenté, notamment des horreurs des guerres européennes. Il joue un rôle dans la polémique entre protestants et catholiques et entre savants qui  défendent chacun ses chasses gardées. Car entretemps Léry est devenu pasteur à Genève et Thévet son concurrent, évoluant vers un catholicisme intransigeant, prétend aussi à l'exclusivité sur le Brésil.

Ce sont des tableaux d'histoire, notamment de « la France Antarctique », implantée dans une île devant ce qui deviendra Rio de Janeiro, un établissement éphémère, pris entre les Portugais et les Espagnols et partie prenante dans les hostilités entre les tribus indiennes alliées et leurs ennemis. De manière détendue, on en apprend avec Lestringant

 

Après et avant bien des mésaventures, Léry n'était resté au contact des Tupinamba que durant dix mois. Dans son chapitre central, sous le titre plaisant d'un « Topo Tupi », Frank Lestringant saisit son héros au moment où celui-ci reprend son manuscrit ancien et, avec lui, la description de ses « impressions de la vie sauvage ». C'est là en effet que réside, sous la forme d'un monde et d'un temps perdus, le tableau charmant et nostalgique de la vie sauvage. C'était une humanité dans son espace propre et dans son histoire — ou absence d'histoire —, une humanité cannibale mais pas aussi inhumaine que celle que Léry a vue au siège de Sancerre en 1573, juste après la Saint-Barthélemy.

Car l'autre livre de Jean de Léry, c'est l'Histoire mémorable de la ville de Sancerre (1574), où il est déjà question du Brésil à l'occasion d'une scène d'anthropophagie observée pendant le siège. Ce qui fait dire à Lestringant : « Sancerre, où l'accès au Brésil par le détour des guerres de religions », une anthropologie comparée. Si prés et si loin…

Ce qui apparaît à Léry quand il relit le manuscrit de son voyage, ce sont des souvenirs : des paysages où vivent ses sauvages, de leur cuisine et de leurs aliments y compris des corps démembrés de leurs ennemis, de leur vie familiale, de leur religion, de leurs « lois et police civile », des intermédiaires, les truchements, entre les deux langues et les deux mondes… C'est le Brésil revisité, à partir d'un monde de malheurs. C'est…

tout d'abord une odeur, l'odeur du manioc râpé qui lui revient les jours de grande lessive, étonnamment proche de l'amidon (chap. IX, p. 238). Soudain, il se retrouve en baie de Guanabara, au milieu des sauvages, ses frères, loin de la France pluvieuse et sanguinolente des interminables guerres de Religion. Toute la lessive du monde ne parviendrait pas à effacer ce sang qui coule et s'étend. Or cette odeur, instantanément, restitue le Brésil, en lieu et place de la France, un Brésil neuf, sain, net, vivace, comme d'hier.

De ce Brésil, des gravures d'époque, à leur manière, évoquent aussi la « naïveté » des mondes nouveaux — leur caractère natif et naturel.

 

Il y a deux livres, l'un dans l'autre, celui de Jean de Léry et celui de Frank Lestringant. Celui-ci a saisi l'occasion qui lui était offerte d'écrire dans une nouvelle collection de poche, destinée au grand public cultivé. Il se rappelle les temps où il publiait le livre de Léry — muni d'un entretien de Claude Lévi-Strauss[1] —, aussitôt devenu un classique, dont s'emparent les jurys des grands concours littéraires. Il revisite pour nous ses savoirs dans un style libre, où il mêle l'histoire du monde et celle d'un homme et de ses livres, le nom de Montaigne et les références à Lévi-Strauss, les allusions légères à Shakespeare et à Proust, au moment où la question des peuples premiers reparaît au sein d'une nouvelle mondialisation.

Pierre Campion



[1] Claude Lévi-Strauss, sur le livre de Jean de Léry : « Ce livre est un enchantement. C'est de la littérature. »