Morales de La Fontaine
L'ivrogne et sa femme
Chacun a son défaut, où
toujours il revient :
Honte ni
peur n'y remédie.
Sur ce propos, d'un conte il me
souvient :
Je ne dis
rien que je n'appuie
De quelque exemple. Un suppôt de
Bacchus
Altérait sa santé, son esprit et sa bourse.
Telles gens n'ont pas fait la moitié de leur course
Qu'ils sont
au bout de leurs écus.
Un jour que celui-ci, plein du jus de la treille,
Avait laissé ses sens au fond d'une bouteille,
Sa Femme l'enferma dans un certain tombeau.
Là, les
vapeurs du vin nouveau
Cuvèrent à loisir. À son réveil il treuve
L'attirail de la mort à l'entour de son corps :
Un
luminaire, un drap des morts.
Oh ! dit-il, qu'est ceci ? Ma Femme est-elle veuve ?
Là-dessus, son Épouse, en habit d'Alecton,
Masquée, et de sa voix contrefaisant le ton,
Vient au prétendu Mort, approche de sa bière,
Lui présente un chaudeau propre pour Lucifer.
L'Époux alors ne doute en aucune manière
Qu'il ne
soit citoyen d'Enfer.
Quelle personne es-tu ? dit-il à ce fantôme.
La Cellerière du royaume
De Satan, reprit-elle ; et je porte à manger
À ceux qu'enclôt la tombe noire.
Le Mari
repart sans songer :
Tu ne leur
portes point à boire !
La Fontaine, Fables, III, VII
Voilà tout un monde de sens et de plaisir, un festival de rythmes, déjà passé à la trappe
des textes incompréhensibles sans la batterie de notes de bas de page qui tue
l'envie. En moins de cinquante ans, les fables de La Fontaine seront tombées de
textes à faire apprendre par cœur aux enfants du cours moyen à l'oubli. (Je
demande que, par un immense effort de commisération, on m'excuse de ce propos
en effet inexcusable.)
Quel vocabulaire, pardon quel lexique ! Tout pour
déplaire, ou pour plaire : la mythologie, le savoir-faire des vignerons, l'Enfer
avec Satan, ses pompes et ses œuvres, les écus d'une monnaie hors d'âge, une bière et une cellerière,
et l'ancienne conjugaison du présent de trouver qui fournit d'avance, par la
vieille forme treuve,
une rime délectable à veuve… Mais quoi cet homme revient au monde dans les
histoires et dans la grammaire du temps du roi Henri !
Comme parfois dans notre poète, la morale précède la fable,
et quelle morale, parfaitement accessible à un enfant de onze ans ! Il l'aura
éprouvée, dans les adultes qu'il connaît, dans ses camarades et en lui-même.
Cet âge est sans pitié, ses professeurs le savent très bien, ils en pâtissent.
Un homme était mort, ivre mort disent la langue française et
sa femme. Celle-ci, qui n'a lu ni Freud ni Lacan, en désespoir de cause a pensé
qu'il faudrait lui faire jouer, pour le guérir de son addiction, une scène qui lui
ferait oublier certain traumatisme primitif enfoui au fin fond de sa psyché… Le faire passer par la scène d'une mort et d'une
résurrection.
Idée magnifique, qui tombera à plat. Le mari répond à toute cette
ingéniosité par un octosyllabe indigné, en quatre accents encore avinés :
Tu ne/ leur por/tes point/ boire !
Qu'on me dise quel élève ou quel étudiant, du cours moyen à
l'Université, d'âge en âge apprenant cette fable, est incapable de
comprendre et d'aimer cela, si on le lui explique, si on le lui lit.
Devant La Fontaine, et devant tous les écrivains, ayons assez d'exigence
et de respect à l'égard
des élèves, petits et grands. Ils ne demandent que ça et que le plaisir spécial de comprendre. Mais les programmes officiels
ne le savent pas, qui ont rayé
progressivement des pans entiers de la grammaire franaise, au motif parfois avoué qu'on ne parle pas comme ça chez eux et que ça
n'existe plus que dans les livres.
Pierre Campion