Pierre Campion : étude du Bloc-notes de François Mauriac,
le moment Mendès-France (18 juin 1954-5 février 1955).
Mis en ligne le 9 mai 2023.
Le Bloc-notes de Mauriac, une œuvre de circonstance
Mendès-France (18 juin 1954-5 février 1955)
Dans le Bloc-Notes de François Mauriac, il y a deux grandes séquences
de ferveur, disproportionnées entre elles, celle qui couvre l'action de de
Gaulle revenu au pouvoir entre 1958 et 1969 (onze années) et celle qui retrace le
gouvernement de Pierre Mendès-France entre le 18 juin 1954 et le 5 février1955
(7 mois et quelques jours). D'un côté une centaine de pages, de l'autre la
presque totalité d'un ouvrage qui porte de 1952 à 1970.
À l'œuvre, les deux héros d'un romancier qui s'adonne à un
genre nouveau de la littérature : le commentaire lyrique, semaine par
semaine, de l'actualité politique.
Dans le Bloc-Notes, de Gaulle est hors-classe, par sa
personne, par son histoire, par sa carrière et même, notamment ici, par son
absence.
Selon les mêmes critères, Mendès-France tranche sur ce que
l'on appellerait maintenant la classe politique, l'appellation péjorative qu'elle
a elle-même entérinée. Aux yeux de Mauriac, il va être, par exception et par
défaut, et comme un météore, l'homme politique en ce qu'il a de meilleur, le
seul, à vrai dire, qui ait exercé le métier dans la dignité, le seul qui pouvait sauver le monde
de la politique.
Le moment Mendès-France
Jeudi 10 juin 1954. D'abord le tableau d'une Assemblée
fantomatique qui délibère encore, trois jours avant la démission du deuxième
cabinet Laniel, le tableau de l'un des
cercles infernaux de la politique :
Hier, séance de la Chambre. Depuis
combien d'années ne m'étais-je penché sur cette cuve, dont je hais le jour
blême, l'atmosphère bitumineuse de mauvais tableau d'histoire. L'humanité qui
s'y agite, il semble qu'on l'observe au microscope. […]
Oserai-je tout dire ? Cette
tribune, pour moi, ne sera jamais plus celle où Clemenceau, épuisé de joie,
monta le 11 novembre 1918. Elle reste celle d'où, un jour de juillet 1940,
l'immonde Rosenberg fit la leçon à la France profonde.
Que viennent faire ici Clemenceau et le théoricien nazi
Rosenberg ? L'un a porté la tribune de la Chambre à une dignité
insurpassable, l'autre l'a déshonorée jusquà nouvel ordre. Comment ? Clemenceau
en y incarnant la Victoire, Rosenberg en s'adressant à « la France
profonde », que de Gaulle seul représentait à Londres au même moment. L'humanité
qui s'agite là-dedans est évaluée par rapport au solitaire, à « l'Autre
dont l'arche s'est immobilisée à jamais sur je ne sais quel Ararat », à de
Gaulle absent depuis 1946.
Absent à jamais, est-ce possible ? Ce que Mauriac ne
peut pas savoir à cet instant, et qu'il verra : dans quatre ans d'ici, le
1er juin 1958, de Gaulle montera à cette tribune pour solliciter, non sans
quelque mauvaise grâce, l'investiture de l'Assemblée élue en janvier 1956 et,
par là, il lui rendra son honneur, au moins pour un moment.
Pour l'heure, dans une ambiance crépusculaire, le ministre
des Affaires étrangères, Georges Bidault, rend compte de la politique de son
gouvernement au Maghreb et en Indochine, un mois après le désastre de Diên Biên
Phu. Pierre Mendès-France lui répond, sur les mêmes thèmes, un discours
d'opposant
à un partant, qui déçoit Mauriac : autant parler dans le vide. L'un a
soigné sa sortie, l'autre ne sait pas bien comment
exposer ses idées — cela parce qu'il ne sait pas encore (ni Mauriac) qu'il va
être appelé sous quelques jours à former le nouveau gouvernement.
Dimanche 20 juin 1954. Contre toute attente, Mendès-France,
appelé à un tour de piste par le président de la République René Coty,
a reçu
l'investiture de la Chambre, le 18.
Mauriac écrit une petite scène dialoguée entre lui-même et
l'Indifférent, censément un jeune journaliste de L'Express : quelle ligne va prendre l'hebdomadaire,
maintenant que son champion est aux affaires ? Mauriac répond, pour et par
le bloc-notes qu'il y tient depuis un mois :
— Moi, je reste du côté du public.
— Comme il vous plaira ; mais vous n'aurez plus, en
face de vous, le jeu de massacre habituel. Plus de tête de turc, plus de tête
de bœuf !
— Et pourquoi s'il vous plaît ? Le
néant a pu se refermer sur M. Laniel ; mais la tête de bœuf, elle est entrée
dans l'éternité des symboles. Je compte bien la garder à portée de ma main pour
en recoiffer ces messieurs le jour où ils feront les méchants — car ils
restent inséparables à jamais de cette énorme paire de cornes. […] Et comme je
céderai au double devoir de défendre mes amis et de défendre mon pays, et que
ce sera cette fois la charité qui armera mon bras, je ne reculerai devant aucun
carnage. Rien ne m'arrêtera plus, pas même les gémissements des belles âmes.
Théâtralement, joyeusement, insolemment, l'écrivain entre
dans le rôle où il va exceller, celui d'une férocité qui trouve son inspiration
dans une théologie toute personnelle de la charité chrétienne, sa force dans le
désir d'en découdre, et sa confiance dans sa capacité d'écrivain.
Vendredi 11 juin 1954. Entre le 10 et le 20, en
pleine crise ministérielle, voici le service de presse de L'Agneau :
Ce pauvre agneau prend bien mal son temps pour naître. […] Ce dernier
livre pourtant m'est cher
— ou plutôt je chéris l'être que j'y décris, qui ne ressemble à personne
que je connaisse, mais qui vit obscurément en plus d'un. […] Je pense à ce
qu'écrit Sartre : « … Et comme chaque conscience mystifiée, en tant
qu'elle est complice de la mystification qui l'enchaîne, tend à persévérer dans
son état… » Pour lui, lire mon livre serait en dégager non le mystère mais
la mystification. Et pourtant, s'il y a une chose dont je ne doute pas, c'est
que mon agneau est vivant, au moment où j'écris.
« Mon dernier livre », mais comme on l'écrit pour
le dernier en date. Mauriac ne peut pas savoir que c'est, en fait, son dernier
roman. Comme par un vieux réflexe, il prend le temps de le défendre d'avance contre
Sartre, il oppose à celui-ci sa pratique de l'écriture romanesque comme
incarnation dans un personnage, et dans le même moment il change cette pratique.
Il passe décidément à l'écriture de la circonstance, il a trouvé d'autres
personnages, bien réels, à clouer vivants au pilori de ses passions.
Il sera allé du roman qui maîtrise les circonstances comme
autant de péripéties au sein dun ordre de fiction — à l'écriture qui
impose un ordre au chaos de l'histoire réelle, par la seule force d'un style.
Mais c'est nous qui, bien plus tard, lisant ces textes dans
une œuvre qui va s'étendre de 1952 à 1970, tentons de leur donner ainsi leurs
pleines signification et dignité littéraires.
Têtes de turc, têtes à claques, tête à tomates
Dans Mauriac, la verve d'une colère prophétique.
Il y a les occasions et les personnages : un Borgeaud et un Legendre en chefs avides des lobbies,
un René Mayer en traître à Mendès-France au moment de sa chute, et, deux ans plus tard, un Guy Mollet
(« Qui êtes-vous ? Un laïque stoïcien qui ne bronche pas sous les
tomates ? »).
Et aussi, et surtout, la troupe des MRP. Déjà Bidault, dès
le 10 juin : « Que j'ai pitié de lui ! […] Humain, trop
humain Bidault ! » Les Bouxom et Menthon, « lorsque durant cette nuit du 4 [février,
chute de Mendès-France], vous hurliez de haine et de joie autour de l'homme
exténué qui voulait vous adresser une dernière fois, avant de quitter la
tribune, des paroles d'apaisement et d'espérance » (Samedi 19 février
1955).
Le bestiaire de Mauriac :
Ces politiciens appartiennent tous à la même espèce de coqs
de combat, mais ils changent de figure selon qu'ils lancent leurs cocoricos sur
le cadavre du vaincu — ou que,
vaincus eux-mêmes, ils traînent de l'aile, cherchent à se faire plaindre,
redeviennent humains. (Mardi 22 juin 1954)
Il s'en prend à Robert Lecourt, qui, parlant au nom du groupe MRP,
avait accusé Mendès-France d'« exceptionnelle
légèreté » :
Je ne connais pas M. Lecourt et j'ignore ce qui est exceptionnel
en lui. J'ai demandé à un de ses collègues quel homme il était. Il n'a su me le
définir que par ce qu'il n'était pas. […] « Hé quoi ! Ne
laisserez-vous pas en paix ces vaincus qui ont passé la main ? »
Certes ! Je le veux de tout mon cœur, mais je le dis tout net : nous
sommes en droit d'exiger qu'ils aient
l'opposition modeste. (Jeudi 1er juillet 1954)
Et de préciser aussitôt qu'il n'en a pas aux militants de ce
parti ni à la masse de ses électeurs : « J'exprime ici, je le sais,
la pensée de militants parmi les meilleurs. La vraie politique M.R.P., la voici
au pouvoir enfin ; mais, par un affreux paradoxe, ce n'est pas assez de
dire, hélas ! que le M.R.P. n'y collabore pas. » Évoquant la conférence
internationale de Genève en cours sur l'Indochine :
J'ignore si nous aboutirons à un accord, et s'il bénéficiera
d'une garantie internationale ; mais je sais que du meilleur de cet accord
nous serons redevables à nos négociateurs actuels et que le pire fera partie de
votre héritage, ô chevaliers de la Tête-de-bœuf, subtils tacticiens de Rabat,
stratèges inspirés de Dien-Bien-Phu ! (Mercredi 7 juillet 1954)
Au vrai, ce qu'il reproche aux politiques du MRP, c'est de
trahir l'idée même d'une démocratie chrétienne, issue du Sillon de Marc
Sangnier, pour les pratiques de la plus basse politique :
Les démocrates chrétiens au pouvoir ont, à mon sens, trahi
leur vocation qui était de rendre manifeste cette vérité : la politique
n'échappe pas à la loi morale. Devenus les maîtres, les hommes du M.R.P. l'ont
bafouée, et à quel moment ! À l'heure historique où il leur était donné de
pouvoir en faire la démonstration éclatante et où, si j'ose dire, l'histoire
donnait raison à Dieu, puisque pour la France, en Indochine, au Maroc, en
Tunisie, la vérité politique, c'est la justice. […] C'est leur incroyable
talent que de faire sortir le désastre d'une situation qui n'en comportait
aucun. (Vendredi 7 mai 1954)
Autre formulation, toujours dans le goût animalier :
D'où vient que les dirigeants M.R.P. ne tiennent aucun compte
des « aspirations des militants » ? C'est que dans les partis
constitués comme ils le sont et surtout au M.R.P. tout membre qui a une
ambition personnelle, fût-elle minime, ne peut la
satisfaire que par le parti et dans le parti. Ces cyprins n'aiment pas leur
bocal, mais pour eux ce serait crever que d'en sortir. (Mardi 30 mars 1954)
Et ceci, sur le jeu au sein de la gauche :
Il saute aux yeux aujourd'hui que l'influence communiste
aboutit à un phénomène de congélation : toute la classe
ouvrière est changée
en un bloc de glace, sur lequel s'ébattent, dans une sécurité profonde, les
pingouins du M.R.P. (Mardi 7 décembre 1954)
Le drame des sept mois
Le vote d'investiture (18 juin 1954) apporte la surprise
d'une inauguration et la nuit du 5 février 1955 le dénouement furieux et
attendu d'une aventure, celui-ci raconté dans le détail. La réflexion sur le premier
acte décisif viendra un peu après, dans laquelle dominera la décision du
candidat de déduire d'avance les votes du Parti communiste qui se porteraient
en sa faveur. Grande habileté aux yeux de Mauriac, lequel regrette
seulement :
On ne peut considérer que tristement et comme la chose du
monde la plus triste, qu'un Pierre Mendès-France, qui va entreprendre enfin une
politique française digne de ce nom ne se considère pas comme mandaté par le
peuple tout entier.
Mardi 1er février 1955 : « Toute
la nation est attentive au bruit des couteaux qui s'aiguisent. » En
janvier et février 1955, le bloc-notes, entre l'abattement et l'indignation,
suit la brève mise à mort.
Voilà tracées les bornes d'un drame.
Les péripéties s'écrivent selon un rythme haletant. La paix
en Indochine par la conférence de Genève, le voyage en Tunisie et l'accueil de
Bourguiba, le voyage au Maroc… Une politique, une volonté, une méthode
annoncées, mais, ô miracle, réalisées — constatera
l'écrivain après coup,
et constatons-nous, de nos jours mêmes.
Cependant l'Algérie… Sous un titre en capitales, digne de
l'événement, LA GUERRE D'ALGÉRIE COMMENCE :
Je ne croyais pas que le pire fût si proche. Ceux qui, en
Algérie, sont passés à l'attaque ne pouvaient douter de ce que serait la
réponse du gouvernement français, puisqu'il ne dépend plus de personne,
aujourdhui, que l'Algérie ne fasse légalement partie du territoire de la
République. […] Mais que j'en sois accablé, mes amis le savent. (Mardi 2
novembre 1954)
Mauriac n'est pas de ceux qui, sur le moment, tentent de
minimiser le fait. Même s'il s'efforce d'y croire encore et de prodiguer des
conseils, son sens du théâtre voit bien que cet événement annonce la fin d'un
si beau parcours. Le malheur de Pierre Mendès-France est, par la faute de
politiciens trop humains, d'avoir été sollicité trop tard :
Nous mesurons mieux ce qu'il en a
coûté à la nation de retarder d'un an l'investiture de Pierre Mendès-France.
Rien n'était joué alors. C'est dans
cette année fatale que l'irréparable a été accompli. J'ai tort
d'écrire
« l'irréparable »… Disons : ce que le gouvernement ne se résout
pas à réparer pour des raisons qui nous échappent et alors que chaque jour qui
passe réduit le peu de chances qui subsistent encore. Pour moi, je suis comme
un coureur qui, au moment d'étreindre le but, referme ses bras sur le vide.
Mais quoi c'est la règle en politique. Il faut se répéter indéfiniment la
formule tant rabâchée du Taciturne « qui n'avait pas besoin d'espérer pour
entreprendre ni de réussir pour persévérer », d'autant que
finalement le Taciturne
a gagné et, par le désespoir, il a atteint la réussite. (Ibid.)
« Pour des raisons qui nous échappent », car elles
se perdent dans l'obscurité des passions trop humaines, les deux gouvernements
précédents
de Laniel ont manqué à tous leurs devoirs. Mais que savons-nous vraiment de
tous les trente-sixièmes dessous où l'humanité s'acharne à remplir la vocation
de sa nature animalière ?
Dès la fin de l'année 1954, le Bloc-notes se fait l'écho des
commentaires et spéculations des uns et des autres sur la chute prochaine du
gouvernement Mendès-France, laquelle sera chose advenue dans les premiers jours
de février 1955.
Cependant le propre du drame, c'est que l'approche de son
issue provoque, dans le spectateur, une prise de conscience longtemps différée,
par une stupeur devant les conséquences de l'action :
Comment ai-je pu envisager cette chute, d'un cœur si
léger ? Maintenant qu'elle est certaine, j'en mesure les conséquences. La
politique n'est pas mon métier. Un changement de ministère, je n'ai rien à y
perdre ni à y gagner. Mais ce grand effort interrompu, qui s'y résignerait sans
une amère tristesse ? (Vendredi 4 février 1955)
Sortir du roman
Guillaume d‘Orange pourtant a réussi.
Un autre qui a atteint la réussite, c'est François Mauriac. Il
lui a suffi de désespérer de la fiction — en somme de céder enfin, mais de
manière inattendue et créatrice, aux
critiques de Sartre — et de s'abandonner de confiance aux événements de l'Histoire :
ils feront d'eux-mêmes le dessin d'un drame complet. Il suffit de les observer
et de les écrire, jour par jour.
Il y faut un personnage capable de les affronter, un héros
malheureux comme le veut le genre de la tragédie : combattant et conscient
dans la mise en œuvre de ses ressources, digne dans la défaite, sensible à
l'ironie — et à la faveur insigne — que lui fait la réalité des
choses, et ménager de son mépris à l'égard de ses ennemis. Quelque chose dans le
destin désormais clos de Mendès-France
— Mauriac ni Mendès ne le savent — laisse entendre que rien n'est
perdu et même, vu sous une certaine lumière, que tout est bien, c'est-à-dire institué
dans un ordre où les insectes ont été remis un moment à leur place et fonctions
d'insectes. Vienne le jour où l'Autre, le Noé sauvé du déluge universel,
descendra de son Ararat pour démontrer qu'une autre pensée d'une autre action
est possible, mais pour éprouver lui aussi l'échec.
Il y fallait un « éditeur », ce fut L'Express, entre
avril 1954 et octobre 1961, quand décidément la cohabitation fut devenue
impossible entre le gaullisme passionné de Mauriac et l'antigaullisme
frénétique de l'hebdomadaire. À L'Express, le Bloc-notes a trouvé la forme à la
fois libre et contraignante de l'écriture journalistique, porté cette forme
à
une hauteur d'achèvement et la figure de l'écrivain-journaliste à une sorte de perfection
classique. J'emprunte cette figure à
Jean Touzot : « Nous rangeons dans cette
catégorie les écrivains qui, par goût ou par nécessité, acceptent de mettre
durablement et régulièrement leur plume au
service d'un quotidien ou d'un hebdomadaire, tout en préparant ou poursuivant
une œuvre de fiction. Servir deux maîtres : l'actualité et sa propre
imagination, tel est le propre de l'écrivain-journaliste. »
Au jour le jour, Mauriac aura prouvé que, malgré une certaine
parole d'Évangile et n'en déplaise à Sartre, la littérature peut servir deux
maîtres, l'Histoire et sa propre exigence d'invention.
L'obligation, c'est de remettre de la copie, tel lignage
pour telle date ; la dimension, c'est la semaine ; la condition,
c'est la liberté, âprement défendue contre la ligne de l'hebdomadaire, les
suggestions des amis ou les attaques des ennemis, et entretenue par la lecture
du courrier.
La semaine représente le bon espace de temps : il y a
les jours de la politique (les séances
des Assemblées, les conférences de presse, les visiteurs, les actualités
télévisées, le rythme de telle polémique…) ; il y a les
dimanches de la solitude et de
la tranquillité, notamment à Malagar
Quelques semaines plus tard, il revient sur cette décision
d'abord peu réfléchie d'abandonner le roman, un retour ambigu, et au pluriel
de lui et de ses semblables :
[…] si nous sommes devenus
journalistes, ce ne serait pas notre soif de justice qui se serait accrue, mais
notre puissance de création qui aurait diminué.
Eh bien, non, je ne le crois pas. En ce qui me concerne,
j'ai écrit, quand je l'ai voulu. Le Sagouin, Galigaï, L'Agneau,
je pourrais aujourdhui même mettre en route un autre récit. Ce qui nous
retient, ce nest pas l'impuissance, mais
plutôt cet « à quoi bon ? »
au-dedans de nous.
Il est trop tard pour que le vieil
écolier ajoute rien à sa copie ; et ce qui
l'occupe vraiment, il n'en peut plus parler à personne. (Mardi 12 avril
1955)
Ce que le roman pourrait distiller de l'intime trouverait
encore des lecteurs, mais en vain. Ce qu'il reste à dire ne supporte plus les
médiations de personnages ni de la fiction. On l'a lu dès le 20 juin 1954 dans
la petite séquence dialoguée, quelque chose doit se libérer directement
et désigner
nommément des ennemis, malgré « les gémissements des belles âmes »
chrétiennes et y compris contre leur religion d'empêchements. Férocement et
sous le couvert de la charité, surgit la liberté d'une vie trop longtemps retenue
de vivre — et donnant libre cours à une invention polémique qu'il ne se
connaissait pas.
Des exercices spirituels
L'exercice du bloc-notes ne relève pas de la spiritualité
ignatienne : on n'est pas dans le discernement, on ne balance pas entre
les opportunités ouvertes à une action, on est dans l'intransigeance de la
conscience. La vertu théologale, c'est la charité en ses mouvements, que
Mauriac pratique notamment sous la forme de la correction fraternelle, à
l'égard des chrétiens égarés dans l'univers sans grâce d'une politique trop
humaine.
L'exercice libère l'écriture : les citations, faites de
mémoire, qui font entrer la littérature, les exclamations et interrogations, les
rythmes d'une voix « blessée », et qui blesse. Son phrasé se
reconnaît entre tous, comme à l'opposé, celui de Malraux, passé, lui, du musée
imaginaire au service de de Gaulle :
Samedi 4 décembre 1954. Hier soir, rentrant de la
campagne, j'apprends que F. M. [François Mitterrand] eût souhaité ma
présence à
la Chambre. Lu ce matin le compte rendu de la séance. Joie de n'y avoir pas
été. Dans l'hémicycle, pour m'y battre, oui, cela m'aurait plu. Mais assister à
la bataille, impuissant et muet, du haut d'une tribune, je n'ai plus cette patience.
La passion physique de ce style, c'est l'impatience : Mauriac
ne supporte plus aucun différé. Pressé dans le petit espace qu'on lui concède
parfois de mauvaise grâce et par la conscience du peu de temps qu'il lui reste,
porté à l'ami comme à l'ennemi par les élans de sa charité à
lui, Mauriac
abrège et, parfois, coupe encore dans la première version du texte. Devant le
chaos et l'indignité de ce monde, le romancier patient quil était fait comme
si tout cela avait un sens, et il l'invente, c'est la raison perverse d'un zoo :
Pourquoi tant de haine ? […] Les assemblées n'ont pas de
vergogne. Elles montrent à nu des sentiments que les particuliers éprouvent
mais dissimulent. Une collectivité a toute honte bue parce qu'elle compte sur
l'anonymat. Même au sein d'un parlement où les individus, pourtant, devraient
se méfier de L'Officiel. Hé quoi ! celui-là, qui hurlait plus
affreusement que les autres, c'était l'honorable M. de Menthon ?
Hé oui ! l'histoire sereine a inscrit sur ses tablettes qu'il arrive au
noble M. de Menthon d'aboyer. (Lundi 7 février
1955)
Certes, mais un soupçon pourrait naître : peut-être
l'écrivain
poursuit-il en lui-même la part d'animalité malheureuse qu'il reconnaîtra un
jour dans Colette, mais celle-ci innocente et heureuse (Lundi 16 novembre
1959).
Pierre Campion