Anne Coudreuse : Simone de
Beauvoir. « La grande aventure d'être moi ».
© : Anne
Coudreuse.
Mis en ligne le 2 décembre
2012.
« La
grande aventure d'être moi »
Simone de
Beauvoir, Cahiers de jeunesse
(1926-1930)
Texte établi,
édité et présenté par Sylvie Le Bon de Beauvoir
Gallimard,
2007
« Naissance du Castor qui depuis longtemps hésitait entre Mlle
de Beauvoir intellectuelle et Mlle de Beauvoir passionnée »
(12 septembre 1929)
Simone de Beauvoir a relu
ses sept cahiers de jeunesse pour écrire les Mémoires d'une jeune fille
rangée. Ils constituent pour le lecteur la lente maturation vers la
femme qu'elle sera, hantée d'abord par son amour pour son cousin Jacques
qui occupe une grande partie de ces lignes, avec la question du
mariage : « Et le mariage. Peut-être qu'un jour je me
marierai ; si ce n'est pas probable, c'est du moins possible. En
tout cas, c'est le plus grand bonheur je pense que toute femme, tout
homme puisse attendre de la vie. Épouser celui, celle qu'il aime »
(21 août 1926). On trouve même, recopiée dans un cahier, une lettre à
Jacques. Bien souvent, les pages de ces cahiers se présentent comme un
journal adressé : « Et je rêvais l'après-midi, devant ce petit
garçon joufflu et sage qui mit un sou dans la main d'une mendiante, à
notre foyer heureux de plus tard où j'apprendrai à nos fils à te
ressembler : nous aurons des soirs paisibles où se transfigureront
nos inquiétudes passées, riches de souvenirs, des ardeurs de notre
jeunesse, si pleine et si voulue que les années ne l'épuiseront
pas » (19 janvier 1927). Dans la même année, les aspirations
hésitent entre un avenir tout tracé dans une voie connue d'avance, et
une destinée plus singulière à conquérir : « Qu'est-ce que je
veux ? la paix. Une vie calme et bourgeoise, un mari à aimer sans
craindre à chaque minute que cet amour ne me meurtrisse, un amour
vigilant, attentif, vivant, passionné mais non inquiet, attendant et
douloureux à crier de tout ce qu'il ne réalise pas, des enfants à
soigner et chérir, des occupations simples et des loisirs sans
remords », écrit-elle le 18 avril 1927. Mais à l'entrée du 29 juin
de la même année, on peut lire : « Ne pas être “Mlle Bertrand
de Beauvoir” ; être moi, ne pas avoir un but imposé du dehors, un
cadre social à remplir, ce qui colle avec moi collera et c'est tout.
Rester hautaine et pitoyable. » Elle évolue sur la question,
incluant la philosophie comme discipline indissociable d'elle-même, et
sur laquelle elle ne veut pas faire de compromis : « Si je me
marie, il faudra prendre ma philosophie avec moi. C'est cela
l'essentiel, tellement que pour le posséder j'accepterais presque de ne
point me marier » (29 juillet 1927). On peut suivre ce
questionnement encore à l'entrée du 3 octobre 1927 : « Est-ce
qu'on épouse une femme comme moi ? » Peu à peu s'impose l'idée
de concilier la vie de femme avec la vocation littéraire, qui semblent
venir dans une même poussée de vie : « Je ne désire pas une
existence éclatante, mais l'amour, quelques beaux livres, et quelques
beaux enfants, avec des amis à qui dédier mes livres et qui apprendront
la poésie et la pensée à mes enfants. […] À la rentrée je verrai à faire
la théorie de mon livre, puis mon livre » (13 mai 1929). Peu à peu
s'affirme la vocation littéraire, dans le reflux des rêves d'avenir
d'une jeune fille de moins en moins rangée : « Moi qui ne
serai peut-être jamais maman », écrit-elle le 3 janvier 1930, avant
de noter le 8 septembre 1930 : « Je suis tout intoxiquée
d'encre et de mots ; je vois ma vie toute rose, avec de beaux
livres à chaque pas, et beaucoup de contentement intérieur. » L'entrée
du 15-16 septembre 1930 contient ce qui pourrait être un résumé d'une
grande partie de son œuvre : « J'ai envie de phrases sur le
papier, de choses de ma vie mises en phrases. »
« Ivre de livres et d'amitié » (29 décembre 1928)
L'ensemble impressionne
par le nombre de lectures de la très jeune femme, soit pour des raisons
scolaires ou universitaires, en particulier quand elle prépare
l'agrégation de philosophie, soit par curiosité personnelle et goût des
découvertes littéraires. Elle cite avec passion la correspondance entre
Jacques Rivière et Alain-Fournier, instaure une sorte de dialogue secret
avec Gide, surtout celui des Nourritures terrestres :
« Relire Gide. L'enthousiasme renaît » (31 octobre 1926). Elle
recopie des poèmes, et en particulier « Aube » de Rimbaud, et
des pages de philosophes, notamment en épigraphes de chacun de ses sept
cahiers, sauf les trois derniers, comme si elle affirmait ainsi sa
propre légitimité, cette « « grande ivresse d'être moi »
comme elle l'indique dans l'entrée du 5 octobre 1926. Elle cite
Heine : « Quelles que soient les larmes qu'on pleure, on finit
toujours par se moucher » (11 mai 1927). Elle qui sait si bien
pleurer, comme beaucoup d'adolescentes, a sur le sujet une réflexion
intéressante, en attendant que ses larmes se tarissent :
« Jammes, Claudel, Le Grand
Meaulnes m'ont fait pleurer ainsi d'admiration accablée. C'est
peut-être là qu'on atteint le maximum de désintéressement, et c'est
pourquoi j'aime qu'on ait le goût des larmes, de ces larmes-là s'entend,
qui loin de décourager et d'affaiblir, trempent l'âme, d'où elle sort
plus ardente à vivre, à agir, à admirer, parce qu'elles naissent de la
vérité, et que dans le vrai seul on retrouve le goût et les raisons de
vivre ». (23 août 1926) Mais il ne faut pas imaginer la jeune
Simone enfermée dans ses livres. Elle manifeste aussi un goût passionné
pour l'amitié, d'abord avec Zaza, rencontrée au cours Desir, mais aussi
avec Stépha avec qui elle fréquente la Bibliothèque Nationale, sans
oublier Merleau-Ponty dont elle salue l'intelligence et la gentillesse,
et surtout René Maheu, surnommé le Lama, qui transforme la jeune femme
en « Castor », à cause de son nom proche du beaver anglais, et
surtout de « son esprit constructeur ». C'est grâce à lui
qu'elle fera la connaissance de Sartre, qu'elle orthographie d'abord
« Sarthe », le jour où il « fait une explication bon
enfant » (15 novembre 1928) lors de la préparation de l'agrégation,
et dont elle écrit le 22 juin 1929 : « Sartre ne m'est
pas sympathique. » Puis elle découvrira en lui un
« merveilleux entraîneur intellectuel » (11 juillet 1929). Le
mythe peut naître entre le jeune normalien et celle qui écrivait :
« Personne n'est à ma hauteur, jamais je n'ai rencontré un
égal. » Elle écrit de très belles pages sur la découverte sensuelle
de l'union de deux corps électrisés par l'intelligence, et c'est à
Sartre que semble s'adresser la dernière ligne de ces cahiers :
« Aimez-moi bien fort mon amour. »
« Oh ! ma vie n'est-elle pas la plus belle œuvre que je
puisse accomplir » (16 septembre 1926)
Ces cahiers sont surtout
l'élaboration d'une vocation littéraire, de plus en plus sûre
d'elle-même, et qui ne va pas sans un individualisme forcené, et un
hédonisme que l'on retrouvera ensuite dans l'œuvre écrite, jusqu'à
l'aveuglement avant la Seconde Guerre Mondiale. Combien de sensations
délicieuses, de remarques sur le temps qu'il fait et qui passe, lors de
promenades au Luxembourg, de goûters avec Stépha, et jusque dans la
« chambre orange », la première où la jeune femme est enfin
chez elle ! Dès le premier cahier, cette vocation apparaît, sous
forme de supposition d'abord : « Je m'amuse à imaginer des
histoires que j'aimerais voir écrites par quelqu'un qui aurait une âme
semblable à la mienne mais qui saurait mieux l'exprimer » (6
septembre 1926). Elle se manifeste encore dans l'entrée du 4 janvier
1927 : Au seuil de la vingtième année. Dialogue avec moi-même.
On retrouverait ici la
définition du romancier par Malraux : celui qui sait faire
dialoguer entre eux les lobes de son cerveau. Vocation littéraire encore
dans ce passage inattendu à la troisième personne, pour raconter un
rendez-vous avec Jacques : « Elle y alla et trouva le bonheur
en effet dans la douceur d'un accueil amical » (2 février 1927). Au
fil des mois, le désir de devenir écrivain s'affirme, se
revendique : « Écrire. Une œuvre où je dirais tout, tout. […]
Richesses de moi ! la connaissance que j'en prends se traduit dans
mon désir d'écrire » (12 avril 1927). Ou encore : « Il
faut que je fasse mon œuvre à moi » (7 juillet 1927). Même les
essais enfantins ne sont pas traités avec trop de modestie :
« Je leur montre [à Merleau-Ponty et à sa sœur] pour les amuser La Famille Cornichon qu'il
compare à Ubu Roi » (18
octobre 1928). Cette vocation littéraire se retourne parfois contre
l'écriture journalière qui n'est pas encore à la hauteur des ambitions
de la jeune femme : « Ceci n'est pas un roman » (3
décembre 1928). Elle est vécue comme un mode de conquête et
d'affirmation de soi. Il s'agit de « remporter une grande victoire
en m'aidant de quelques larmes et d'un peu d'encre » (5 mai 1929).
C'est après la rencontre avec Sartre que cette vocation se change en
destin, ou en unique solution pour vivre cet amour nécessaire dans ses
contingences.
Ce document passionnant
porte les traces de la relecture de ses cahiers par la jeune Simone, en
particulier en 1929, mais pas seulement, comme si l'écrivain à naître
était aussi, simplement, celui qui serait capable de se relire et d'en
tirer la leçon. Le volume s'accompagne d'un cahier iconographique très
riche et émouvant et mérite une place dans le premier rayon des
bibliothèques, comme laboratoire de l'œuvre à venir.
Anne
Coudreuse
7 avril 2008