RETOUR : Chroniques de littérature

Anne Coudreuse : Le destin d'une femme dans la violence de l'histoire coloniale allemande.
© : Anne Coudreuse.

Mis en ligne le 6 décembre 2012.


Le destin d'une femme
dans la violence de l'histoire coloniale allemande

André Brink, Au-delà du silence
The Other Side of Silence, 2002
Stock 2003 pour la traduction française par Bernard Turle
Livre de poche, 2008

Pour Kerstin qui me l'a offert.

Il s'agit d'un roman saisissant sur l'histoire coloniale allemande, moins connue peut-être en France que la colonisation anglaise ou française. André Brink a consulté de nombreuses archives et des livres d'histoire sur les convois de femmes allemandes embarquées vers les colonies du Sud-Ouest africain (aujourd'hui la Namibie) dans les premières années du XXe siècle, pour imaginer le destin de Hanna X, dont l'histoire n'aurait gardé que le prénom, sans que son nom soit déchiffrable sur les traces officielles qu'elle a laissées.

Le roman s'ouvre sur un portrait de son visage détruit, massacré, et dont toutes les marques douloureuses et les cheveux courts apparaissent comme autant d'énigmes que la suite va devoir expliquer : « Elle n'a pas toujours eu cette tête-là. À une époque… il y a bien dû avoir une époque où le miroir lui renvoyait un autre visage. » Orpheline, elle grandit dans une institution de Brême, où elle est maltraitée et victime d'un pasteur qui abuse d'elle, sous prétexte de contrôler ses mauvaises habitudes. Elle est ensuite placée comme domestique dans différentes familles bourgeoises et les maîtres de maison profitent également d'elle, en la payant quelquefois, dans cet univers hypocrite de frustrations secrètes et de moralité affichée. Elle s'embarque à Hambourg pour l'Afrique, avec ses illusions et ses rêves de palmiers. Des femmes allemandes ont été engagées aux frais de l'Empire pour fournir aux colons une épouse. Pendant le trajet, une rencontre avec Lotte, compagne d'infortune qui devient son amante, ouvre une parenthèse de calme et de bien-être, vite refermée par le suicide de Lotte, violée par un des marins qui décide de l'épouser. La violence va se déchaîner en Afrique où l'héroïne découvre la brutalité coloniale et la domination masculine. Au cours d'un voyage en train abominable, elle est violée, défigurée et mutilée, car elle a tenté de résister à la force des hommes. C'est une tribu nama qui la sauve et la soigne, avant de la conduire à Frauenstein, une forteresse où les Allemands enfermaient les femmes rebuts dont les colons n'avaient pas voulu. Personne ne pouvait s'en échapper : Frauenstein était en effet situé au bord d'un falaise et au seuil du désert ; fuir c'était se condamner à mort. La tribu qui a recueilli Hanna est massacrée par des soldats, qui supposent qu'elle est responsable de ses blessures et de ses mutilations. L'héroïne tente de raconter son histoire par écrit, ce qui permet un éclairage sur le titre, dont on trouve diverses variations et explications tout au long du roman : « C'est le dernier moyen qui lui reste de découvrir à tâtons le mur de silence qui l'entoure, de chercher un interlocuteur capable de lui répondre. Il doit bien y avoir quelqu'un, quelque chose, au-delà… » Mais personne ne veut prendre connaissance de son histoire atroce, si bien qu'elle détruit ses pages : « Dans le four à l'arrière de la bâtisse, où on fait le feu chaque jour, Hanna passe une demi-heure à brûler tout ce qu'elle a écrit, feuille par feuille. Elle se laisse emporter par sa fureur. Brûle, brûle… comme un bûcher qui lui serait destiné. […] Comment pourrait-il en être autrement ? Ce qu'elle a écrit ne méritait pas d'être raconté. Ce n'était pas la vérité, ça n'aurait jamais pu être la vérité, toute, et rien que… Comment avait-elle pu imaginer qu'il pût en aller autrement ? La vérité ne se raconte pas : c'est précisément pourquoi c'est la vérité. » André Brink écrit ainsi pour ceux et surtout celles qui n'ont pas pu laisser de traces, et cherche à dire une vérité par éclats de récits, « au-delà du silence », en refusant l'ordre chronologique et en procédant par allers et retours dans son roman, depuis l'enfance jusqu'à l'épisode du train, longtemps différé comme le noyau indicible de l'histoire, la violence absolue, l'innommable.

La seconde partie raconte la révolte d'Hannah et son combat contre les plus forts : les colons, les soldats, les hommes. Elle se met à la tête d'une armée de femmes allemandes et d'autochtones victimes de la violence coloniale et remporte une victoire magnifique contre un fortin, grâce à l'intelligence de son plan de bataille, et sa capacité à mettre à profit toutes les particularités des membres de sa troupe. Elle retrouve même Herr Hauptmann Heinrich Böhlke, qui lui avait dit dans le train : « Quand je baise une femme, elle reste baisée à vie », et tient son impossible revanche. Mais la violence de l'Histoire est trop grande et l'emporte avec elle. Ne reste que le souvenir d'un coquillage offert par une petite fille à la petite fille qu'elle a été ; ce coquillage lui-même a disparu depuis longtemps mais son souvenir l'accompagne : « Ce qu'elle entend, ce ne sont pas les cris, les injures ou le tumulte d'applaudissements, mais le très paisible sifflement au creux d'un coquillage. Et si elle sourit, si ce qu'elle montre peut être interprété comme un sourire, c'est parce que, enfin, Hanna X est parvenue au-delà. »

 

C'est un roman que l'on ne peut pas lâcher avant d'en avoir achevé la lecture, et qui accompagne longtemps après, car André Brink, écrivain sud-africain, a su en faire plus qu'un réquisitoire contre le colonialisme et la domination des hommes sur les femmes, éternelles victimes de leurs violences : il a donné voix à ceux qui n'ont jamais la parole, pour qu'ils nous atteignent au-delà de leur silence. La clé véritable du roman se trouve peut-être dans une phrase murmurée à l'oreille de Hanna presque morte par une femme de la tribu nama qui lui en raconte les légendes : « Il n'y a pas de douleur et de mal qu'une histoire ne peut guérir. » C'est une vérité qui résonne étrangement avec les travaux du philosophe Paul Ricœur et qui explique notre besoin de romans, et l'impossible consolation qu'ils nous promettent.

Anne Coudreuse
30 novembre 2012

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