Anne Coudreuse : Mourir de dire.
Mis en
ligne le 13 mai 2013. © : Anne
Coudreuse Maître de conférences à
l'université Paris13-Sorbonne-Paris-Cité et membre
honoraire de l'Institut universitaire de France, Anne Coudreuse
enseigne la littérature française du XVIIIe
siècle. Elle a publié notamment Le Goût des
larmes au XVIIIe siècle, PUF, 1999. D'autre part, elle
est écrivain. Sur ce site, elle tient une chronique de littérature.
La présente étude est parue d'abord dans la revue
Les Moments littéraires.
Mourir
de dire
Sarah Kofman
Rue Ordener, rue Labat Galilée, 1994
Sarah Kofman était née le 14 septembre 1934 et enseignait
la philosophie à la Sorbonne. Elle a publié l'essentiel de son œuvre critique
chez Galilée. Elle était spécialiste de Nietzsche et de Freud, mais
s'intéressait aussi à la littérature, au personnage de Don Juan par exemple.
Vingt-cinq essais de philosophie précèdent Rue
Ordener, rue Labat, un texte autobiographique poignant, placé sous le signe
de la dualité, et presque de la schizophrénie : les deux noms de rue
symbolisent le déchirement entre deux femmes, la mère biologique qui doit
protéger sa petite fille des rafles pendant la Seconde Guerre Mondiale, et la
mère adoptive, « mémé », qui les recueille chez elle rue Labat.
L'auteur n'établit aucune solution de continuité entre l'œuvre critique et
l'autobiographie, bien au contraire : « Mes nombreux livres ont
peut-être été des voies de traverse obligées pour parvenir à raconter
"ça" », écrit-elle dès la première page, après avoir évoqué le
stylo de son père, rabbin « ramassé » le 16 juillet 1942, et déporté
à Auschwitz : « Je le possède toujours, rafistolé avec du scotch, il
est devant mes yeux sur ma table de travail et il me contraint à écrire,
écrire. » On se souvient de la formule de Georges Bataille :
« Ne m'intéressent que les livres auxquels l'auteur a été
contraint. » Mais cette contrainte porte en elle une lourde menace, comme
le rappelle Jorge Semprun lorsqu'il intitule un de ses récits, L'Écriture ou la vie. Tout au long de
son livre, organisé en vingt-trois chapitres dont le titre ne figure que dans
la table des matières, Sarah Kofman souligne les liens entre son œuvre critique
et son autobiographie, souvent par le recours à une note. Quand elle raconte
une habitude de sa mère, rue Ordener (« Quand elle ne pouvait pas venir à
bout de nos cris, de nos pleurs ou de nos disputes, elle nous enfermait dans
une chambre noire qui servait de débarras, nous menaçant de la venue de
"Maredewitchale" »), elle ajoute deux notes, l'une à propos de
« chambre noire » pour rappeler qu'elle a écrit « un petit livre
intitulé Camera obscura »,
l'autre à propos du personnage du folklore juif auquel elle fait allusion dans Comment s'en sortir ? Genèse d'un
être et de sa fêlure, le récit est également genèse d'une pensée et d'une
œuvre. La première fois qu'elle a entendu parler de philosophes, c'est par la
conversation de « mémé » qui « avait assuré notre salut mais
n'était pas dépourvue de préjugés antisémites. [É] Et elle me citait
Spinoza, Bergson, Einstein, Marx. C'est dans sa bouche et dans ce contexte que
j'entends pour la première fois ces noms qui me sont aujourd'hui si
familiers. » Dans un chapitre intitulé « Les deux mères de
Léonard », elle évoque le « carton de Londres » de Léonard de
Vinci, qu'elle a choisi pour la couverture de son premier livre, L'Enfance de l'art, puis cite longuement
Freud qui explique que Léonard « avait eu deux mères [É]. Quand Léonard,
avant sa cinquième année, fut recueilli dans la maison grand-paternelle, sa
jeune belle-mère Albicia supplanta sans aucun doute sa mère dans son
cœur. » L'essentiel semble se dire par la voix d'un autre, victoire de
l'intelligence et de la culture sur le traumatisme et la culpabilité, mais ne
cesse de se redire autrement, comme dans le chapitre intitulé « La fête
des Mères » où elle raconte qu'elle a acheté deux cartes postales pour
« les deux femmes » : « J'hésite un moment et je choisis
pour mémé la première, celle des deux que je trouve la plus belle. Mon choix
vient bel et bien d'être fait, ma préférence déclarée. » Alors qu'au début
du chapitre VIII, elle écrit : « Le vrai danger : être séparée
de ma mère », avant de raconter toutes les maladies et les malaises que
cette rupture du lien peut entraîner, elle reconnaît au début du chapitre
XIV : « À son insu ou non, mémé avait réussi ce tour de force :
en présence de ma mère, me détacher d'elle. Et aussi du judaïsme. »
Substitution qui se dit de manière biaisée et culturelle dans le chapitre XIX
intitulé « Une femme disparaît », en référence au film d'Hitchcock,
qui appelle ce commentaire laconique et lumineux à la fois, dans une phrase
nominale : « Le mauvais sein à la place du bon sein, l'un
parfaitement clivé de l'autre, l'un se transformant en l'autre. » Un
chapitre s'intitule « Idylle » et évoque le mois où la petite fille a
vécu chez mémé, pendant que sa mère allait rechercher ses frères et ses sœurs à
Nonancourt : « Nous dormîmes dans le même lit, dans sa chambre, pour
n'être plus, cette fois, séparées ni de jour ni de nuit. Je me souviens surtout
de la première nuit où mon émotion et mon excitation étaient très
fortes. » Le trouble est encore plus intense dans le chapitre
« Paravent » : « Rue Labat, à la grande stupéfaction et
irritation de ma mère, elle avait l'habitude de se promener dans l'appartement
en pyjama, poitrine découverte, et j'étais fascinée par ses seins nus. »
On laissera au lecteur l'initiative de lire la dernière
phrase, bouleversante, de ce récit sans pathos qui aurait pu être le stade
ultime d'une résilience réussie, au sommet d'une carrière universitaire et
d'une œuvre critique reconnue. Mais l'aveu, la genèse d'une identité, d'une
pensée et d'une œuvre, devant lesquels les évaluations esthétiques semblent
tout à fait déplacées, ont pesé si lourd que Sarah Kofman s'est donné la mort,
le 15 octobre 1994, quelque temps après la parution de ce livre, qui acquiert
ainsi une dimension testamentaire et laisse le lecteur dans un silence habité
par une présence et une voix qu'il a envie de faire connaître.
Anne
Coudreuse
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