RETOUR : Coups de cœur

 

Pierre Campion : Mona Ozouf à son atelier
Texte mis en ligne le 2 février 2013.

OzoufMona Ozouf, La Cause des livres, Gallimard, 2011, coll. Folio-Essais, 2013.


L'atelier Mona Ozouf

Pour Grégoire et Simone Grimonprez.

À son établi dĠartisan free lance, pendant des années Mona Ozouf peaufina les petites pièces quĠelle envoyait au Nouvel Observateur. Exécutées aux cotes et spécifications du client, vérifiées une dernière fois (ça marche), livrées dans les temps : telle était la fierté professionnelle de cette très petite entreprise, hébergée sur un coin de table dans les installations dĠune personne connue par ailleurs comme membre du CNRS et de lĠEHESS. À côté de lĠimposante firme Richet, Furet & Cie où elle a travaillé, Mona Ozouf avait créé et maintenu sa marque à elle, laquelle, ces années-ci, a sorti des œuvres plus conséquentes, à dominante autobiographique.

Dans le livre où en 2011 elle réunit certains de ces articles « échelonnés sur près de quarante ans dĠexistence » — chaque année, la rentrée en septembre, les vacances en juillet —, le sujet cĠest tel livre qui vient de paraître. Le maître qui le lui donne à traiter, cĠest elle-même — et, sans doute, parfois, et gentiment, la rédaction de lĠhebdomadaire : allez Mona, on est en 78, cĠest le bicentenaire de Voltaire-Rousseau, envoie-nous quelque chose avant la distribution des prix… Et elle de relever avec jubilation le défi ancien du parallèle, de se couler dans le modèle du Corneille-Racine, de le renouveler selon le principe consacré du paradoxe : là où la pente intellectuelle, morale, politique de mon lecteur, et tout son tempérament de léniniste une fois la semaine réclament lĠavantage à Rousseau, je lui demanderai de porter quelques fleurs à Voltaire « dans la crypte funèbre où nous lĠavons, croyons-nous, rangé ». LĠautre est bien assez honoré comme ça. Et voilà le travail, rendu à temps pour paraître le 19 juin, selon le nombre exact de signes concédé dans la page !

Mona Ozouf a toujours aimé les contraintes de lĠécole, lĠajustage des phrases au micron, les joies modestes, pleines et sans remords de lĠexercice imposé, dans lequel elle trace à merveille les figures de sa liberté. Elle aimait « la composition française ». Elle doit aimer le traitement de texte. Elle aurait adoré le torturant et jouissif résumé de texte, que les lycéens de son temps ne connaissaient pas : tant mieux pour eux, dommage pour elle.

Le jeu en 2011 : trier parmi les chroniques publiées et reprendre telles quelles celles que lĠon aura retenues (cent trente textes quand même environ), y ajouter deux ou trois interventions inédites. Classer le tout par thèmes. Successivement : « Une patrie littéraire » (on reconnaît lĠun de ses livres), « Une liasse de lettres », « Voix dĠailleurs » (Henry James, entre autres et for ever), « Portraits de femmes » (bien sûr), « Tableaux de la France et des Français » (bonjour M. Siegfried), « Lumières, Révolution, République » (le cœur du livre), « Parmi les historiens » (les amis, les complices, les confrères). Sept titres : préfère lĠimpair, mais pas le trois de la dialectique, ni le cinq de la tragédie, qui nĠont rien à faire ici.

Dans ce gros livre soigneusement composé et qui ne sĠasservit jamais à lĠordre chronologique — la plus bête manière de respecter lĠévénement et surtout de le créer —, une certaine idée court en même temps quĠune réprobation : contre les folies de la raison, contre lĠexigence totalitaire de la transparence, et contre les ambitions démesurées dĠun siècle qui, voulant refaire lĠhomme, y dépensa une richesse inhabituelle dĠexactions et de tortures, de prisons et de camps, dĠaffamements et de meurtres de masse — dĠhypocrisie aussi et de sophismes à dormir debout —, Mona Ozouf défend lĠimprévisibilité joueuse de lĠHistoire et la liberté très particulière des humains, leur droit à lĠinnocence du plaisir, leurs infinies ressources à vivre dĠamitiés, de joies possibles, de vérités limitées et éprouvées, dĠécriture, de lecture et de pensée juste. La vraie cause, ce nĠest pas celle du peuple — ­elle nĠaime pas beaucoup cette notion-là, que lĠon a tordue à plaisir depuis les massacres dĠun certain septembre 1792. Ce nĠest même pas celle de la littérature, notion trop théorique et qui a suscité trop de sectes, cĠest celle des livres : tous singuliers, chacun à sa date, chacun se proposant comme un sujet nouveau apporté de lĠextérieur au zèle de la chroniqueuse par lĠéditeur avisé dĠune œuvre oubliée, un auteur fervent ou un savant austère, une circonstance, un mot de son rédacteur en chef.

En fait, les écrivains sont ses vrais donneurs dĠordre, surtout quand ce sont des femmes. Les correspondances, les mémoires et les récits de voyage sont ses genres préférés. LĠHistoire, cĠest la basse continue de ses morceaux, et les historiens, ses collègues, font le chapitre dernier : Paul Veyne, Pierre Nora, et même Pierre Manent, et Annie Kriegel malgré tout… et puis, ultime exercice dĠadmiration, François Furet, « le thérapeute de la croyance ». Car ça se soigne.

Elle adopte dĠenthousiasme les lois du genre : la brièveté, le jeu du renversement (« Pas si vite ! »), le sens du titre provocateur et un peu facile : « Les quatre filles du docteur Marx », « Terminus Thermidor », « Le Paradis de Tante Margaret » (il sĠagit de Margaret Mead, on attendait une princesse), « Pour lĠamour de Germaine » (de Sta‘l)… La première de la classe ne déteste pas rire sous cape, du professeur ou de ses condisciples, et de ses lecteurs en général, avec le lecteur préféré que chacun veut et croit être. Seule une loi de la presse est récusée, celle qui suggère que la chronique littéraire se fait avec quelques phrases de la quatrième de couverture et deux citations prises au hasard dans le livre. Dernier miracle : Mona Ozouf lit les livres dont elle parle.

Lectrice plus quĠattentive de Tocqueville toujours et ici encore, elle sait bien les illusions et les périls de lĠégalité. Cependant, comme lui, elle adhère au principe de lĠâge démocratique, non pas parce quĠil faudrait y croire — elle a donné —, mais parce que telle est désormais la réalité de lĠexistence sociale : aimons ce qui est. Simplement elle réserve sa fraternité aux écrivains quĠelle se choisit et demande la liberté pour les talents des êtres à être ce quĠils sont.

 

À propos de George Eliot, le 13 avril 1995 : « Ces beaux romans touffus, à quinze ans on les lisait au galop, aimanté par le destin des figures auxquelles on sĠidentifiait passionnément. […] AujourdĠhui — est-ce parce quĠon est rassuré sur le sort des héros, parce quĠon a appris à percevoir lĠironie dans le prêche ou quĠon sĠest soi-même converti aux séductions de la lenteur ? — on sĠenchante au contraire des détours de la romancière, épouse son allure buissonnière, adore ses digressions et ne se lasse pas de converser avec elle à bâtons rompus, en flânant sous les ormes du pré communal » (même jeu le 1er mai 2008). Retour aux quinze ans, au « Saint-Brieuc de [son] enfance », à la classe de troisième où Renée Guilloux expliquait Iphigénie « de manière transportante », aux visites à Louis Guilloux et à ses conseils de lecture inattendus. Retenons lĠimprégnation proustienne, et notons le pronom indéfini et ses appositions au neutre. Est-ce la pudeur dĠauteur quĠautorise cet usage du « on » ? Ou bien, ferraillant encore contre dĠautres adversaires, Mona Ozouf soutiendrait-elle lĠindistinction de genre dans laquelle se vivent les expériences de lire et dĠécrire ?

Pierre Campion


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