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Pierre Campion : Jacques Rancière et la démocratie. Un livre d'intervention

Sur Rancière, lire par ailleurs sur ce site trois textes de Pierre Campion :
La poétique de l'histoire selon Jacques Rancière
Mallarmé à la lumière de la raison poétique. Compte rendu du livre de Jacques Rancière, Mallarmé. La politique de la sirène.
Littérature et politique. Le partage du sensible selon Jacques Rancière.

Je signale le texte d'Alexandre Seurat Penser à la limite : pour une lecture critique de Jacques Rancière (décembre 2005), dans Trans - Revue de littérature générale et comparée, Université de Paris 3, n° 2, « Littérature et image ». Dans ce texte, A. Seurat se situe au point de vue de la littérature : « La pensée de Rancière est en effet fondamentalement transversale, et porteuse de développements multiples pour les littéraires, en particulier comparatistes. »
Autre référence, portée le 23 novembre 2006 : Charlotte Nordmann, Bourdieu / Rancière. La politique entre sociologie et philosophie, éd. Amsterdam, 2006.
Également une synthse rcente des positions de Rancire dans un entretien qu'il a eu avec le site EspaceTemps.net, publi le 8 janvier 2007 sous le titre Les territoires de la pense partage.

Mis en ligne le 1er septembre 2006 et complété les 12 septembre 2006 et 9 janvier 2007.

© : Pierre Campion.


Jacques Rancière et la démocratie

Un livre d'intervention

Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, Paris, La Fabrique éditions, 108 pages, 2005.

 

L'œuvre de Rancière est abondante et diverse. Philosophe de formation et de profession, il travaille sur les frontières entre les disciplines intellectuelles (l'histoire, l'esthétique, la philosophie…) et entre les activités artistiques (la littérature et le cinéma…), et toujours dans l'esprit d'une réflexion politique, et sur la politique.

Dans son dernier livre, il fait le point, brièvement, sur le thème qui inspire et structure, plus ou moins explicitement, tous ses travaux : la démocratie comme l'essence même de la politique.

La position de Rancière

Depuis que l'effondrement de l'empire soviétique aurait laissé la démocratie seule avec elle-même, la crise déjà ancienne du gouvernement démocratique aurait pris une nouvelle forme ainsi exprimée par les experts gouvernementaux et par les intellectuels qui les soutiennent :

La démocratie, comme forme de vie politique et sociale, est le règne de l'excès. Cet excès signifie la ruine du gouvernement démocratique et doit donc être réprimé par lui. […] Les intellectuels ont besoin d'une autre monnaie, surtout de ce côté de l'Atlantique et surtout dans notre pays où ils sont à la fois proches du pouvoir et exclus de son exercice. Un paradoxe empirique, pour eux, ne peut se traiter par les armes du bricolage gouvernemental. Ils y voient la conséquence de quelque vice originel, de quelque perversion au cœur même de la civilisation, qu'ils s'emploient à traquer en son principe. Il s'agit alors pour eux de dénouer l'équivoque du nom, de faire de « démocratie » non plus le nom commun d'un mal et du bien qui le guérit, mais le seul nom du mal qui nous corrompt. (p. 15)

Préparée par Furet (à travers son analyse de la Terreur dans la Révolution française) et par Arendt (à travers son analyse des droits de l'homme) et réalisée notamment par Jean-Claude Milner[1], l'opération de ces intellectuels consiste à dénoncer « l'exigence fiévreuse d'égalité qui travaille les individus démocratiques et ruine la recherche du bien commun incarnée dans l'état » (p. 24), cela en révélant la forme nouvelle et « criminelle » que prendrait, selon eux, le totalitarisme au sein même des sociétés démocratiques : le déferlement illimité des égoïsmes individuels.

N'était le style de Rancière (son allegro, son phrasé si particulier et si pressé, son ironie et sa verve, son espèce de gaieté, son sens du paradoxe et des retournements), la première partie de son essai — « De la démocratie victorieuse à la démocratie criminelle » — ressemblerait aux nombreuses diatribes que nous dispense la deuxième pensée unique dominante dans le paysage intellectuel et politique français (la première étant celle du libéralisme, et les deux se présentant chacune comme exclusive de toute autre). L'assimilation simple de la société au capitalisme libéral et la critique apparemment post-marxiste de la société, les références non développées aux luttes historiques de 1995 et 2005 (le livre est paru avant celles de 2006), les têtes de Turc (l'Amérique, la revue Le Débat, les noms de Leo Strauss, de Furet, de Finkielkraut…), voilà des traits propres peut-être à créer chez certains lecteurs quelques malentendus et, partant, quelques désillusions. Cependant, même dans ces passages, Rancière est un écrivain qui sait créer sa musique — et écouter celle des autres, par exemple telle déploration de Dominique Schnapper, dans laquelle il décèle la réminiscence involontairement farcesque du Manifeste du parti communiste (pp. 24-26).

Un peu plus préoccupant, c'est le titre lui-même et le sens qui en est développé. On attendait ici d'autres ennemis de la démocratie que Jean-Claude Milner ou Benny Lévy, car il existe quand même actuellement quelques groupes et pouvoirs qui haïssent la démocratie d'une haine ouvertement déclarée (à bas la démocratie, vive la mort…), haine plus armée, plus violente et plus dangereuse évidemment que celle de certains intellectuels français. Rancière pose d'emblée que, depuis Platon, « le mot lui-même [de la démocratie] est l'expression d'une haine » et il convient qu'« il l'est encore aujourd'hui pour ceux qui font de la loi divine révélée le seul fondement légitime de l'organisation des communautés humaines » (pp. 7-8). Et il ajoute : « La violence de cette haine est certes d'actualité. Ce n'est pourtant pas elle qui fait l'objet de ce livre, pour une simple raison : je n'ai rien en commun avec ceux qui la profèrent, donc rien à discuter avec eux. » L'auteur aura donc quelque chose en commun avec Platon et avec Milner, et à discuter avec eux, mais rien à dire aux théocraties sanglantes et rien à en dire, sinon à un moment pour imputer aux démocraties occidentales le resurgissement des fondamentalismes anti-démocratiques :

Pouvoir étatique et pouvoir de la richesse se conjuguent tendanciellement en une seule et même gestion savante des flux d'argent et de populations. Ils s'appliquent ensemble à réduire les espaces de la politique. Mais réduire ces espaces, effacer l'intolérable et indispensable fondement du politique dans le « gouvernement de n'importe qui », c'est ouvrir un autre champ de bataille, voir resurgir sous une figure nouvelle et radicalisée les pouvoirs de la naissance et de la filiation. Non plus le pouvoir des monarchies et des aristocraties anciennes, mais celui des peuples de Dieu. (p. 104)

Les choses, de ce côté-là, ne seraient-elles pas un peu plus compliquées ? Toute l'œuvre de Rancière dit assez que les médiations par lesquelles s'accomplissent les limitations réciproques des lieux, des pouvoirs et des idéologies (ce qu'il appelle « le partage du sensible[2] ») sont d'une grande et fine complexité. Quant au mot de haine, ne devrait-il pas être écrit avec plus de discernement et de prudence ? Le mot de la haine est bien un mot de la langue française ; on peut l'écrire, mais non sans discernement, car il évoque la guerre et il peut y porter : il suggère que ces intellectuels-là sont en guerre avec la démocratie et, par là, réciproquement et nécessairement, il tend à les désigner implicitement comme des ennemis. Si parfois la guerre peut être inévitable et même nécessaire, encore faut-il, comme on dit, ne pas se tromper d'ennemi.

Le noyau dur du livre

La deuxième partie (« La politique ou le pasteur perdu »), la troisième (« Démocratie, république, représentation ») et, à bien des égards, la quatrième (« Les raisons d'une haine ») sont d'une tout autre veine : cristalline et dure. Synthétisant mainte analyse développée précédemment dans La Mésentente (1995) et nombre des intuitions structurantes des livres sur l'esthétique et notamment sur la littérature, elles expriment philosophiquement et rigoureusement la vision politique de Rancière, en tant que celle-ci fonde sa pensée en général.

Comme souvent chez lui, le point de départ ici est dans Platon. Dans le dialogue des Lois, l'Athénien énumère les six premiers titres qui donneraient un droit à commander autrui[3] : celui des père et mère à l'égard de leurs enfants, « celui des gens de haute naissance à l'égard de ceux qui sont de basse extraction », celui des anciens à l'égard des jeunes, celui du maître à l'égard de l'esclave, celui du plus fort à l'égard du plus faible, « celui qui enjoint à l'ignorant de suivre, et à l'homme sensé de le guider et de le commander ». Rancière caractérise ainsi ces six premiers titres :

Tous ces titres remplissent les deux conditions requises : premièrement, ils définissent une hiérarchie des positions. Deuxièmement ils la définissent en continuité avec la nature : continuité par l'intermédiaire des relations familiales et sociales pour les premiers, continuité directe pour les deux derniers. Les premiers fondent l'ordre de la cité sur la loi de filiation. Les seconds demandent pour cet ordre un principe supérieur : que gouverne non point celui qui est né avant ou mieux né, mais simplement celui qui est meilleur. (pp. 46-47)

Mais, dans Platon, remarque Rancière, il y a un septième principe, ainsi exprimé, en effet, par l'Athénien : « En alléguant l'existence d'une septième sorte de commandement qui a pour elle la faveur des Dieux et l'heureuse Fortune, nous en venons à un tirage au sort : que celui-là commande qui aura gagné à cette loterie, tandis que celui qui y aura été malchanceux se retirera pour être commandé, rien n'est plus équitable, disons-nous ! » Ironie ou pas de la part de Platon, et à juste titre, ce passage revêt une grande importance aux yeux de Rancière :

Le « septième titre » nous montre qu'il n'est besoin, pour rompre avec le pouvoir de la filiation d'aucun sacrifice ou sacrilège. Il y suffit d'un coup de dés. Le scandale est simplement celui-ci : parmi les titres à gouverner, il y en a un qui brise la chaîne, un titre qui se réfute lui-même : le septième titre est l'absence de titre. Là est le trouble le plus profond signifié par le mot de démocratie. […] Le scandale est celui d'un titre à gouverner entièrement disjoint de toute analogie avec ceux qui ordonnent les relations sociales, de toute analogie entre la convention humaine et l'ordre de la nature. C'est celui d'une supériorité fondée sur aucun autre principe que l'absence même de supériorité. (pp. 47-48)

Ce que signifie le critère du sort, c'est la compétence à gouverner de chaque membre du peuple, entendons : « le gouvernement de n'importe qui » (p. 104), ou, pour reprendre un autre paradoxe de Rancière, « le seul [titre] qui reste, […] le titre anarchique, le titre propre à ceux qui n'ont pas plus de titre à gouverner qu'à être gouvernés » (p. 53). Telle est la formule du « gouvernement du peuple » ou plutôt de ce qui oblige tout gouvernement en quête de légitimité, c'est-à-dire de cela qui, comme condition de et « supplément » à toute autorité, lui permet de s'exercer effectivement sur les gouvernés :

L'égalité n'est pas une fiction. Tout supérieur l'éprouve, au contraire, comme la plus banale des réalités. […] Dès que l'obéissance doit passer par un principe de légitimité, qu'il doit y avoir des lois qui s'imposent en tant que lois et des institutions qui incarnent le commun de la communauté, le commandement doit supposer une égalité entre celui qui commande et celui qui est commandé. (p. 55)

On reconnaît ici le principe paradoxal d'égalité qui s'exprimait déjà, sous d'autres formes, dans les livres précédents de Rancière et, par exemple, dès Le Maître ignorant (seul peut enseigner celui qui, à l'égal de son élève, ne sait pas) mais aussi dans Les Noms de l'histoire (contre le monopole des historiens à écrire l'histoire) et dans son Mallarmé (contre le monopole sur Mallarmé du pouvoir des spécialistes ou de la vénération des initiés) : le savoir n'appartient pas à ceux qui savent, il se construit entre ceux qui ne savent pas[4]. Ainsi, rebroussant chemin dans l'œuvre de Rancière à partir de La Haine de la démocratie, dirais-je volontiers : la condition de l'autorité des spécialistes — on ne parle pas de celle des initiés, d'essence mystérieuse et purement gracieuse, par nature non partageable autrement que sur le mode de l'élection —, c'est qu'ils écrivent de Philippe II ou de Mallarmé (ou de Balzac, etc.) à l'égard de tout un chacun, d'égal à égal, et d'ignorant à ignorant. Sinon, s'adresser exclusivement aux quelques-uns censés capables de comprendre fait que même ces quelques-uns ne seront pas persuadés de suivre celui qui parle en tant qu'il sait. Ainsi, puisque le savoir n'est pas un objet en soi que l'on puisse posséder ou non, le partage de tout savoir relève d'une poétique, entendons d'un dispositif d'écriture élaboré à l'intention de tous et abandonné à la disposition de chacun. Il s'ensuit que toute poétique du savoir brouille les frontières qui, séparant les disciplines, assureraient aux experts le monopole de tel secteur du savoir. Enfin, et toujours en remontant aux origines de l'œuvre de Rancière, cette question de la poétique, et, à travers elle, sa position notamment à l'égard de la littérature renvoient à une dimension de la démocratie et de la politique : encore une fois, il s'agit ici du partage démocratique du sensible, partage par lequel se forment et se reforment sans cesse les subjectivations.

La démocratie comme exigence

Rancière ne méconnaît pas « la difficulté du combat démocratique », qui réside, selon lui, dans la perpétuelle tension entre la visée nécessairement particulière des mouvements populaires réels et leur vocation à actualiser l'impératif universel de l'égalité :

Un mouvement politique est toujours un mouvement qui brouille la distribution donnée de l'individuel et du collectif et la frontière admise du politique et du social. L'oligarchie et ses savants n'ont pas fini de l'éprouver dans leur entreprise pour fixer la distribution des lieux et des compétences. Mais ce qui fait l'embarras de l'oligarchie fait aussi la difficulté du combat démocratique. Dire qu'un mouvement politique est toujours un mouvement qui déplace les frontières, qui extrait la composante proprement politique, universaliste, d'un conflit particulier d'intérêts en tel ou tel point de la société, c'est dire aussi qu'il est toujours menacé d'y rester cantonné, d'aboutir de fait à la seule défense des intérêts de groupes particuliers en des combats chaque fois singuliers. (p. 92-93)

Plus fondamentalement encore :

Le processus démocratique doit […] constamment remettre en jeu l'universel sous une forme polémique. Le processus démocratique est le processus de cette remise en jeu perpétuelle, de cette invention de formes de subjectivation et de cas de vérification qui contrarient la perpétuelle privatisation de la vie publique. […] S'il y a une « illimitation » propre à la démocratie, c'est là qu'elle réside : non pas dans la multiplication exponentielle des besoins ou des désirs émanant des individus, mais dans le mouvement qui déplace sans cesse les limites du public et du privé, du politique et du social. (p. 70)

La démocratie est une exigence, inconditionnelle. Telle est la maxime fondamentale du discours de Rancière. C'est une exigence d'un genre particulier : non pas proférée, comme souvent l'exigence éthique, au nom de ce qui devrait être ; ni, comme l'annonce prophétique ou messianique, au nom de ce qui sera. Non, c'est une exigence portée au nom de ce qui est, et qui pourtant n'est réalisé ni ne se réalise dans et par aucune « police ». (Rancière appelle police [du grec politeia] toute forme de gouvernement institué.)

Car l'égalité existe entre les hommes. Elle existe en droit certes, mais surtout elle existe de fait, comme ce qui détermine la forme démocratique en tant que ce « supplément » dont aucun gouvernement réel ne peut se passer : l'exercice de l'égalité, c'est le rappel du politique à l'ordre de la politique elle-même. Tel est le nœud paradoxal, formé philosophiquement, qui fait la force de la pensée de Rancière, et de tous ses autres paradoxes : ses écrits consistent dans la réaffirmation, à temps ou à contretemps, du principe d'égalité en tant que réel, depuis les Grecs, et, depuis les Grecs, inspirant l'exigence de son actualisation politique sous le nom de démocratie. Pour approcher ce paradoxe dur et non réductible, risquons une formulation (une fiction) qui ferait dire à l'homme rancérien, d'après Auguste : « Je suis l'égal de tous, je le suis, je veux l'être. » Cela entendu comme une parole commune retentissant en chacun de ceux qui se veulent des humains, à part égale, en telle occasion : comme une maxime qui serait prononcée non par l'empereur de Rome ou le héros de Corneille ou quelque héros que ce soit, mais bien par n'importe qui et pour le compte de n'importe qui, sur la scène de la politique telle qu'elle se dresse à nouveau sous les yeux de tous, au moment d'un conflit collectif qui met en jeu l'humanité de chacun.

La pensée de Rancière n'est donc pas là pour livrer clés en mains une utopie de gouvernement et/ou de société, ni pour proposer le logiciel d'une organisation des luttes populaires, ni pour approvisionner en concepts certaines machinations post-léninistes en mal de légitimité démocratique. Plus encore, si c'est possible, que toute autre expertise, elle récuse les experts en avenir, lesquels, contre toute idée plausible de ce que c'est que l'avenir, prétendent déduire ce qui sera de ce qui existe, fût-ce ou justement en renversant purement et simplement ce qui est :

L'exigence démocratique a été longtemps portée ou recouverte par l'idée d'une société nouvelle dont les éléments seraient formés au sein même de la société actuelle. […] C'est cette vision qui soutient encore aujourd'hui l'espérance d'un communisme ou d'une démocratie des multitudes […]. Comprendre ce que démocratie veut dire, c'est renoncer à cette foi. […] La société égale n'est que l'ensemble des relations égalitaires qui se tracent ici et maintenant à travers des actes singuliers et précaires. (pp. 105-106)

Par cette réduction radicale de la démocratie à son geste simple ne subsistent en effet que ces « actes singuliers et précaires ». Certainement des actes qui se posent difficilement dans des actions réelles, sociales et politiques, auxquelles Rancière ne ménage pas son soutien. Mais aussi et proprement les articles et les livres de Jacques Rancière, qui sont autant d'interventions, certaines portées dans le champ des savoirs et d'autres directement dans le champ politique : c'est sa manière de combattre. La Haine de la démocratie appartient à ce dernier genre et le Mallarmé, pour prendre un exemple qui nous intéresse particulièrement ici, appartient au premier genre : libérer Mallarmé des mains de ses spécialistes et des obscurités ajoutées par les initiés. Certes, mais se rappeler que les otages parfois résistent à leurs libérateurs et, reprenant leur liberté, suivent ensuite leur chemin : Mallarmé n'est pas un poète démocrate, même à son insu et « objectivement ». En tout, la politique du coup de main a ses limites, que Rancière connaît sans doute, mais elle permet la réaffirmation incessante et en acte d'un principe qui, lui, est bon et salutaire, celui selon lequel Mallarmé n'appartient qu'à lui-même et à tous, et que tous les hommes sont égaux.

Deux passions et un lieu

Les passions de Rancière, ce sont celle de l'égalité et celle de la vérité. Ces deux mots, bien sûr, ne sont pas synonymes ; l'un évoque plutôt la politique, l'autre plutôt la philosophie.

Son vrai lieu, c'est la philosophie. Car, derrière sa conception de la politique, Rancière professe une certaine vérité de l'homme : dès qu'il est question entre les hommes de leur humanité, c'est-à-dire perpétuellement, il y a un conflit entre eux au sujet de leur humanité. À travers l'exigence de l'égalité, ce que les uns réclament contre les autres, c'est d'être admis à l'humanité que ces autres monopolisent.

Aucune passion ne se justifie objectivement, et, à tous égards (morale, esthétique, politique…), la philosophie est un lieu qui n'est pas plus surplombant et illimité qu'un autre[5]. Chez Rancière, elle se veut d'autant moins souveraine qu'elle entend penser le dissensus fondamental (« la mésentente ») que les humains entretiennent entre eux, moins sur leurs conditions de vie dans la société ou leur statut dans le gouvernement (dans telle ou telle police) que sur leur humanité.

C'est ce qui fait que les dernières lignes du livre résonnent d'un accent prenant, que l'on dirait spinoziste :

[La démocratie] n'est portée par aucune nécessité historique et n'en porte aucune. Elle n'est confiée qu'à la constance de ses propres actes. La chose a de quoi susciter de la peur, donc de la haine, chez ceux qui sont habitués à exercer le magistère de la pensée. Mais chez ceux qui savent partager avec n'importe qui le pouvoir égal de l'intelligence, elle peut susciter à l'inverse du courage, donc de la joie. (p. 106)

Pierre Campion



[1] Jean-Claude Milner, Les Penchants criminels de l'Europe démocratique, Verdier, 2003.

[2] Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique éditions, 2000. Voir sur ce site le compte rendu que j'en ai fait.

[3] Platon, Les Lois, III, 689e-690d. Je cite ce passage d'après l'édition des Œuvres complètes de Platon dans la coll. de la Pléiade, vol. II, traduction de Léon Robin, 1950, pp. 726-727.

[4] Jacques Rancière : Le Maître ignorant. Cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle, Fayard 1987 ; Les Noms de l'histoire. Essai de poétique du savoir, Seuil, 1992 ; Mallarmé. La politique de la sirène, Hachette, 1996.

[5] Sur cette question, voir l'article de Jacques-David Ebguy : « Le travail de la vérité, la vérité au travail : usages de la littérature chez Alain Badiou et Jacques Rancière », dans « Les philosophes lecteurs », Fabula LHT (littérature, histoire, théorie), n 1, février 2006.

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