RETOUR : Coups de cœur

 

Pierre Campion : Compte rendu des deux livres de Jacques Réda, La Physique amusante et Lettre au physicien. La Physique amusante II.
Texte mis en ligne le 10 avril 2012.

© : Pierre Campion.

Voir sur ce site un autre commentaire : sur le recueil Ponts flottants de Jacques Réda.

À lire : l'article de Jean-Pierre Colombi « L'Oxymore Majeur. Sur La Physique amusante, de Jacques Réda », dans la revue Théodore Balmoral, hiver 2011-2012, nº 64, pp. 173-185.

  
Jacques Réda, La Physique amusante et Lettre au physicien. La Physique amusante II, Gallimard, 2009 et 2012.


Jacques Réda

ou les équations du poète

Je pense donc timidement

Que la Physique est un roman,

Un hymne, une ode, une épopée,

Une métaphysique aussi […].

Jacques Réda, La Physique amusante, p. 94

Comment écrire en un seul alexandrin le chiffre de 26 0000 ans qui exprime, en astronomie, la précession des équinoxes, c'est-à-dire le lent mouvement que décrit l'axe de la terre sur le fond du ciel ? Voltaire résolut le problème en ces termes :

Pôle immobile aux yeux, si lent dans votre course,

Fuyez le char glacé des sept astres de l'Ourse :

Embrassez, dans le cours de vos longs mouvements

Deux cents siècles entiers par delà six mille ans.

C'était pour célébrer Newton, et l'on oublie en général ce Voltaire-là : Quel motif, dit-on ! Quelle pauvreté d'inspiration, et quelle rhétorique !

Eh bien, on ne fera pas à Réda le coup du mépris, ou si quelqu'un tente de le faire, ce quidam en sera pour ses frais. Prémuni de sa gaieté et de son ironie, de ses lectures et de son talent, de ses amitiés parmi les savants, et de son humilité ambitieuse, Réda se risque hardiment aux vagabondages dans l'Espace et le Temps.

Mais le patron invoqué, c'est plutôt Lucrèce, sur lequel il peina en son jeune âge et dont maintenant il reprend, en mode mineur, l'adresse à la divinité :

Veuille Vénus que je renaisse

Et que toujours le relisant

Je puise en cette œuvre la force

D'élaborer au moins l'amorce

D'un art qui rivalisera

Avec le sien, si la déesse

Accorde à d'autres la prouesse

D'un neuf De rerum natura

Conforme au sort de notre époque

En profond bouleversement. (Lettre au physicien, 61)

Lucrèce donc, et un peu de Hugo, mais scandés selon l'octosyllabe de La Fontaine et tempérés par les formules mnémotechniques de l'école :

« Pour bien définir l'Énergie

Il suffit que l'on multiplie

La masse par la célérité

De la lumière, mise au carré. » (cité dans la Lettre au physicien, 7)

Le vers de mirliton et l'hexamètre de l'Ancien, pour rendre la sagesse toute nouvelle que notre temps en morceaux exige, faite de sérieux et de modestie, d'ironie et de désinvolture.

À l'écoute des espaces

Au promeneur des espaces parisiens et périphériques, rien n'échappe des grandeurs et misères des édifices et pavillons, avenues et sentiers, viaducs et dépotoirs… De même, au rêveur des sphères et trous noirs, à l'esprit attentif aux errances et spéculations de ses amis cosmologistes, tout murmure dans l'univers. La mécanique céleste et celle des fermions, bosons, quarks et autres particules, charmées ou non, il aime à la réfléchir dans la physique des vers, l'une et l'autre ayant ses raisons et ses énigmes, ses variations et ses surprises, et sa très longue histoire — moins longue quand même celle de la poésie. (Encore que le big bang et bien des objets de l'infiniment petit soient de conception plus récente que l'élégie ou le sonnet.)

Naguère, Réda demanda aux Muses d'« accueillir ses vers comme danseurs », pour rendre hommage aux physiciens, « ces vertigineux poètes de notre temps » (La Physique amusante, 11 et 8). Maintenant il adresse des épîtres au Physicien, nommément à Jean-Pierre Luminet. Non pas certes comme Horace aux Pisons ou saint Paul aux Corinthiens, mais selon les tons et mouvements nombreux dont une longue évolution a rendu capable le vers français.

Les mouvements de l'univers

« Tout danse. » Réda s'emploie donc à porter les rythmes de l'univers dans l'ordre nombré des vers.

Les jeux du Majuscule et du Minuscule, les « attraits du vide » et les « approches du possible » — celles-ci de longtemps familières à sa curiosité[1] —, voilà de quoi chanter.

Allegro et sautillant, l'octosyllabe, à l'instar de La Fontaine :

Le concept d'atome remonte

À la plus haute Antiquité.

Leucippe, à ce que l'on raconte,

L'a pour ainsi dire inventé.

[…]

Essayons donc de le portraire. (Lettre au physicien, 61-62)

[…]

Épique un peu, notre sept-syllabes :

Partout dans notre univers,

En long, en large, en travers,

Le Neutrino neige, neige. (La Physique amusante, 105)

Un peu boiteux, le neuf-syllabes :

Jeune encore et naïf, une fois

J'eus au bord d'une table de bois

Un subit sentiment de vertige. (La Physique amusante, 79)

Grave et même altier — l'alexandrin, inévitable, par strophes :

Je porte sur le Vide un regard qui diverge

De celui du savant modeste et rigoureux.

Sans détriment pour l'une ou l'autre théorie,

Je le vois à la fois conduire et moduler

Le flux de cette source obscure d'Énergie

Qui partout se répand. Il reste à déceler

Le principe et le lieu de sa surabondance,

Pour moi je les situe au cœur du Battement

Où le Tout et le Rien exécutent leur danse. (Lettre au physicien, 98-99)

Largo, selon le vers de quatorze syllabes, qu'il forge exprès pour cela :

Beaux explorateurs du cosmos et du subatomique,

Je vous ai suivis jusqu'aux bords de l'abîme anémique

Où tout va se perdre en deçà de la longueur de Planck.

Je fête vos succès et j'admire les paysages

Nés sous votre lunette et des calculs, et les présages

Certains que vous tirez des entrailles du corps tremblant

 

De la matière. […] (Lettre au physicien, 29)

Le Battement

Réda sait qu'il y a du néant dans le vers. Révérence gardée à Mallarmé, c'est tout bête. Pas de vers sans le plein des mots, mais aussi : pas de vers sans le vide composé entre les mots, entre les vers, entre les strophes, entre les poèmes.

Le sachant, il voit bien que le mirliton des vers joue — non sans une certaine distance, ironique — le battement entre ce qui est et ce qui n'est pas, ce dernier sans quoi ce qui est ne serait pas.

Le Réel n'a jamais une pleine existence :

Presque une émotion du Néant (qui n'est pas

Puisque je le désigne, une totale absence),

Il se borne à franchir furtivement le pas

Qui conduit le Néant à prendre consistance […] (Lettre au physicien, 96)

C'est bien ça. La réalisation du vers mime la réalisation du Réel, en franchissant le pas inaperçu qui conduit les mots à surgir sur le fonds nécessaire du Vide.

Les principes de Réda

Évoquant le « là-bas » rêvé de Baudelaire

Je rêve qu'ici même il a réalité

Et que peut-être au fond tout n'est que volupté

Indifférente à mes douleurs, à ma colère. (La Physique amusante, « L'Équation du poète », 53)

La curiosité de Réda. Celle du physicien, son frère, moins adepte de la formule mathématique en elle-même que des commodités que celle-ci lui procure pour approcher les phénomènes et les forces, c'est-à-dire pour mettre sous nos yeux les choses mêmes, pour nous les rendre sensibles : sensuellement présentes. Galilée de nuit à sa lunette, Pascal au Puy de Dôme encombré de son barda, les astronomes derrière Hubble et les physiciens enterrés à la frontière de la Suisse : voir et toucher, avec jubilation, ce que la théorie a prédit ! Curieux chacun des choses et de leur nature, de ce qui se cache hors de nous, et nous touche. Quelque chose nous provoque à le traquer (comme un lièvre), à le poursuivre au jour le jour le crayon à la main (comme Galilée Jupiter), à le déceler dans le tintamarre assourdissant du monde, à essayer de se l'approprier tel qu'en lui-même. Le physicien et Réda n'en démordent pas. Illusion ou pas, divertissement peut-être, la pensée qui leur sert de métaphysique et de raison est : quelque chose existe plutôt que rien, et je voudrais en jouir.

Deuxième principe : ce qui ne prend pas forme sensible dans le discours du vers, ce qui ne se dit et ne s'entend pas en rythme n'existe pas. Réda offre à la démesure de l'univers la seule mesure des vers. Arpenter dans notre mètre, dans les mètres variables de notre langue, les territoires de notre étrangeté, de notre proche et de notre lointain, de notre lointain tout prochain. Passé l'immédiat périphérique, l'univers est notre banlieue, notre proche énigmatique, lequel se danse.

Troisièmement, et peut-être dernièrement : où qu'il aille et quoi qu'il fasse, qu'il s'endorme, qu'il rêve ou qu'il se réveille, qu'il pense ou qu'il ne pense pas, Jacques Réda vit selon le murmure des vers. C'est le rythme de son existence, dans lequel il baigne depuis avant sa naissance et qui l'accompagne sans discontinuer. Enfant quand il le trouva dans les poésies apprises pour l'école, il le reconnut tout de suite, et puis il le cultiva, ne pensant plus rien que suivant des rythmes et sans arrêt et, ici, nombrant le bruit de fond de l'univers dans celui de sa vie.

Pierre Campion


[1] Lire ˆ ce sujet l'admirable pome de « DŽdale des possibles », dans le recueil Toutes sortes de gens, Fata Morgana, 2007, p. 109.


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