Rimbaud et l’objet de l’incrédulité © : Pierre Campion. Mis en ligne le 12 novembre 2001. Pour une critique de la fiction poétiqueRimbaud et l’objet de l’incrédulitéDans sa contribution au premier colloque en ligne de
Fabula, Antoine Compagnon citait les formules célèbres de
Coleridge et en rétablissait le sens, plus complexe qu’il
n’y paraît[1]. Ainsi la
« suspension volontaire de
l’incrédulité » (willing suspension of
disbelief),
qui conditionne l’illusion poétique doit-elle se comprendre moins
comme une rupture que comme une sorte d’abstention, une sorte de
laisser-faire conscient de lui-même, la levée autorisée
d’une vigilance. Comme s’il se formait à tel moment, dans
l’état permanent d’incrédulité que nous entretenons
à l’égard des images, une certaine décision de les
accueillir avec confiance. Dans le phénomène psychologique et
moral paradoxal de cette « foi négative » (that
negative faith, which simply permits the images presented to work by their own
force, without either denial or affirmation of their real existence by the judgment), le sujet se bornerait
à laisser travailler les images de la fiction, en connaissance de cause.
Dépense donc et procédures réglées du
côté de la fiction, simple consentement du côté du
spectateur ou du lecteur, ou du rêveur : on est dans une situation sui
generis,
ambiguë mais complète et suffisante, dans laquelle Coleridge refuse
que l’écrivain fasse interférer des éléments
bruts de réalité, qui seraient introduits là
censément pour renforcer un effet de réel. Dans une perspective
phénoménologique, on parlerait d’une mise entre
parenthèses, de principe : pour produire la conscience propre
à l’illusion poétique, il faut reconnaître son caractère
purement imaginaire, et pour la connaître, il faut en construire le
phénomène spécifique. D’autre part, Coleridge lui-même
évoquant la scène théâtrale (the true Theory of
Stage Illusion),
on pourrait rapprocher son texte de celui où Octave Mannoni proposait
une théorie freudienne de la scène d’illusion[2]. Mannoni, lui aussi, refuse que cette illusion soit une simple
hallucination et demande que l’on considère la
spécificité de ce phénomène de l’imaginaire.
Comparant la scène à la situation du rêve, il invoque la Traumdeutung de Freud. De même que,
dans le rêve, nous savons que nous rêvons et que le fait de le
savoir nous permet de continuer à rêver (« Laisse donc
et dors, ce n’est qu’un rêve[3] »),
de même le spectateur ne perd jamais la conscience qu’il est au
théâtre, et c’est cette conscience, intéressée
au spectacle mais informée de son caractère de fiction, cette
conscience pour ainsi dire flottante, qui lui permet de continuer à
suivre ce spectacle, quels que soient les objets et événements
pénibles ou même partout ailleurs insupportables qui paraissent
dans ce spectacle. Autrement dit, comme le travail du rêve avec ses
opérations (condensation, déplacement, etc.), le travail de la
scène, à travers les procédures propres de sa
poétique, consiste à produire ce mode de la foi dans les images,
à l’abri d’une forme maintenue de la vigilance,
c’est-à-dire de la conscience que cela n’est pas
réel, que ce ne sont que des images. Croire au réel Déplaçons maintenant ce schéma qui
concerne le mode de la croyance aux fictions. Évidemment, à
l’inverse, nous ne croyons pas au réel. Mais cette proposition
peut s’entendre suivant deux sens, en apparence sans lien entre
eux : 1 – Nous n’avons pas à croire au réel
ou à ne pas y croire, car nous sommes dedans. Le réel appartient
à l’ordre des évidences immédiates : il ne se
prouve ni ne se réfute ; il n’appartient pas non plus
à l’ordre de la croyance, il le délimite par
opposition ; il est justement le fond obligé et continu de
l’existence sur lequel s’enlèvent toutes les occurrences de
l’imaginaire. C’est même cela qui fait que la croyance dans
les images de la fiction fonctionne comme telle : comme on vient de le
voir, cette croyance suspend le démenti que le réel inflige,
à chaque instant et par sa seule existence, aux choses, aux êtres
et aux événements qui paraissent dans le rêve, sur le
théâtre, ou dans les romans. 2 – Cependant, et suivant une deuxième
acception, en effet nous ne croyons pas à la réalité du
réel : « Nous ne sommes pas au monde »,
écrit Rimbaud. La raison en est simple : la réalité
du réel exclut si évidemment la nôtre et d’une
manière si radicale qu’elle nous serait intolérable si nous
ne nous y dérobions pas de toutes les manières. Comment, par
exemple, nous maintenir sans danger en présence du temps et de la mort,
nous qui voulons vivre, ici et maintenant ? C’est le sens de la
maxime célèbre : « Le soleil ni la mort ne se
peuvent regarder fixement. » Récusant tout notre imaginaire
et spécialement, dirait La Rochefoucauld, les images flatteuses que
notre amour-propre nous forme de nous-même, c’est-à-dire, en
dernière analyse, anéantissant ce qui défend purement et
simplement notre existence contre ce qui est, la réalité
reçoit en retour notre dénégation silencieuse et sans
cesse réitérée, mieux encore notre oubli ou, à
défaut, les assertions vides que nous empruntons à
« la philosophie » : la mort n’existe pas,
puisque je n’y pense pas ou parce que je n’y pense que comme
à un événement à préparer de loin et par des
raisonnements tirés de Sénèque ou d’Épicure. Cette dénégation et cet oubli ne sont que
l’envers de la croyance qu’ils refusent : ils relèvent
à leur tour du régime de la foi. En effet, la prise en considération
du réel, si elle pouvait vraiment se former, ne saurait être la
constatation pure et simple selon laquelle la réalité existe et
que nous sommes dedans. Elle serait, comme il convient à toute croyance,
la reconnaissance sans déduction et sans preuve d’un trait
caché du réel, de ce trait justement qui se dérobe
habituellement à notre conscience immédiate, le plus voyant
pourtant et le plus certain, et qui nous crève les yeux : le
réel est ce qui est « à l’exclusion de
tout », dirait cette fois Mallarmé. Il y a donc, dans
l’évidence de la réalité du réel, quelque
chose de dérobé. Seulement, et c’est là que
l’analogie avec la foi religieuse deviendrait inadéquate, ce
n’est pas le réel qui se dérobe intentionnellement dans sa
manifestation, c’est nous qui nous dérobons à sa
réalité et nous qui, au besoin et par une nouvelle imagination,
soutenons faussement qu’il se dérobe à nous, mystérieusement[4]. En somme, la réalité du
réel ne peut être l’objet que d’un acte positif de
reconnaissance, posé en dépit du danger que représente
à notre égard le seul fait de cette réalité. Cet acte positif, aux procédures reconnaissables
et analysables, c’est précisément celui de la fiction. La fiction de la réalité Dans cette perspective et par une extension de son sens
habituel, j’appellerai donc fiction tout dispositif littéraire ou
artistique (travail, fabrication, élaboration, poièsis…) qui, permettant une
suspension provisoire et consentie de notre incrédulité
« naturelle », nous mette réellement en présence
de la réalité du réel. Tout simplement et bien
évidemment, la notion de fiction, dans son acception la plus rigoureuse,
n’a de sens que par rapport à celle de
réalité : pour connaître la première, il faut
approfondir la seconde, et ce qui les noue l’une à l’autre
dans notre expérience. La fiction serait donc le mode de la médiation
à l’immédiateté du réel, de sa
présence réelle. Elle serait la condition de notre
présence véritable au monde, elle pallierait
l’impossibilité où nous sommes habituellement de le
considérer. Cela en nous offrant l’abri de sa
facticité : laisse donc, ce n’est que des images. Ainsi
devrait-on compter deux objets, deux formes et deux niveaux de la croyance, et
deux protections pour cette croyance : croire aux images comme à
des images, pour croire aux choses comme à des choses, telle serait
l’ambiguïté constitutive de la fiction. Prenons deux exemples, dans lesquels cette
ambiguïté fonctionne, non sans se trouver pourtant en
difficultés. Selon l’Avant-propos de La Comédie
humaine, la
fiction ne peut s’en tenir à la « reproduction
rigoureuse » de la société ; elle se fonde dans
la décision d’envisager « la raison [des] effets sociaux,
[de] surprendre le sens caché dans cet immense assemblage de figures, de
passions et d’événements », et de
dépeindre la Société de façon qu’elle
« porte avec elle la raison de son mouvement[5] ». Sous le coup de la Révolution et
après la ruine de l’explication providentialiste, il s’agit
de conférer à la réalité sociale (à la réalité
comme étant la Société) la rationalité immanente
qui procurerait la formule de toutes les révolutions : la raison en
son mouvement, raison à « surprendre » en ce mouvement,
de manière donc rusée. Construire le développement narratif
de cette rationalité, non sans protéger cette fiction du
soupçon d’artifice qui ne peut manquer de la miner, comme
construite justement, et comme trop intéressée à attacher
un sens à ce qui n’en aurait pas. Poser donc, par exemple, dans le
personnage du père Grandet, certaines boucles d’argent de sa
culotte ou même cette loupe veinée « que le vulgaire
disait, non sans raison, pleine de malice », et que la logique
première de l’histoire d’un avare n’appelait pas si
nécessairement[6] ; dans La
Femme de trente ans,
laisser déborder l’ordonnancement du récit lui-même
par la force destructrice de l’idée selon laquelle
l’aveuglement d’une jeune fille sur l’incapacité
d’un homme à sa fonction de mari brisera plusieurs vies et compromettra
le lien social lui-même ; laisser entendre, par les
hésitations et le désordre même de la narration, que madame
de Mortsauf et madame Graslin meurent, l’une d’avoir manqué
à la loi impérieuse de l’amour pour avoir choisi celle,
également impérieuse, de la Société, l’autre
en publiant orgueilleusement devant la Société le repentir
— et la gloire — d’avoir cédé
à la loi de l’amour. Car justement la fiction ne peut lever notre
incrédulité à l’égard de ce qui est que si la
poétique de ses histoires et de ses personnages nous persuade des
raisons ni divines ni humaines de la vie. Dans La Rochefoucauld, la fiction se cristallise et se
multiplie. Elle se concentre en des assertions aussi longues et aussi articulées
que possible (c’est-à-dire très brèves, et tenant
souvent en une seule phrase : sujet, verbe, prédicat), aussi
variées (dirait Ponge), aussi péremptoires et aussi dénuées
de preuve que possible, et dont chacune, avant de revenir éventuellement
sous une autre forme, prenne juste le temps de croyance que tout lecteur
consentira à soustraire au bruit de fond entretenu par les singeries de
son amour-propre, l’inertie de sa paresse, les mouvements hasardeux de
ses humeurs naturelles. Ce sont des constats, mais au sens où les
juristes disent « Constat : il est constant que… », et
quand cette locution produit par elle-même un moment et un acte positifs
de la plaidoirie ou du jugement : qui ne fait pas acquiescer à la
réalité du fait par une formule n’a rien prouvé, ni
dans l’ordre du droit ni dans celui de la fiction. Encore ces maximes
venues de la sauvagerie des champs de bataille et formulées selon la grammaire
la plus brutale doivent-elles s’avancer sous le couvert d’un jeu de
salon et déguiser des évidences premières
(évidemment non reconnues) en subtilités infinies de
l’esprit : flatter les aveuglements de la bête pour lui faire
entrevoir ce qu’il en est de ce qui est par tout ce que ce n’est
pas. Maintenant je souhaiterais en venir à des
remarques sur la fiction rimbaldienne, celle-ci choisie moins comme un exemple
que pour l’espèce de cas limite qu’elle constitue et de
désespoir qu’elle révèle à
l’égard de toute fictionnalisation et de toute poétique. Rimbaud ou la désaffiliation Qu’est-ce que la filiation, et quelle autre
scansion de la vie lui opposer ? Telle est la pensée sous laquelle
Rimbaud se sent forcé de ressentir et de concevoir son rapport avec la
réalité, et c’est ce qui lui rend ce rapport intolérable[7]. Apparemment la filiation est un lien
objectif, le lien historique, organique et de dépendance que
l’enfant entretient avec sa parenté et, à travers elle,
avec tous les êtres de réel : c’est le malheur non pas
d’être mais d’être né, c’est le malheur
qui empoisonne définitivement le bonheur d’exister. Ce lien usurpe
et absorbe tous les autres : il ne décrit pas seulement une origine
et une histoire personnelles, il ne s’étend pas seulement à
l’histoire universelle comme naissance, vie et mort des races et des
nations ou à la logique de la connaissance à travers les notions
attenantes de l’origine et de la causalité ; il infecte les
choses elles-mêmes, il leur prête une intention, une exigence, et
pas n’importe laquelle : celle de nous tracer vis-à-vis
d’elles l’obligation d’une sorte d’allégeance,
de fidélité : de foi. Par ce trait, qui ne les décrit
pas, elles, mais qui décrit le rapport perverti que nous entretenons
avec elles et qui, par là, malgré tout les compromet, nous avons
une obligation envers elles et entre nous. Nécessaire et contingente,
c’est notre naissance qui nous assigne obligatoirement à la
réalité : à être, et à être sous
la dépendance du réel, qui ne dépend pourtant de rien et
surtout pas de lui-même. En même temps ce lien non voulu nous
assigne encore, autre nœud de la contradiction, à tout ce qui nous
vole la réalité, au Christ de la mère et du baptême,
au fils de l’homme et Fils de Dieu, garant ultime de toute filiation et
gardien jaloux de toutes les fidélités qui nous dépossèdent
du moment et des choses : nous sommes obligés à la réalité
et entre humains, alors que rien ne devrait nous la faire envisager (et nous
faire nous-mêmes nous envisager), la pratiquer et l’aimer sous la
pensée du lien ni sous quelque pensée que ce soit.
« Quelle vie ! La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au
monde. » Car comment être au monde sans être les fils du
monde ? Comment faire que la filiation ne soit pas une loi et la loi
même du vivant ? C’est que, chez Rimbaud, il est question
strictement, comme quelque chose à toucher immédiatement (mais
justement impossible à toucher immédiatement), non pas du vivant
ni même du réel, mais de leur présence et de leur
actualité, indépendamment de toute loi qui lierait la
réalité à elle-même : la réalité
du réel, c’est ce qui fait qu’il est hic et nunc. Ainsi posée, elle ne
fait que recouvrer ce que le Christ lui avait volé par son incarnation
historique : l’éternité comme simple instantanéité
indéfiniment renouvelée. Tout ici devrait relever du moment et du
miracle, d’une actualisation perpétuelle des choses et des
êtres, de leur capacité réalisée à être
purement et simplement. Au regard de ce fait, toute histoire est un destin
fabriqué, une « histoire sainte » qui nous dérobe
le présent, une fiction mensongère : Mathieu commence son
Évangile par la généalogie de Jésus et Luc la place
au moment du baptême du Christ, au début de sa vie publique. Au
fond, la filiation selon Rimbaud n’est qu’une image, une image de
l’héritage elle-même héritée, certes la plus
prégnante et la mieux identifiable en une personne, l’image la
plus irréfutable, la plus haïe, car incarnée en celui de ses
deux parents qui est encore là, l’image de toutes les
médiations imposées à la réalité par nos fausses
imaginations et par notre incapacité à la vivre. Comment
s’en sortir sans un crime, sans le crime du parricide ? Ici, la vie
de Vitalie l’atteste, le fait qu’elle est en vie : Dieu
n’est pas mort, il est à tuer. Rimbaud ne rejette donc pas la réalité du
réel, au contraire il l’aime au plus haut point, ou il voudrait
l’aimer, mais comme quelqu’un qui n’aurait jamais
été engendré. Dans un présent absolu qui fonderait
un passé entièrement refondu et un futur à inventer, il
voudrait instaurer avec les choses une relation sans obligation, ou bien alors
une obligation nouvelle, entièrement décidée, un pacte
encore peut-être mais paradoxal, entre ce qui ne saurait passer
d’alliance et la volonté constamment libre de chacun et de
tous : être au monde sans être venu au monde, poser et penser
ce qui ne peut être pensé ni posé, croire sans aucune foi.
Il y a du Rousseau dans cet enfant-là, mais plus fou encore si
c’est possible, dans la mesure où Rousseau ne cherchait une union
entièrement raisonnée qu’entre les hommes et que politique.
Et puis, même s’il ne parvenait pas, de manière
convaincante, à assigner une origine au pacte, Rousseau pensait que le
lien vient d’une décision, certes malheureuse : dans Rimbaud
l’origine est identifiée mais elle est dérobée explicitement
à toute volonté, même catastrophique ; elle ne peut
donc être changée, ni même assumée. Les images poétiques de la désaffiliation Voici ce qui est attendu du Génie des Illuminations, voilà donc ce
qu’il est,
l’être et la raison paradoxaux, fictifs, par lesquels les choses
sont en marche, pour nous mais non par nous : Il est l’affection et le présent
puisqu’il a fait la maison ouverte à l’hiver écumeux
et à la rumeur de l’été, lui qui a purifié
les boissons et les aliments, lui qui est le charme des lieux fuyants et le
délice surhumain des stations. Il est l’affection, la force et
l’amour que nous, debout dans les rages et les ennuis, nous voyons passer
dans le ciel de tempête et les drapeaux d’extase. Il est l’amour, mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue, et l’éternité : machine aimée des qualités fatales. […] Ô ses souffles, ses têtes, ses courses ; la terrible célérité de la perfection des formes et de l’action. […] Ô fécondité de l’esprit et immensité de l’univers ! Son corps ! Le dégagement rêvé, le brisement de la grâce croisée de violence nouvelle ! […] Sa vue, sa vue ! tous les agenouillages anciens et les peines relevés à sa suite. […] Son jour ! […]. Son pas ! […]. Ô Lui et nous ! […]. Ô monde ! et le chant clair des malheurs nouveaux ! Il nous a connus tous et nous a tous aimés. Sachons, cette nuit d’hiver, de cap en cap, du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage, de regards en regards, forces et sentiments las, le héler et le voir, et le renvoyer, et sous les marées et au haut des déserts de neige, suivre ses vues, ses souffles, son corps, son jour[8]. Cependant, est-il possible d’écrire cela
sans se situer encore dans la pensée et dans le personnage du Christ, ne
serait-ce que par un Antéchrist, sans se situer toujours dans la fiction
d’une Histoire et dans une problématique de la raison ancienne,
même retournées l’une et l’autre ? Le
modèle inévitable et l’ennemi intime du rapport à la
réalité, c’est toujours la filiation chrétienne. Car
cet ensemble de figures imaginaires que forment la Trinité et son
modèle de tout amour, les deux Testaments de la chute, de
l’Incarnation et de la Rédemption et le sacrement pour chacun de
son baptême, tout cela répond de manière trop exacte et
trop globale au problème de notre rapport au monde réel des
choses et de l’histoire. Quelle autre fiction lui opposer, plausible et
vraie ? Reprenons. Comment se désaffilier ? Comment
acquiescer, librement, aux choses, à leur nécessité et
à leur réalité, à leur suprême contingence,
à ce qui fait que nous les aimons comme elles sont ? Comment le
faire sans passer un pacte, qui supposerait que la réalité peut
vouloir et transiger et que nous-mêmes nous puissions, face à elle
et contradictoirement, parler, écrire, acquiescer et signer ? Comment
aimer ce qui n’entrerait pas ipso facto dans la catégorie
construite et générale de ce que l’on aime, ou de ce que
l’on hait ? Comment serons-nous des humains si nous renonçons
à tout feu et à tout lieu et à tout aveu des uns aux
autres ? Quelle communauté imaginer entre nous, politique ou
poétique, qui éviterait dans sa devise le principe de la fraternité,
empoisonné qu’il est par celui de la paternité ? Ou
encore, comment adhérer pleinement à la réalité
sans rompre une autre, une ultime et intime fidélité, celle qui
unissait le sujet à lui-même, sans rompre donc avec soi-même
et avec toute idée de subjectivité, sans détruire en effet
cette présence de la conscience dans le sujet, qui fait que je
sépare les choses entre elles, que je les sépare d’elles-mêmes
et que je me sépare d’elles ? Comment donc faire en moi
l’abnégation de cette humanité qui fait ma
réalité et qui me sépare de toutes choses et de tous humains ?
« Je est un autre » : la syntaxe est agrammaticale,
à la limite de la prononciation (ferons-nous la liaison entre le sujet
et le verbe ?). Mais qu’est-ce qu’une formule, si sa formulation
ne brise pas les catégories de la pensée et toute pensée,
si en plus elle brille tellement de sens ? Comment appeler ce qu’on voudrait aimer, quel mot
mettre au vocatif dans un aveu d’amour aux choses, puisque le nom
même de la Nature nous égare, lui qui nous renvoie à la
mère romaine, lui qui évoque, en latin comme en grec, ce qui fait
qu’il y a quelque chose plutôt que rien, ce qui fait naître
toutes choses, ce qui fait que les choses mêmes sont comprises dans le
lien abhorré de la génération, ce mot qui, dès que
prononcé, traîne à sa suite toutes les prosopopées
de l’alma mater, même dans un Lucrèce ? Les tropes ?
Qu’est-ce qui nous permettrait de changer les choses l’une dans
l’autre, sinon l’idée d’un ordre et d’une
équivalence instituables entre les choses et la confiance dans la
langue, idée et confiance également illusoires ? Car,
justement, l’enfant prodige est bien placé pour savoir que les
jeux des mots ramènent à l’étymologie, et celle-ci
à la filiation, le français au latin, sa langue mère, et
l’enfant à sa langue maternelle. Alors, « trouver une
langue » ? Encore et toujours l’affiliation Rimbaud se met bien vite à récuser le
vers, car il sait, pour en avoir fait tant et plus, que
l’hexamètre virgilien se tourne aisément, à raison
de soixante à cent en une petite matinée, à coups de
dictionnaire, de formules passe-partout et de chevilles bien mémorisées ;
de même l’alexandrin et ses régularités intégrées.
Récusant une temporalité où se formeraient des effets et
des causes, il récuse donc aussi les histoires et les récits. Il
récuse la rhétorique, car il renie le trésor hérité
des figures, la définition de cette théorie comme
réflexion nécessairement liée à la pratique de la
poésie ancestrale et nationale, l’invention comme mouvement
subordonné, et, pire encore si c’est possible, la
familiarité trompeuse et chamailleuse des hommes de lettres et les
obligeances qui la font vivre. Quelle erreur d’avoir écrit
à Demeny, parmi tant de formules si vives alors, les mots sur
Baudelaire : « le premier voyant, roi des poètes, un
vrai Dieu » !
Qu’y a-t-il donc à voir, sinon ce qui crève les yeux de
chacun, et qu’avons-nous besoin d’un autre roi et d’un
nouveau Dieu ? « On ne part pas » (p. 415). On
ne sort pas de l’ordre et du temps de la fidélité. On ne
déroge pas à l’histoire de France ni à celle de
l’Évangile, sinon pour revendiquer le sang païen, les
Gaulois, la négritude, mais encore est-ce des espèces de sangs et
de filiations ! Et il faut bien être en enfer dès lors que
l’on refuse l’état de grâce : on n’en sort
pas. « À qui me louer ? Quelle bête faut-il
adorer ? Quelle sainte image attaque-t-on ? Quels cœurs
briserai-je ? Quel mensonge dois-je tenir ? — Dans quel
sang marcher [sinon dans le mien] ? » (p. 415). Une
saison en enfer
s’efforce d’orchestrer des voix aussi différentes et aussi
grinçantes, aussi discordantes que possible. C’est le seul livre publié,
mais avec la cacophonie comme principe d’ordre, une histoire quand
même encore, du début à la fin d’une folie, et qui va
vers des conclusions. Non pas une conclusion en effet, mais plusieurs et combien
ironiques, parmi lesquelles : « Moi ! moi qui me suis dit
mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un
devoir à chercher, et la réalité rugueuse à
étreindre ! Paysan ! » (p. 441). Toujours les
mots de la fidélité, un désaveu mordant, une fausse fin.
Ainsi des voix se disputent-elles le « Je » si
précieux des poètes lyriques et la narration des conteurs
d’histoires. L’incohérence et l’inconséquence deviennent
le principe d’écriture de celui qui n’entend être ni
fidèle ni obligé, serait-ce à lui-même. Reprenons encore. Est-il même bien sûr que
le réel soit cette pure immédiateté qu’on a cru voir
« une fois » ? D’où vient cette
certitude de ce qui est et de ce qu’on est ? S’il est un
instant où tout ce qu’on est se trouve rassemblé, de
manière indubitable et irréfutable, c’est celui de
l’affirmation de ce qui est. Ce moment équilibre à lui seul
tout le poids de ce dont on vient : on ne revendique peut-être pas
en vain contre ce qui a fait ce qu’on est. La force propre, unique et
irrésistible, de ce qui est prévaut dès qu’on veut
bien céder à son évidence, présenter au miracle qui
abolit perpétuellement les lois un autre regard que celui qui
s’abaisse sous le front buté des héros de Flaubert[9]. Certes, pour penser cela, il faut bien
consentir à douer la réalité des propriétés
de la grâce divine, ou bien décider qu’on ne fait par
là que reprendre au christianisme son bien. Mais alors il y a
peut-être une voie, celle qui s’ouvrirait à la parole
d’une nouvelle alliance et d’une nouvelle bonne nouvelle. Quel
programme à remplir, qui suppose de retourner toujours la force de
nuisance de l’Évangile et de dépasser l’Arbre de la
Croix ! « Tenir le pas gagné. Dure nuit ! le sang
séché fume sur ma face, et je n’ai rien derrière
moi, que cet horrible arbrisseau !… » (p. 441). La
parole de Rimbaud entend se situer dans le seul moment de l’affirmation
de ce qui est et d’elle-même, elle refuse de s’enliser
même dans sa propre temporalité, elle invente ses propres
scansions, sa propre chair et sa propre langue. Ce programme est-il vraiment insensé ?
Après tout, la définition de la parole, même dans Saussure,
c’est qu’elle met en acte la langue. Mais alors elle doit noter des instants faibles,
presque nuls, ou exaspérés, ce qui revient au même.
C’est le principe de décomposition du sujet dans son
énonciation annoncé dans la lettre du voyant, qui demeurera et
qui sera fécond. Le contraire exact de ce qui sera la composition de la Recherche
du temps perdu
quand, venu d’une obsession voisine et tout autant paralysante
(éviter l’ordre chronologique d’une histoire
commencée à la naissance et dominée par les présences
maternelles comme par l’absence du père), Proust inventera la
fiction principielle des réveils, d’un moment étendu,
faible et fort à la fois, quelconque, indéfiniment
renouvelé, moment des aberrations justes, capable de porter dans la
conscience d’un seul la narration des événements de sa vie,
telle qu’elle absorbe la réalité des choses, des
êtres, et la sienne. L’un subjective toute chose dans le moi,
l’autre désubjective toute apparition de sujet. « J’écrivais des silences, des
nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges. »
(p. 428). Le programme premier de l’altération de soi
« par un long, immense et raisonné dérèglement
de tous les sens »
fut quand même rempli, suivant une idée simple et efficace :
si notre relation immédiate aux choses ne se fait évidemment que
par les sens, ou plutôt si ce rapport ne s’établit que dans
la décomposition de l’édifice sensoriel sous la pression acceptée
des choses, alors il faut rechercher activement ces états forts de la
faiblesse du sujet. Simplement, la parole ne sera pas non plus
l’instrument même neutre d’un compte rendu mais juste
l’activité dans laquelle s’effectue la dissolution des cinq
sens, et non pas l’assomption baudelairienne des synesthésies :
car elle est le sujet lui-même en tant qu’il est au monde, ici et
maintenant, cette fois à travers la tension particulière de sa
décomposition. Il faut admettre que la présence du
« monde muet » à l’humain et de
l’humain au « monde muet » se réalise dans
la parole, quand elle met la langue, et que le sujet se met par là
lui-même, « dans tous ses états ». Telle est
la leçon dont Ponge se souviendra, dans une intention finalement plus
proche de celle de Rimbaud que de Breton, en rejetant absolument la technique
de l’écriture automatique ainsi que l’image trompeuse
d’une arrière-scène inconsciente. L’autre
leçon, c’est qu’à ce niveau-là de la
poésie on est aux limites de toute fiction et de toute
poétique : pas de description, pas de récit, pas de
régularités même non normatives, même
inventées. S’il l’on peut encore parler d’une
poétique de l’évidence dans le tout premier Rimbaud, on
mesure le chemin parcouru depuis Flaubert et Baudelaire. D’une technique
et d’une dépense déployées en effet autour des faits
de la conscience et non plus de la description, on est arrivé quasiment
à « une forme rhétorique par objet (c.-à-d. par
poème)[10] » :
l’évidence des choses et du sujet poétique à
lui-même, bien avant Ponge ne supporte plus les fictions au sens
classique, les poétiques, ni même aucune médiation.
Dès la Saison (si les Illuminations viennent bien ensuite…), il y a des
espèces de romances, des paroles sans histoires, des balbutiements, la
formule des « peintures idiotes, dessus de portes, décors,
toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires… »
et des morceaux dans cette esthétique. Certains instants
s’écrivent, « ô bonheur, ô
raison », « Ô saisons, ô châteaux ! »,
purs de lendemain et de passé, et de distinctions entre les sens, mais
non sans variantes, non sans repentirs peut-être… Soit les deux premiers quatrains du
célèbre poème, à gauche la version de la Saison, à droite celle des Fêtes
de la patience
(pp. 432 et 348-350) : Elle est retrouvée ! Elle
est retrouvée. Quoi ? l’éternité. Quoi ?
— L’Éternité. C’est la mer mêlée C’est
la mer allée Au
soleil. Avec
le soleil. Mon âme éternelle, Âme
sentinelle, Observe ton vœu Murmurons
l’aveu Malgré la nuit seule De
la nuit si nulle Et le jour en feu. Et
du jour en feu. Nous ne sommes pas obligé de déterminer
laquelle des deux versions serait la première dans une chronologie, ou
la plus fidèle à l’esprit de Rimbaud, ni de rechercher le
sens de l’une par le rapport à l’autre, puisque la variation
et l’incertitude, l’incessante modulation, l’obsession
justement, apparaissent comme le principe et la seule logique de ces
« refrains niais, rhythmes naïfs » et que le souci
de Rimbaud n’est sûrement pas celui du perfectionnement : la
poésie ne saurait relever d’un processus historicisable de
création. Cependant, dans la version des Fêtes, la voix détache
l’éternité et lui donne une majuscule et, même si
cela devait nous paraître moins conforme à l’intention et
à la recherche rimbaldiennes, les mots d’« âme
éternelle » rappellent mieux (sauf ironie ?) ceux de la
liturgie et des cantiques que l’image de l’« âme
sentinelle ». Mais ces deux « versions » nous
disent surtout combien la parole est fugace, variable, et difficile. Car il y a
bien plus qu’une nuance entre d’une part l’image du veilleur
à qui on murmure le mot du passage entre la nuit et le jour, le secret
de l’accord des contraires et de l’accord avec ces contraires et,
d’autre part, l’injonction spirituelle d’observer certain
vœu de fidélité en dépit des événements
qui s’y refusent. Toujours est-il que, après 1871, le vers
justement fait l’objet de traitements sauvages. Toute mesure
normée du temps (saint Augustin !), toute scansion de la parole
poétique, donc toute forme de fiction doit être
pourchassée. D’où ces alexandrins frappés au
cœur de leur décompte en douze syllabes, de leurs régularités
accentuelles, des dispositifs même rares de strophes et de rimes.
C’est le temps du bout de chemin avec Verlaine, et des malentendus sur le
vers nouveau, entre bien d’autres. Dans certains poèmes, le vers
épique tient encore et prospère même, par l’exaspération.
Indignatio facit versus : Qu’est-ce pour nous, mon cœur, que les
nappes de sang Et de braise, et mille meurtres, et les longs cris De rage, sanglots de tout enfer renversant Tout ordre ; et l’Aquilon encor sur les
débris Et toute vengeance ? Rien !…
— Mais si, tout encor, Nous la voulons ! Industriels, princes,
sénats, Périssez ! Puissance, justice, histoire,
à bas ! Ça nous est dû. Le sang ! le
sang ! la flamme d’or ! (p. 316) Puis surviennent les 10 et 11-syllabes aux accents
voyageurs, aux assonances hasardeuses, avec parfois leurs variantes courtes,
leurs voix égarées et diverses : La Rivière de Cassis roule ignorée En
des vaux étranges : La voix de cent corbeaux l’accompagne, vraie Et
bonne voix d’anges : Avec les grands mouvements des sapinaies Quand
plusieurs vents plongent. (pp. 330-331) […] Plates-bandes d’amarantes jusqu’à L’agréable palais de Jupiter. — Je sais que c’est Toi, qui, dans ces
lieux, Mêles ton Bleu presque de Sahara !
(p. 358) […] — Et verrai-je le bois jaune et le val
clair, L’Épouse aux yeux bleus, l’homme au
front rouge, — ô Gaule, Et le blanc agneau Pascal, à leurs pieds chers, — Michel et Christine, — et
Christ ! — fin de l’Idylle. (pp. 367-368) C’est la grammaire qui porte désormais la
revendication de la parole : le vocatif, les phrases nominales ou
l’indicatif, au présent le plus souvent, les
énumérations, toutes figures de la simple désignation. Au
défaut, les futurs du performatif et les présents de l’impératif
et de l’optatif : Qu’il vienne, qu’il vienne, Le temps dont on s’éprenne.
(p. 430, var. pp. 346-347) Comme aussi avec cet ordre intimé aux
faims : Mangez les cailloux qu’on brise, Les vieilles pierres d’églises ; Les galets des vieux déluges, Pains semés dans les vallées grises.
(p. 431, var. p. 361) Et, quand il y a du passé, c’est bien
souvent celui de la dénégation : Assez vu. La vision s’est rencontrée
à tous les airs. Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et
toujours. Assez connu. Les arrêts de la vie…
— Ô Rumeurs et Visions ! Départ dans l’affection et le bruit
neufs ! (p. 466) Un autre passé encore, celui qui a cours dans
les récits de rêves, et dont la grammaire procure autant
d’instants séparés, imaginaires, rigoureusement non
historiques, tel ce jour des Rois où l’on règne en vertu de
l’élection et des proclamations égarées de son
désir et même pas par le hasard trop objectif d’une
fève (p. 466) : Un beau matin, chez un peuple fort doux, un homme et
une femme superbes criaient sur la place publique. « Mes amis, je
veux qu’elle soit reine ! » « Je veux
être reine ! » Elle riait et tremblait. Il parlait aux
amis de révélation, d’épreuve terminée. Ils
se pâmaient l’un contre l’autre. En effet ils furent rois toute une matinée
où les tentures carminées se relevèrent sur les maisons, et
toute l’après-midi, où ils s’avancèrent du
côté des jardins de palmes. Tel est le royaume des désignatifs et de leur
puissance d’évocation, comme chez Nerval, mais ici fracassante.
Car, avec les Illuminations, on entre certainement dans un travail économique
de la langue, des plus performants. Les moindres instruments de la syntaxe, les
déictiques, les prépositions, les ponctuations font voir ce
qu’on ne saurait ni décrire, ni raconter, ni voir. Ainsi dans ce
passage réduit justement à des « Phrases »
(p. 469) : Quand le monde sera réduit en un seul bois noir pour nos quatre yeux
étonnés, — en une plage pour deux enfants
fidèles,— en une maison musicale pour notre claire sympathie,
— je vous trouverai. Qu’il n’y ait ici-bas qu’un
vieillard seul, calme et beau, entouré d’un « luxe
inouï », — et je suis à vos genoux. Que j’aie réalisé tous vos
souvenirs, — que je sois celle qui sais vous garrotter,
— je vous étoufferai. Que voyons-nous en lisant ces phrases ? Nous
voyons, oui, mais au sein de l’espace commun de la langue et non pas,
dans l’étendue physique balisée, espace et temps, de
l’expérience des choses, quelque chose ou quelque
événement qui aurait eu lieu ou qui aurait lieu, ou qui aura
lieu ; ou plutôt, avec ces phrases, nous sommes institués
dans l’espace visuel imaginaire qui est celui de la langue
travaillée par la parole. Cet espace est conflictuel parce qu’on y
est dans l’univers d’une menace, déterminé
exclusivement par l’expression implicite et triviale d’un
« entre quat’zyeux », de ces locutions qui donnent
rendez-vous « au coin du bois » à qui
« me cherche », et ne me trouvera pas : car
« je vous trouverai ». Ainsi cette locution allusive, mais
aussi celles de « luxe inouï » et de « calme et
beau »
signalent un bruissement de voix extérieures, parmi lesquelles
l’une qui ressemblerait à celle de Baudelaire. Dans cet espace
imaginaire et presque ouvertement lyrique, réglé notamment par
les tonalités de la ponctuation, mais aussi par la forme grammaticale
mobile et ambiguë d’un indicatif de certitude (« quand
le monde sera réduit ») suivi d’un subjonctif insistant, qui fait
condition, vœu, incantation, le genre féminin du sujet agressif,
masqué jusqu’ici, éclate presque au dernier moment et
reflue étrangement sur tout le passage précédent. Vierge
folle et décidément assassine. Tout ici fait effet de deixis. Directement produite par
l’usage des sujets grammaticaux de la première et de la
deuxième personnes (je/vous/nous), la situation oppose en action deux
personnages et en implique un troisième, le lecteur, à travers
celle des deux personnes qui est agressivement désignée mais
aussi à travers la prise en charge de la parole de celle qui agresse
l’autre : ainsi l’instance de la lecture doit-elle se scinder
elle-même sous la pression de cette voix efficiente. En même temps,
les tirets et les guillemets ; les démonstratifs proprement dits (ici-bas) et les articles comme les
adjectifs qui en font fonction (le monde, un seul bois noir, une plage, une maison, un vieillard) ; la brutalité finale des mots
désignant d’abord l’instrument puis l’action de
l’étranglement ; tout cela détermine à dresser
« la scène » : « Drôle
de ménage. ». Enfin ce sont des
« phrases », mais aussi ce ne sont que des
« phrases », comme le rappellent au lecteur le titre et
la langue, dans laquelle le lecteur et les personnages sont établis :
la deixis
est, comme chez Flaubert ou Kafka, la forme de l’ironie, l’autre
effet d’une autre parole, celle de l’instance narratrice,
dissimulé dans le premier effet et qui l’abolit. Comme dans le récit d’un mauvais
rêve, le travail de la parole constitue à mesure, par toutes ses
inflexions, et la situation (à deux voix et à trois personnages
maintenant) et son fonctionnement et ses affects et son sens, tous faits que le
lecteur ne perçoit qu’à travers cette espèce de
récit de rêve. Mais ici justement, qui rêve ? Et
même y a-t-il, y eut-il un rêve ? C’est bien le lecteur
qui parle nécessairement la scène, sa voix forme le
quatrième et dernier personnage, non pas de son rêve (car ce
n’est pas le sien, sauf a posteriori) mais d’un appareil imaginaire construit
par l’auteur, de toutes pièces. Comme Breton l’a bien vu, il
n’y a pas ici de description, de « chose vue »,
mais une sorte d’image poétique, au sens premier de ce terme, une
imagerie d’objets et d’actions que la capacité dynamique de
l’écriture déterminerait seule à exister. La
situation de la deixis et tout ce qu’elle montre ne feraient qu’un avec les
procédures grammaticales qui font que tout cela est. C’est ce que
nous suggère l’analogie entre le récit de rêve et
l’illumination, mais cette analogie s’arrête en chemin, car,
dans le cas des rêves et de leur récits, nul quand même ne
met en doute qu’il y a eu rêve et qu’il y a une certaine
réalité psychique, même si nous ne connaissons l’une
et l’autre qu’à travers le travail du rêve. Mais quel est le sens de cette imagerie, ou serait-elle
purement gratuite ? Comment l’évidence
s’établit-elle dans cette parole, et quelle sorte même
d’évidence ? Même si on ne veut pas ici rechercher les
raisons du mystérieux et mystifiant silence de Rimbaud, il faut bien
convenir que, bientôt, il n’y aura plus de parole, ni
d’évidence, sinon celle, quel que soit son sens, de ce silence. Dernière affiliation, dernier déni,
dernière fiction Reprenons encore une fois. Ici comme dans l’ordre
du droit, la filiation n’est pas un fait ni une nécessité
biologiques, c’est une construction de l’ordre symbolique.
C’est l’image inévitable de la
nécessité ; c’est la mère des fictions, mais ce
n’est qu’une fiction : car il faut bien être né,
mais non pas forcément être un fils. Au-delà de ce seul
fait d’être, aussi inenvisageable en lui-même et fixement que
tous les autres faits et événements, tout est fiction. Ancrant sa
puissance dans l’existence de chacun, refuge de toutes les peurs et
finalement de la peur de la réalité, prétexte et
modèle de tous les abus, image récurrente et prégnante de
toutes les médiations que l’on puisse jeter sur ce qui n’est
pas médiatisable et sur ce qui se perd dès que la fiction apparaît,
la filiation sert de patron même à la poésie, comme
l’a montré Pierre Michon. Car comment être poète sans
se référer aux maîtres, aux pères et aux
frères, à la langue, ou sans se poser comme le fils de ses œuvres ? Rimbaud aura perdu d’avance le sens de
l’image, que les surréalistes souhaiteront exalter à
travers la confiance dans la parole (« Les mots ne mentent
pas ») : pour lui, nulle foi, nulle fidélité, pas
de contrat ; ni au sein de la langue, ni au sein de la parole ; ni
entre le sujet et la langue dans la parole ; ni entre les sujets au sein
de la parole dans la langue ; ni, on l’a vu, au sein du sujet.
C’est la fin ou plutôt c’est le déni de la
communauté lyrique des humains : car on n’arrache pas si facilement
les racines de la communauté, on ne s’y arrache pas
soi-même, « on ne part pas ». Avec lui, plus
conséquent que ses admirateurs, la pratique et le nom de l’image
tendent donc à s’abolir, en même temps que les autres tropes
de la rhétorique, dans la deixis généralisée que nous
proposerait désormais la poésie, et inversement celle-ci pourrait
bien se définir, image ou non, par ce seul geste de la désignation.
Car la parole poétique ne serait pas une médiation de ce qui serait
vu en quelque sorte par ailleurs ; elle ne serait pas non plus une
opération interprétative du sensible : travaillant à
même les catégories qui structurent ensemble les opérations
de tous les sens dans le langage, à l’instant et au niveau
où celles-ci sont premières et inventives, son mouvement voudrait
inscrire le sujet dans l’ordre de la réalité,
immédiatement, et en tant seulement qu’il le proclame. Mais le geste de la désignation échoue
lui aussi. Les choses se dérobent à ce qui est toujours une
intention, et avec elles s’efface le sujet qui prétendait encore
à les montrer simplement et à fonder par là, absolument,
sa nouvelle subjectivité. Que reste-t-il, avant ce silence de Rimbaud,
que nous ressentons couramment comme l’échec de toute sa
tentative ? À montrer et à rejouer en son moment
l’acte de la fuite de tout sens, ou comment se dérobe toute
médiation, c’est-à-dire toute fiction et, en dernier lieu,
la fiction suprême qui n’est pas celle de la filiation mais bien
plus rebelle encore, celle du sens. Car c’est le sens qui a la vie
dure ; nous y croyons, au sens, et surtout à celui que
revêtirait la poésie dans Rimbaud ; nous y croyons bien plus
que Rimbaud lui-même, comme l’a montré Pierre Michon dans
l’évocation qu’il fait de tous les hommes qui se veulent les
frères en poésie de « Rimbaud le fils »,
bien après que celui-ci a décidé de laisser filer tout
sens : « Penché par-dessus votre épaule dans la
bibliothèque de Confolens je les ai regardés avec vos yeux :
s’ils furent éditeurs, je les ai vus faire de la Saison le petit objet magique
in-folio qui rassasie mieux que le pain, et déçoit
davantage ; s’ils furent poètes, je les ai vus en esprit
recopier telle Illumination écrite à l’instant, n’en
être pas rassasiés, et recopiant ce petit tourbillon dans lequel
toute la langue fuit avec le sens qui s’en va, je les ai vus béer
comme à Charleville béait Vitalie Cuif devant les tartines
virgiliennes : nous avons vu dans Londres Germain Nouveau relever la
tête au milieu d’une Illumination, offrir le fier profil, la barbiche
de poète, le regard mélancoliquement porté là-bas
sur le sens qui s’en va[11]. »
Du sens, qui est la dernière des fictions, on ne peut montrer que
comment il se perd. Mais, au fond, n’est-ce pas déjà beaucoup ? Bien avant les vers défaits de la Saison et les proses balbutiantes des
Illuminations,
la première mise en œuvre, ironique, de la disparition du sens et
la première provocation aux vaines élucubrations du désir
de sens se formulent à travers le sonnet des Voyelles, avec le succès
immédiat que l’on sait parmi les poètes parisiens et la
dépense herméneutique qui s’ensuivit, jusqu’à
Faurisson et parmi nous. Tellement, quand il s’agit de Rimbaud et
d’un thème crucial comme celui de la chair communiable des mots,
et quand la disparition du sens se réalise à nos yeux selon le
développement consacré d’une forme entre toutes
dédiée au sens (le sonnet d’alexandrins), cette disparition
devient la fiction la plus innocente et la plus maligne, la mieux
signalée, la plus provocante, et celle que nous soupçonnons le
moins ! Rimbaud repère et refuse l’esprit du
schéme de Coleridge. Décidément, « nous ne
sommes pas au monde ». Nous vivons en permanence sous l’empire
de la fiction. Si « négative », si
irréfléchie qu’elle soit, c’est elle, sous toutes les
formes possibles, qui est première, immédiate (congénitale),
constamment et sournoisement active, c’est elle qui suspend continûment
notre présence à la réalité des choses : nous
ne serons pas à la réalité du réel,
c’est-à-dire à la nôtre, tant que nous nous dirons et
nous penserons, tant que nous vivrons sur le mode et sous la protection des
fictions. Il faut donc traquer ce principe de tous les consentements, sauf du
seul qui serait adéquat ; il faudrait sortir de tout régime
de la foi, même de la foi dans la réalité ; il
faudrait soutenir ce commandement à peine et cependant pleinement humain :
être au monde, un point c’est tout. Si bien que Rimbaud, séjournant à Harar
ou mourant à Marseille, n’est pas un trafiquant ni un mourant
ordinaires, mais un homme qui, ayant traversé de part en part l’univers
de la fiction, s’est mis délibérément et
définitivement en présence de la réalité. Aussi
n’est-il personne qui mieux que lui ressemble à l’homme
ordinaire et mime mieux que lui l’abnégation sans phrases que chacun
d’abord et volontiers fait en soi de toute poésie et de toute
réalité. Mais justement le mime de l’homme premier n’est
pas l’homme premier et peut-être la fiction dernière consiste-t-elle
dans cette imitation-là. Pierre Campion NOTES [1] A. Compagnon, « Brisacier, ou la suspension de
l’incrédulité », Colloque Fabula Les
Frontières de la fiction, www.fabula.org, 1999-2000. [2] O. Manonni, « L’illusion comique ou le
théâtre du point de vue de l’imaginaire », dans Clés
pour l’Imaginaire ou l’Autre Scène, Paris, Seuil, 1969. [3] Tel est « l’avertissement que le
préconscient donnerait à la conscience, quand le rêve irait
par trop loin » Freud, La Science des rêves, trad. par I. Meyerson, Club
Français du Livre, 1963, p. 311. [4] La réalité ne nous dénie pas notre existence,
elle ne nous annule pas, elle n’a aucune intention sur nous. Mais il nous
est impossible de la penser autrement que d’un point de vue
anthropocentrique. [5] Balzac, « Avant-propos » de La
Comédie humaine, Gallimard, Bibl. de La Pléiade, vol. I, 1976,
pp. 11-12. [6] On sait que la critique de Nathalie Sarraute visera
précisément ce genre de détails, comme ayant cessé
de convaincre (L’Ère du soupçon, Gallimard, coll.
Idées, pp. 71-72). Cependant ne nous y trompons pas. Cette
accusation n’était pas portée au nom d’une
poétique du roman, nouveau ou pas, mais au nom de la
réalité du réel : « Non, ce n’est pas
ainsi que les choses se passent. » [7] Sur ce thème, on doit lire l’essai inspiré de
Pierre Michon, Rimbaud le fils, Gallimard, 1991, rééd. dans la coll.
Folio. [8] Rimbaud, Œuvres complètes, éd. de Pierre Brunel,
Le Livre de Poche, coll. La Pochothèque, 1999, pp. 505-506.
J’indiquerai désormais la page dans ce volume. [9] La filiation chez Flaubert : Charles, Frédéric
et leurs mères ; Emma, fausse orpheline, nourrie dans la
littérature et le théâtre, encombrée
d’être mère ; Gustave Flaubert et sa mère,
Flaubert et l’espèce de paternité ironique et grondeuse
qu’il entretient avec ses personnages. Trop de famille, famille non
acceptée : chacun rêve d’être au moins
l’enfant trouvé ou le bâtard dont parle Marthe Robert. [10] Ponge, « My creative method », dans Méthodes, Œuvres complètes, La Pléiade, I, 1999,
p. 533. [11] P. Michon, op. cit., p. 99. |