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Rimbaud et l’objet de l’incrédulité

© : Pierre Campion.

Mis en ligne le 12 novembre 2001.



Pour une critique de la fiction poétique

Rimbaud et l’objet de l’incrédulité

Dans sa contribution au premier colloque en ligne de Fabula, Antoine Compagnon citait les formules célèbres de Coleridge et en rétablissait le sens, plus complexe qu’il n’y paraît[1]. Ainsi la « suspension volontaire de l’incrédulité » (willing suspension of disbelief), qui conditionne l’illusion poétique doit-elle se comprendre moins comme une rupture que comme une sorte d’abstention, une sorte de laisser-faire conscient de lui-même, la levée autorisée d’une vigilance. Comme s’il se formait à tel moment, dans l’état permanent d’incrédulité que nous entretenons à l’égard des images, une certaine décision de les accueillir avec confiance. Dans le phénomène psychologique et moral paradoxal de cette « foi négative » (that negative faith, which simply permits the images presented to work by their own force, without either denial or affirmation of their real existence by the judgment), le sujet se bornerait à laisser travailler les images de la fiction, en connaissance de cause. Dépense donc et procédures réglées du côté de la fiction, simple consentement du côté du spectateur ou du lecteur, ou du rêveur : on est dans une situation sui generis, ambiguë mais complète et suffisante, dans laquelle Coleridge refuse que l’écrivain fasse interférer des éléments bruts de réalité, qui seraient introduits là censément pour renforcer un effet de réel. Dans une perspective phénoménologique, on parlerait d’une mise entre parenthèses, de principe : pour produire la conscience propre à l’illusion poétique, il faut reconnaître son caractère purement imaginaire, et pour la connaître, il faut en construire le phénomène spécifique.

D’autre part, Coleridge lui-même évoquant la scène théâtrale (the true Theory of Stage Illusion), on pourrait rapprocher son texte de celui où Octave Mannoni proposait une théorie freudienne de la scène d’illusion[2]. Mannoni, lui aussi, refuse que cette illusion soit une simple hallucination et demande que l’on considère la spécificité de ce phénomène de l’imaginaire. Comparant la scène à la situation du rêve, il invoque la Traumdeutung de Freud. De même que, dans le rêve, nous savons que nous rêvons et que le fait de le savoir nous permet de continuer à rêver (« Laisse donc et dors, ce n’est qu’un rêve[3] »), de même le spectateur ne perd jamais la conscience qu’il est au théâtre, et c’est cette conscience, intéressée au spectacle mais informée de son caractère de fiction, cette conscience pour ainsi dire flottante, qui lui permet de continuer à suivre ce spectacle, quels que soient les objets et événements pénibles ou même partout ailleurs insupportables qui paraissent dans ce spectacle. Autrement dit, comme le travail du rêve avec ses opérations (condensation, déplacement, etc.), le travail de la scène, à travers les procédures propres de sa poétique, consiste à produire ce mode de la foi dans les images, à l’abri d’une forme maintenue de la vigilance, c’est-à-dire de la conscience que cela n’est pas réel, que ce ne sont que des images.

Croire au réel

Déplaçons maintenant ce schéma qui concerne le mode de la croyance aux fictions. Évidemment, à l’inverse, nous ne croyons pas au réel. Mais cette proposition peut s’entendre suivant deux sens, en apparence sans lien entre eux :

1 – Nous n’avons pas à croire au réel ou à ne pas y croire, car nous sommes dedans. Le réel appartient à l’ordre des évidences immédiates : il ne se prouve ni ne se réfute ; il n’appartient pas non plus à l’ordre de la croyance, il le délimite par opposition ; il est justement le fond obligé et continu de l’existence sur lequel s’enlèvent toutes les occurrences de l’imaginaire. C’est même cela qui fait que la croyance dans les images de la fiction fonctionne comme telle : comme on vient de le voir, cette croyance suspend le démenti que le réel inflige, à chaque instant et par sa seule existence, aux choses, aux êtres et aux événements qui paraissent dans le rêve, sur le théâtre, ou dans les romans.

2 – Cependant, et suivant une deuxième acception, en effet nous ne croyons pas à la réalité du réel : « Nous ne sommes pas au monde », écrit Rimbaud. La raison en est simple : la réalité du réel exclut si évidemment la nôtre et d’une manière si radicale qu’elle nous serait intolérable si nous ne nous y dérobions pas de toutes les manières. Comment, par exemple, nous maintenir sans danger en présence du temps et de la mort, nous qui voulons vivre, ici et maintenant ? C’est le sens de la maxime célèbre : « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. » Récusant tout notre imaginaire et spécialement, dirait La Rochefoucauld, les images flatteuses que notre amour-propre nous forme de nous-même, c’est-à-dire, en dernière analyse, anéantissant ce qui défend purement et simplement notre existence contre ce qui est, la réalité reçoit en retour notre dénégation silencieuse et sans cesse réitérée, mieux encore notre oubli ou, à défaut, les assertions vides que nous empruntons à « la philosophie » : la mort n’existe pas, puisque je n’y pense pas ou parce que je n’y pense que comme à un événement à préparer de loin et par des raisonnements tirés de Sénèque ou d’Épicure.

Cette dénégation et cet oubli ne sont que l’envers de la croyance qu’ils refusent : ils relèvent à leur tour du régime de la foi. En effet, la prise en considération du réel, si elle pouvait vraiment se former, ne saurait être la constatation pure et simple selon laquelle la réalité existe et que nous sommes dedans. Elle serait, comme il convient à toute croyance, la reconnaissance sans déduction et sans preuve d’un trait caché du réel, de ce trait justement qui se dérobe habituellement à notre conscience immédiate, le plus voyant pourtant et le plus certain, et qui nous crève les yeux : le réel est ce qui est « à l’exclusion de tout », dirait cette fois Mallarmé. Il y a donc, dans l’évidence de la réalité du réel, quelque chose de dérobé. Seulement, et c’est là que l’analogie avec la foi religieuse deviendrait inadéquate, ce n’est pas le réel qui se dérobe intentionnellement dans sa manifestation, c’est nous qui nous dérobons à sa réalité et nous qui, au besoin et par une nouvelle imagination, soutenons faussement qu’il se dérobe à nous, mystérieusement[4]. En somme, la réalité du réel ne peut être l’objet que d’un acte positif de reconnaissance, posé en dépit du danger que représente à notre égard le seul fait de cette réalité.

Cet acte positif, aux procédures reconnaissables et analysables, c’est précisément celui de la fiction.

La fiction de la réalité

Dans cette perspective et par une extension de son sens habituel, j’appellerai donc fiction tout dispositif littéraire ou artistique (travail, fabrication, élaboration, poièsis…) qui, permettant une suspension provisoire et consentie de notre incrédulité « naturelle », nous mette réellement en présence de la réalité du réel. Tout simplement et bien évidemment, la notion de fiction, dans son acception la plus rigoureuse, n’a de sens que par rapport à celle de réalité : pour connaître la première, il faut approfondir la seconde, et ce qui les noue l’une à l’autre dans notre expérience.

La fiction serait donc le mode de la médiation à l’immédiateté du réel, de sa présence réelle. Elle serait la condition de notre présence véritable au monde, elle pallierait l’impossibilité où nous sommes habituellement de le considérer. Cela en nous offrant l’abri de sa facticité : laisse donc, ce n’est que des images. Ainsi devrait-on compter deux objets, deux formes et deux niveaux de la croyance, et deux protections pour cette croyance : croire aux images comme à des images, pour croire aux choses comme à des choses, telle serait l’ambiguïté constitutive de la fiction.

Prenons deux exemples, dans lesquels cette ambiguïté fonctionne, non sans se trouver pourtant en difficultés.

Selon l’Avant-propos de La Comédie humaine, la fiction ne peut s’en tenir à la « reproduction rigoureuse » de la société ; elle se fonde dans la décision d’envisager «  la raison [des] effets sociaux, [de] surprendre le sens caché dans cet immense assemblage de figures, de passions et d’événements », et de dépeindre la Société de façon qu’elle « porte avec elle la raison de son mouvement[5] ». Sous le coup de la Révolution et après la ruine de l’explication providentialiste, il s’agit de conférer à la réalité sociale (à la réalité comme étant la Société) la rationalité immanente qui procurerait la formule de toutes les révolutions : la raison en son mouvement, raison à « surprendre » en ce mouvement, de manière donc rusée. Construire le développement narratif de cette rationalité, non sans protéger cette fiction du soupçon d’artifice qui ne peut manquer de la miner, comme construite justement, et comme trop intéressée à attacher un sens à ce qui n’en aurait pas. Poser donc, par exemple, dans le personnage du père Grandet, certaines boucles d’argent de sa culotte ou même cette loupe veinée « que le vulgaire disait, non sans raison, pleine de malice », et que la logique première de l’histoire d’un avare n’appelait pas si nécessairement[6] ; dans La Femme de trente ans, laisser déborder l’ordonnancement du récit lui-même par la force destructrice de l’idée selon laquelle l’aveuglement d’une jeune fille sur l’incapacité d’un homme à sa fonction de mari brisera plusieurs vies et compromettra le lien social lui-même ; laisser entendre, par les hésitations et le désordre même de la narration, que madame de Mortsauf et madame Graslin meurent, l’une d’avoir manqué à la loi impérieuse de l’amour pour avoir choisi celle, également impérieuse, de la Société, l’autre en publiant orgueilleusement devant la Société le repentir — et la gloire — d’avoir cédé à la loi de l’amour. Car justement la fiction ne peut lever notre incrédulité à l’égard de ce qui est que si la poétique de ses histoires et de ses personnages nous persuade des raisons ni divines ni humaines de la vie.

Dans La Rochefoucauld, la fiction se cristallise et se multiplie. Elle se concentre en des assertions aussi longues et aussi articulées que possible (c’est-à-dire très brèves, et tenant souvent en une seule phrase : sujet, verbe, prédicat), aussi variées (dirait Ponge), aussi péremptoires et aussi dénuées de preuve que possible, et dont chacune, avant de revenir éventuellement sous une autre forme, prenne juste le temps de croyance que tout lecteur consentira à soustraire au bruit de fond entretenu par les singeries de son amour-propre, l’inertie de sa paresse, les mouvements hasardeux de ses humeurs naturelles. Ce sont des constats, mais au sens où les juristes disent « Constat : il est constant que… », et quand cette locution produit par elle-même un moment et un acte positifs de la plaidoirie ou du jugement : qui ne fait pas acquiescer à la réalité du fait par une formule n’a rien prouvé, ni dans l’ordre du droit ni dans celui de la fiction. Encore ces maximes venues de la sauvagerie des champs de bataille et formulées selon la grammaire la plus brutale doivent-elles s’avancer sous le couvert d’un jeu de salon et déguiser des évidences premières (évidemment non reconnues) en subtilités infinies de l’esprit : flatter les aveuglements de la bête pour lui faire entrevoir ce qu’il en est de ce qui est par tout ce que ce n’est pas.

 

Maintenant je souhaiterais en venir à des remarques sur la fiction rimbaldienne, celle-ci choisie moins comme un exemple que pour l’espèce de cas limite qu’elle constitue et de désespoir qu’elle révèle à l’égard de toute fictionnalisation et de toute poétique.

Rimbaud ou la désaffiliation

Qu’est-ce que la filiation, et quelle autre scansion de la vie lui opposer ? Telle est la pensée sous laquelle Rimbaud se sent forcé de ressentir et de concevoir son rapport avec la réalité, et c’est ce qui lui rend ce rapport intolérable[7]. Apparemment la filiation est un lien objectif, le lien historique, organique et de dépendance que l’enfant entretient avec sa parenté et, à travers elle, avec tous les êtres de réel : c’est le malheur non pas d’être mais d’être né, c’est le malheur qui empoisonne définitivement le bonheur d’exister. Ce lien usurpe et absorbe tous les autres : il ne décrit pas seulement une origine et une histoire personnelles, il ne s’étend pas seulement à l’histoire universelle comme naissance, vie et mort des races et des nations ou à la logique de la connaissance à travers les notions attenantes de l’origine et de la causalité ; il infecte les choses elles-mêmes, il leur prête une intention, une exigence, et pas n’importe laquelle : celle de nous tracer vis-à-vis d’elles l’obligation d’une sorte d’allégeance, de fidélité : de foi. Par ce trait, qui ne les décrit pas, elles, mais qui décrit le rapport perverti que nous entretenons avec elles et qui, par là, malgré tout les compromet, nous avons une obligation envers elles et entre nous. Nécessaire et contingente, c’est notre naissance qui nous assigne obligatoirement à la réalité : à être, et à être sous la dépendance du réel, qui ne dépend pourtant de rien et surtout pas de lui-même. En même temps ce lien non voulu nous assigne encore, autre nœud de la contradiction, à tout ce qui nous vole la réalité, au Christ de la mère et du baptême, au fils de l’homme et Fils de Dieu, garant ultime de toute filiation et gardien jaloux de toutes les fidélités qui nous dépossèdent du moment et des choses : nous sommes obligés à la réalité et entre humains, alors que rien ne devrait nous la faire envisager (et nous faire nous-mêmes nous envisager), la pratiquer et l’aimer sous la pensée du lien ni sous quelque pensée que ce soit. « Quelle vie ! La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde. » Car comment être au monde sans être les fils du monde ? Comment faire que la filiation ne soit pas une loi et la loi même du vivant ?

C’est que, chez Rimbaud, il est question strictement, comme quelque chose à toucher immédiatement (mais justement impossible à toucher immédiatement), non pas du vivant ni même du réel, mais de leur présence et de leur actualité, indépendamment de toute loi qui lierait la réalité à elle-même : la réalité du réel, c’est ce qui fait qu’il est hic et nunc. Ainsi posée, elle ne fait que recouvrer ce que le Christ lui avait volé par son incarnation historique : l’éternité comme simple instantanéité indéfiniment renouvelée. Tout ici devrait relever du moment et du miracle, d’une actualisation perpétuelle des choses et des êtres, de leur capacité réalisée à être purement et simplement. Au regard de ce fait, toute histoire est un destin fabriqué, une « histoire sainte » qui nous dérobe le présent, une fiction mensongère : Mathieu commence son Évangile par la généalogie de Jésus et Luc la place au moment du baptême du Christ, au début de sa vie publique. Au fond, la filiation selon Rimbaud n’est qu’une image, une image de l’héritage elle-même héritée, certes la plus prégnante et la mieux identifiable en une personne, l’image la plus irréfutable, la plus haïe, car incarnée en celui de ses deux parents qui est encore là, l’image de toutes les médiations imposées à la réalité par nos fausses imaginations et par notre incapacité à la vivre. Comment s’en sortir sans un crime, sans le crime du parricide ? Ici, la vie de Vitalie l’atteste, le fait qu’elle est en vie : Dieu n’est pas mort, il est à tuer.

Rimbaud ne rejette donc pas la réalité du réel, au contraire il l’aime au plus haut point, ou il voudrait l’aimer, mais comme quelqu’un qui n’aurait jamais été engendré. Dans un présent absolu qui fonderait un passé entièrement refondu et un futur à inventer, il voudrait instaurer avec les choses une relation sans obligation, ou bien alors une obligation nouvelle, entièrement décidée, un pacte encore peut-être mais paradoxal, entre ce qui ne saurait passer d’alliance et la volonté constamment libre de chacun et de tous : être au monde sans être venu au monde, poser et penser ce qui ne peut être pensé ni posé, croire sans aucune foi. Il y a du Rousseau dans cet enfant-là, mais plus fou encore si c’est possible, dans la mesure où Rousseau ne cherchait une union entièrement raisonnée qu’entre les hommes et que politique. Et puis, même s’il ne parvenait pas, de manière convaincante, à assigner une origine au pacte, Rousseau pensait que le lien vient d’une décision, certes malheureuse : dans Rimbaud l’origine est identifiée mais elle est dérobée explicitement à toute volonté, même catastrophique ; elle ne peut donc être changée, ni même assumée.

Les images poétiques de la désaffiliation

Voici ce qui est attendu du Génie des Illuminations, voilà donc ce qu’il est, l’être et la raison paradoxaux, fictifs, par lesquels les choses sont en marche, pour nous mais non par nous :

Il est l’affection et le présent puisqu’il a fait la maison ouverte à l’hiver écumeux et à la rumeur de l’été, lui qui a purifié les boissons et les aliments, lui qui est le charme des lieux fuyants et le délice surhumain des stations. Il est l’affection, la force et l’amour que nous, debout dans les rages et les ennuis, nous voyons passer dans le ciel de tempête et les drapeaux d’extase.

Il est l’amour, mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue, et l’éternité : machine aimée des qualités fatales. […]

Ô ses souffles, ses têtes, ses courses ; la terrible célérité de la perfection des formes et de l’action. […]

Ô fécondité de l’esprit et immensité de l’univers !

Son corps ! Le dégagement rêvé, le brisement de la grâce croisée de violence nouvelle ! […]

Sa vue, sa vue ! tous les agenouillages anciens et les peines relevés à sa suite. […]

Son jour ! […].

Son pas ! […].

Ô Lui et nous ! […].

Ô monde ! et le chant clair des malheurs nouveaux !

Il nous a connus tous et nous a tous aimés. Sachons, cette nuit d’hiver, de cap en cap, du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage, de regards en regards, forces et sentiments las, le héler et le voir, et le renvoyer, et sous les marées et au haut des déserts de neige, suivre ses vues, ses souffles, son corps, son jour[8].

Cependant, est-il possible d’écrire cela sans se situer encore dans la pensée et dans le personnage du Christ, ne serait-ce que par un Antéchrist, sans se situer toujours dans la fiction d’une Histoire et dans une problématique de la raison ancienne, même retournées l’une et l’autre ? Le modèle inévitable et l’ennemi intime du rapport à la réalité, c’est toujours la filiation chrétienne. Car cet ensemble de figures imaginaires que forment la Trinité et son modèle de tout amour, les deux Testaments de la chute, de l’Incarnation et de la Rédemption et le sacrement pour chacun de son baptême, tout cela répond de manière trop exacte et trop globale au problème de notre rapport au monde réel des choses et de l’histoire. Quelle autre fiction lui opposer, plausible et vraie ?

 

Reprenons. Comment se désaffilier ? Comment acquiescer, librement, aux choses, à leur nécessité et à leur réalité, à leur suprême contingence, à ce qui fait que nous les aimons comme elles sont ? Comment le faire sans passer un pacte, qui supposerait que la réalité peut vouloir et transiger et que nous-mêmes nous puissions, face à elle et contradictoirement, parler, écrire, acquiescer et signer ? Comment aimer ce qui n’entrerait pas ipso facto dans la catégorie construite et générale de ce que l’on aime, ou de ce que l’on hait ? Comment serons-nous des humains si nous renonçons à tout feu et à tout lieu et à tout aveu des uns aux autres ? Quelle communauté imaginer entre nous, politique ou poétique, qui éviterait dans sa devise le principe de la fraternité, empoisonné qu’il est par celui de la paternité ? Ou encore, comment adhérer pleinement à la réalité sans rompre une autre, une ultime et intime fidélité, celle qui unissait le sujet à lui-même, sans rompre donc avec soi-même et avec toute idée de subjectivité, sans détruire en effet cette présence de la conscience dans le sujet, qui fait que je sépare les choses entre elles, que je les sépare d’elles-mêmes et que je me sépare d’elles ? Comment donc faire en moi l’abnégation de cette humanité qui fait ma réalité et qui me sépare de toutes choses et de tous humains ? « Je est un autre » : la syntaxe est agrammaticale, à la limite de la prononciation (ferons-nous la liaison entre le sujet et le verbe ?). Mais qu’est-ce qu’une formule, si sa formulation ne brise pas les catégories de la pensée et toute pensée, si en plus elle brille tellement de sens ?

Comment appeler ce qu’on voudrait aimer, quel mot mettre au vocatif dans un aveu d’amour aux choses, puisque le nom même de la Nature nous égare, lui qui nous renvoie à la mère romaine, lui qui évoque, en latin comme en grec, ce qui fait qu’il y a quelque chose plutôt que rien, ce qui fait naître toutes choses, ce qui fait que les choses mêmes sont comprises dans le lien abhorré de la génération, ce mot qui, dès que prononcé, traîne à sa suite toutes les prosopopées de l’alma mater, même dans un Lucrèce ? Les tropes ? Qu’est-ce qui nous permettrait de changer les choses l’une dans l’autre, sinon l’idée d’un ordre et d’une équivalence instituables entre les choses et la confiance dans la langue, idée et confiance également illusoires ? Car, justement, l’enfant prodige est bien placé pour savoir que les jeux des mots ramènent à l’étymologie, et celle-ci à la filiation, le français au latin, sa langue mère, et l’enfant à sa langue maternelle. Alors, « trouver une langue » ?

Encore et toujours l’affiliation

Rimbaud se met bien vite à récuser le vers, car il sait, pour en avoir fait tant et plus, que l’hexamètre virgilien se tourne aisément, à raison de soixante à cent en une petite matinée, à coups de dictionnaire, de formules passe-partout et de chevilles bien mémorisées ; de même l’alexandrin et ses régularités intégrées. Récusant une temporalité où se formeraient des effets et des causes, il récuse donc aussi les histoires et les récits. Il récuse la rhétorique, car il renie le trésor hérité des figures, la définition de cette théorie comme réflexion nécessairement liée à la pratique de la poésie ancestrale et nationale, l’invention comme mouvement subordonné, et, pire encore si c’est possible, la familiarité trompeuse et chamailleuse des hommes de lettres et les obligeances qui la font vivre. Quelle erreur d’avoir écrit à Demeny, parmi tant de formules si vives alors, les mots sur Baudelaire : « le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu » ! Qu’y a-t-il donc à voir, sinon ce qui crève les yeux de chacun, et qu’avons-nous besoin d’un autre roi et d’un nouveau Dieu ?

« On ne part pas » (p. 415). On ne sort pas de l’ordre et du temps de la fidélité. On ne déroge pas à l’histoire de France ni à celle de l’Évangile, sinon pour revendiquer le sang païen, les Gaulois, la négritude, mais encore est-ce des espèces de sangs et de filiations ! Et il faut bien être en enfer dès lors que l’on refuse l’état de grâce : on n’en sort pas. « À qui me louer ? Quelle bête faut-il adorer ? Quelle sainte image attaque-t-on ? Quels cœurs briserai-je ? Quel mensonge dois-je tenir ? — Dans quel sang marcher [sinon dans le mien] ? » (p. 415). Une saison en enfer s’efforce d’orchestrer des voix aussi différentes et aussi grinçantes, aussi discordantes que possible. C’est le seul livre publié, mais avec la cacophonie comme principe d’ordre, une histoire quand même encore, du début à la fin d’une folie, et qui va vers des conclusions. Non pas une conclusion en effet, mais plusieurs et combien ironiques, parmi lesquelles : « Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan ! » (p. 441). Toujours les mots de la fidélité, un désaveu mordant, une fausse fin. Ainsi des voix se disputent-elles le « Je » si précieux des poètes lyriques et la narration des conteurs d’histoires. L’incohérence et l’inconséquence deviennent le principe d’écriture de celui qui n’entend être ni fidèle ni obligé, serait-ce à lui-même.

 

Reprenons encore. Est-il même bien sûr que le réel soit cette pure immédiateté qu’on a cru voir « une fois » ? D’où vient cette certitude de ce qui est et de ce qu’on est ? S’il est un instant où tout ce qu’on est se trouve rassemblé, de manière indubitable et irréfutable, c’est celui de l’affirmation de ce qui est. Ce moment équilibre à lui seul tout le poids de ce dont on vient : on ne revendique peut-être pas en vain contre ce qui a fait ce qu’on est. La force propre, unique et irrésistible, de ce qui est prévaut dès qu’on veut bien céder à son évidence, présenter au miracle qui abolit perpétuellement les lois un autre regard que celui qui s’abaisse sous le front buté des héros de Flaubert[9]. Certes, pour penser cela, il faut bien consentir à douer la réalité des propriétés de la grâce divine, ou bien décider qu’on ne fait par là que reprendre au christianisme son bien. Mais alors il y a peut-être une voie, celle qui s’ouvrirait à la parole d’une nouvelle alliance et d’une nouvelle bonne nouvelle. Quel programme à remplir, qui suppose de retourner toujours la force de nuisance de l’Évangile et de dépasser l’Arbre de la Croix ! « Tenir le pas gagné. Dure nuit ! le sang séché fume sur ma face, et je n’ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau !… » (p. 441). La parole de Rimbaud entend se situer dans le seul moment de l’affirmation de ce qui est et d’elle-même, elle refuse de s’enliser même dans sa propre temporalité, elle invente ses propres scansions, sa propre chair et sa propre langue. Ce programme est-il vraiment insensé ? Après tout, la définition de la parole, même dans Saussure, c’est qu’elle met en acte la langue.

Mais alors elle doit noter des instants faibles, presque nuls, ou exaspérés, ce qui revient au même. C’est le principe de décomposition du sujet dans son énonciation annoncé dans la lettre du voyant, qui demeurera et qui sera fécond. Le contraire exact de ce qui sera la composition de la Recherche du temps perdu quand, venu d’une obsession voisine et tout autant paralysante (éviter l’ordre chronologique d’une histoire commencée à la naissance et dominée par les présences maternelles comme par l’absence du père), Proust inventera la fiction principielle des réveils, d’un moment étendu, faible et fort à la fois, quelconque, indéfiniment renouvelé, moment des aberrations justes, capable de porter dans la conscience d’un seul la narration des événements de sa vie, telle qu’elle absorbe la réalité des choses, des êtres, et la sienne. L’un subjective toute chose dans le moi, l’autre désubjective toute apparition de sujet.

« J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges. » (p. 428). Le programme premier de l’altération de soi « par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » fut quand même rempli, suivant une idée simple et efficace : si notre relation immédiate aux choses ne se fait évidemment que par les sens, ou plutôt si ce rapport ne s’établit que dans la décomposition de l’édifice sensoriel sous la pression acceptée des choses, alors il faut rechercher activement ces états forts de la faiblesse du sujet. Simplement, la parole ne sera pas non plus l’instrument même neutre d’un compte rendu mais juste l’activité dans laquelle s’effectue la dissolution des cinq sens, et non pas l’assomption baudelairienne des synesthésies : car elle est le sujet lui-même en tant qu’il est au monde, ici et maintenant, cette fois à travers la tension particulière de sa décomposition. Il faut admettre que la présence du « monde muet » à l’humain et de l’humain au « monde muet » se réalise dans la parole, quand elle met la langue, et que le sujet se met par là lui-même, « dans tous ses états ». Telle est la leçon dont Ponge se souviendra, dans une intention finalement plus proche de celle de Rimbaud que de Breton, en rejetant absolument la technique de l’écriture automatique ainsi que l’image trompeuse d’une arrière-scène inconsciente. L’autre leçon, c’est qu’à ce niveau-là de la poésie on est aux limites de toute fiction et de toute poétique : pas de description, pas de récit, pas de régularités même non normatives, même inventées.

S’il l’on peut encore parler d’une poétique de l’évidence dans le tout premier Rimbaud, on mesure le chemin parcouru depuis Flaubert et Baudelaire. D’une technique et d’une dépense déployées en effet autour des faits de la conscience et non plus de la description, on est arrivé quasiment à « une forme rhétorique par objet (c.-à-d. par poème)[10] » : l’évidence des choses et du sujet poétique à lui-même, bien avant Ponge ne supporte plus les fictions au sens classique, les poétiques, ni même aucune médiation. Dès la Saison (si les Illuminations viennent bien ensuite…), il y a des espèces de romances, des paroles sans histoires, des balbutiements, la formule des « peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires… » et des morceaux dans cette esthétique. Certains instants s’écrivent, « ô bonheur, ô raison », « Ô saisons, ô châteaux ! », purs de lendemain et de passé, et de distinctions entre les sens, mais non sans variantes, non sans repentirs peut-être…

Soit les deux premiers quatrains du célèbre poème, à gauche la version de la Saison, à droite celle des Fêtes de la patience (pp. 432 et 348-350) :

Elle est retrouvée !                Elle est retrouvée.

Quoi ? l’éternité.                  Quoi ? — L’Éternité.

C’est la mer mêlée                 C’est la mer allée

    Au soleil.                     Avec le soleil.

 

Mon âme éternelle,                Âme sentinelle,

Observe ton vœu                  Murmurons l’aveu

Malgré la nuit seule                De la nuit si nulle

Et le jour en feu.                   Et du jour en feu.

Nous ne sommes pas obligé de déterminer laquelle des deux versions serait la première dans une chronologie, ou la plus fidèle à l’esprit de Rimbaud, ni de rechercher le sens de l’une par le rapport à l’autre, puisque la variation et l’incertitude, l’incessante modulation, l’obsession justement, apparaissent comme le principe et la seule logique de ces « refrains niais, rhythmes naïfs » et que le souci de Rimbaud n’est sûrement pas celui du perfectionnement : la poésie ne saurait relever d’un processus historicisable de création. Cependant, dans la version des Fêtes, la voix détache l’éternité et lui donne une majuscule et, même si cela devait nous paraître moins conforme à l’intention et à la recherche rimbaldiennes, les mots d’« âme éternelle » rappellent mieux (sauf ironie ?) ceux de la liturgie et des cantiques que l’image de l’« âme sentinelle ». Mais ces deux « versions » nous disent surtout combien la parole est fugace, variable, et difficile. Car il y a bien plus qu’une nuance entre d’une part l’image du veilleur à qui on murmure le mot du passage entre la nuit et le jour, le secret de l’accord des contraires et de l’accord avec ces contraires et, d’autre part, l’injonction spirituelle d’observer certain vœu de fidélité en dépit des événements qui s’y refusent.

Toujours est-il que, après 1871, le vers justement fait l’objet de traitements sauvages. Toute mesure normée du temps (saint Augustin !), toute scansion de la parole poétique, donc toute forme de fiction doit être pourchassée. D’où ces alexandrins frappés au cœur de leur décompte en douze syllabes, de leurs régularités accentuelles, des dispositifs même rares de strophes et de rimes. C’est le temps du bout de chemin avec Verlaine, et des malentendus sur le vers nouveau, entre bien d’autres. Dans certains poèmes, le vers épique tient encore et prospère même, par l’exaspération. Indignatio facit versus :

Qu’est-ce pour nous, mon cœur, que les nappes de sang

Et de braise, et mille meurtres, et les longs cris

De rage, sanglots de tout enfer renversant

Tout ordre ; et l’Aquilon encor sur les débris

 

Et toute vengeance ? Rien !… —  Mais si, tout encor,

Nous la voulons ! Industriels, princes, sénats,

Périssez ! Puissance, justice, histoire, à bas !

Ça nous est dû. Le sang ! le sang ! la flamme d’or ! (p. 316)

Puis surviennent les 10 et 11-syllabes aux accents voyageurs, aux assonances hasardeuses, avec parfois leurs variantes courtes, leurs voix égarées et diverses :

La Rivière de Cassis roule ignorée

    En des vaux étranges :

La voix de cent corbeaux l’accompagne, vraie

    Et bonne voix d’anges :

Avec les grands mouvements des sapinaies

    Quand plusieurs vents plongent. (pp. 330-331)

[…]

Plates-bandes d’amarantes jusqu’à

L’agréable palais de Jupiter.

— Je sais que c’est Toi, qui, dans ces lieux,

Mêles ton Bleu presque de Sahara ! (p. 358)

[…]

— Et verrai-je le bois jaune et le val clair,

L’Épouse aux yeux bleus, l’homme au front rouge, — ô Gaule,

Et le blanc agneau Pascal, à leurs pieds chers,

— Michel et Christine, — et Christ ! — fin de l’Idylle. (pp. 367-368)

C’est la grammaire qui porte désormais la revendication de la parole : le vocatif, les phrases nominales ou l’indicatif, au présent le plus souvent, les énumérations, toutes figures de la simple désignation. Au défaut, les futurs du performatif et les présents de l’impératif et de l’optatif :

Qu’il vienne, qu’il vienne,

Le temps dont on s’éprenne. (p. 430, var. pp. 346-347)

Comme aussi avec cet ordre intimé aux faims :

Mangez les cailloux qu’on brise,

Les vieilles pierres d’églises ;

Les galets des vieux déluges,

Pains semés dans les vallées grises. (p. 431, var. p. 361)

Et, quand il y a du passé, c’est bien souvent celui de la dénégation :

Assez vu. La vision s’est rencontrée à tous les airs.

Assez eu. Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours.

Assez connu. Les arrêts de la vie… — Ô Rumeurs et Visions !

Départ dans l’affection et le bruit neufs ! (p. 466)

Un autre passé encore, celui qui a cours dans les récits de rêves, et dont la grammaire procure autant d’instants séparés, imaginaires, rigoureusement non historiques, tel ce jour des Rois où l’on règne en vertu de l’élection et des proclamations égarées de son désir et même pas par le hasard trop objectif d’une fève (p. 466) :

Un beau matin, chez un peuple fort doux, un homme et une femme superbes criaient sur la place publique. « Mes amis, je veux qu’elle soit reine ! » « Je veux être reine ! » Elle riait et tremblait. Il parlait aux amis de révélation, d’épreuve terminée. Ils se pâmaient l’un contre l’autre.

En effet ils furent rois toute une matinée où les tentures carminées se relevèrent sur les maisons, et toute l’après-midi, où ils s’avancèrent du côté des jardins de palmes.

Tel est le royaume des désignatifs et de leur puissance d’évocation, comme chez Nerval, mais ici fracassante. Car, avec les Illuminations, on entre certainement dans un travail économique de la langue, des plus performants. Les moindres instruments de la syntaxe, les déictiques, les prépositions, les ponctuations font voir ce qu’on ne saurait ni décrire, ni raconter, ni voir. Ainsi dans ce passage réduit justement à des « Phrases » (p. 469) :

Quand le monde sera réduit en un seul bois noir pour nos quatre yeux étonnés, — en une plage pour deux enfants fidèles,— en une maison musicale pour notre claire sympathie, — je vous trouverai.

Qu’il n’y ait ici-bas qu’un vieillard seul, calme et beau, entouré d’un « luxe inouï », — et je suis à vos genoux.

Que j’aie réalisé tous vos souvenirs, — que je sois celle qui sais vous garrotter, — je vous étoufferai.

Que voyons-nous en lisant ces phrases ? Nous voyons, oui, mais au sein de l’espace commun de la langue et non pas, dans l’étendue physique balisée, espace et temps, de l’expérience des choses, quelque chose ou quelque événement qui aurait eu lieu ou qui aurait lieu, ou qui aura lieu ; ou plutôt, avec ces phrases, nous sommes institués dans l’espace visuel imaginaire qui est celui de la langue travaillée par la parole. Cet espace est conflictuel parce qu’on y est dans l’univers d’une menace, déterminé exclusivement par l’expression implicite et triviale d’un « entre quat’zyeux », de ces locutions qui donnent rendez-vous « au coin du bois » à qui « me cherche », et ne me trouvera pas : car « je vous trouverai ». Ainsi cette locution allusive, mais aussi celles de « luxe inouï » et de « calme et beau » signalent un bruissement de voix extérieures, parmi lesquelles l’une qui ressemblerait à celle de Baudelaire. Dans cet espace imaginaire et presque ouvertement lyrique, réglé notamment par les tonalités de la ponctuation, mais aussi par la forme grammaticale mobile et ambiguë d’un indicatif de certitude (« quand le monde sera réduit ») suivi d’un subjonctif insistant, qui fait condition, vœu, incantation, le genre féminin du sujet agressif, masqué jusqu’ici, éclate presque au dernier moment et reflue étrangement sur tout le passage précédent. Vierge folle et décidément assassine.

Tout ici fait effet de deixis. Directement produite par l’usage des sujets grammaticaux de la première et de la deuxième personnes (je/vous/nous), la situation oppose en action deux personnages et en implique un troisième, le lecteur, à travers celle des deux personnes qui est agressivement désignée mais aussi à travers la prise en charge de la parole de celle qui agresse l’autre : ainsi l’instance de la lecture doit-elle se scinder elle-même sous la pression de cette voix efficiente. En même temps, les tirets et les guillemets ; les démonstratifs proprement dits (ici-bas) et les articles comme les adjectifs qui en font fonction (le monde, un seul bois noir, une plage, une maison, un vieillard) ; la brutalité finale des mots désignant d’abord l’instrument puis l’action de l’étranglement ; tout cela détermine à dresser « la scène »  : « Drôle de ménage. ». Enfin ce sont des « phrases », mais aussi ce ne sont que des « phrases », comme le rappellent au lecteur le titre et la langue, dans laquelle le lecteur et les personnages sont établis : la deixis est, comme chez Flaubert ou Kafka, la forme de l’ironie, l’autre effet d’une autre parole, celle de l’instance narratrice, dissimulé dans le premier effet et qui l’abolit.

Comme dans le récit d’un mauvais rêve, le travail de la parole constitue à mesure, par toutes ses inflexions, et la situation (à deux voix et à trois personnages maintenant) et son fonctionnement et ses affects et son sens, tous faits que le lecteur ne perçoit qu’à travers cette espèce de récit de rêve. Mais ici justement, qui rêve ? Et même y a-t-il, y eut-il un rêve ? C’est bien le lecteur qui parle nécessairement la scène, sa voix forme le quatrième et dernier personnage, non pas de son rêve (car ce n’est pas le sien, sauf a posteriori) mais d’un appareil imaginaire construit par l’auteur, de toutes pièces. Comme Breton l’a bien vu, il n’y a pas ici de description, de « chose vue », mais une sorte d’image poétique, au sens premier de ce terme, une imagerie d’objets et d’actions que la capacité dynamique de l’écriture déterminerait seule à exister. La situation de la deixis et tout ce qu’elle montre ne feraient qu’un avec les procédures grammaticales qui font que tout cela est. C’est ce que nous suggère l’analogie entre le récit de rêve et l’illumination, mais cette analogie s’arrête en chemin, car, dans le cas des rêves et de leur récits, nul quand même ne met en doute qu’il y a eu rêve et qu’il y a une certaine réalité psychique, même si nous ne connaissons l’une et l’autre qu’à travers le travail du rêve.

Mais quel est le sens de cette imagerie, ou serait-elle purement gratuite ? Comment l’évidence s’établit-elle dans cette parole, et quelle sorte même d’évidence ? Même si on ne veut pas ici rechercher les raisons du mystérieux et mystifiant silence de Rimbaud, il faut bien convenir que, bientôt, il n’y aura plus de parole, ni d’évidence, sinon celle, quel que soit son sens, de ce silence.

Dernière affiliation, dernier déni, dernière fiction

Reprenons encore une fois. Ici comme dans l’ordre du droit, la filiation n’est pas un fait ni une nécessité biologiques, c’est une construction de l’ordre symbolique. C’est l’image inévitable de la nécessité ; c’est la mère des fictions, mais ce n’est qu’une fiction : car il faut bien être né, mais non pas forcément être un fils. Au-delà de ce seul fait d’être, aussi inenvisageable en lui-même et fixement que tous les autres faits et événements, tout est fiction. Ancrant sa puissance dans l’existence de chacun, refuge de toutes les peurs et finalement de la peur de la réalité, prétexte et modèle de tous les abus, image récurrente et prégnante de toutes les médiations que l’on puisse jeter sur ce qui n’est pas médiatisable et sur ce qui se perd dès que la fiction apparaît, la filiation sert de patron même à la poésie, comme l’a montré Pierre Michon. Car comment être poète sans se référer aux maîtres, aux pères et aux frères, à la langue, ou sans se poser comme le fils de ses œuvres ?

Rimbaud aura perdu d’avance le sens de l’image, que les surréalistes souhaiteront exalter à travers la confiance dans la parole (« Les mots ne mentent pas ») : pour lui, nulle foi, nulle fidélité, pas de contrat ; ni au sein de la langue, ni au sein de la parole ; ni entre le sujet et la langue dans la parole ; ni entre les sujets au sein de la parole dans la langue ; ni, on l’a vu, au sein du sujet. C’est la fin ou plutôt c’est le déni de la communauté lyrique des humains : car on n’arrache pas si facilement les racines de la communauté, on ne s’y arrache pas soi-même, « on ne part pas ». Avec lui, plus conséquent que ses admirateurs, la pratique et le nom de l’image tendent donc à s’abolir, en même temps que les autres tropes de la rhétorique, dans la deixis généralisée que nous proposerait désormais la poésie, et inversement celle-ci pourrait bien se définir, image ou non, par ce seul geste de la désignation. Car la parole poétique ne serait pas une médiation de ce qui serait vu en quelque sorte par ailleurs ; elle ne serait pas non plus une opération interprétative du sensible : travaillant à même les catégories qui structurent ensemble les opérations de tous les sens dans le langage, à l’instant et au niveau où celles-ci sont premières et inventives, son mouvement voudrait inscrire le sujet dans l’ordre de la réalité, immédiatement, et en tant seulement qu’il le proclame.

Mais le geste de la désignation échoue lui aussi. Les choses se dérobent à ce qui est toujours une intention, et avec elles s’efface le sujet qui prétendait encore à les montrer simplement et à fonder par là, absolument, sa nouvelle subjectivité. Que reste-t-il, avant ce silence de Rimbaud, que nous ressentons couramment comme l’échec de toute sa tentative ? À montrer et à rejouer en son moment l’acte de la fuite de tout sens, ou comment se dérobe toute médiation, c’est-à-dire toute fiction et, en dernier lieu, la fiction suprême qui n’est pas celle de la filiation mais bien plus rebelle encore, celle du sens. Car c’est le sens qui a la vie dure ; nous y croyons, au sens, et surtout à celui que revêtirait la poésie dans Rimbaud ; nous y croyons bien plus que Rimbaud lui-même, comme l’a montré Pierre Michon dans l’évocation qu’il fait de tous les hommes qui se veulent les frères en poésie de « Rimbaud le fils », bien après que celui-ci a décidé de laisser filer tout sens : « Penché par-dessus votre épaule dans la bibliothèque de Confolens je les ai regardés avec vos yeux : s’ils furent éditeurs, je les ai vus faire de la Saison le petit objet magique in-folio qui rassasie mieux que le pain, et déçoit davantage ; s’ils furent poètes, je les ai vus en esprit recopier telle Illumination écrite à l’instant, n’en être pas rassasiés, et recopiant ce petit tourbillon dans lequel toute la langue fuit avec le sens qui s’en va, je les ai vus béer comme à Charleville béait Vitalie Cuif devant les tartines virgiliennes : nous avons vu dans Londres Germain Nouveau relever la tête au milieu d’une Illumination, offrir le fier profil, la barbiche de poète, le regard mélancoliquement porté là-bas sur le sens qui s’en va[11]. » Du sens, qui est la dernière des fictions, on ne peut montrer que comment il se perd. Mais, au fond, n’est-ce pas déjà beaucoup ?

Bien avant les vers défaits de la Saison et les proses balbutiantes des Illuminations, la première mise en œuvre, ironique, de la disparition du sens et la première provocation aux vaines élucubrations du désir de sens se formulent à travers le sonnet des Voyelles, avec le succès immédiat que l’on sait parmi les poètes parisiens et la dépense herméneutique qui s’ensuivit, jusqu’à Faurisson et parmi nous. Tellement, quand il s’agit de Rimbaud et d’un thème crucial comme celui de la chair communiable des mots, et quand la disparition du sens se réalise à nos yeux selon le développement consacré d’une forme entre toutes dédiée au sens (le sonnet d’alexandrins), cette disparition devient la fiction la plus innocente et la plus maligne, la mieux signalée, la plus provocante, et celle que nous soupçonnons le moins !

 

 

Rimbaud repère et refuse l’esprit du schéme de Coleridge. Décidément, « nous ne sommes pas au monde ». Nous vivons en permanence sous l’empire de la fiction. Si « négative », si irréfléchie qu’elle soit, c’est elle, sous toutes les formes possibles, qui est première, immédiate (congénitale), constamment et sournoisement active, c’est elle qui suspend continûment notre présence à la réalité des choses : nous ne serons pas à la réalité du réel, c’est-à-dire à la nôtre, tant que nous nous dirons et nous penserons, tant que nous vivrons sur le mode et sous la protection des fictions. Il faut donc traquer ce principe de tous les consentements, sauf du seul qui serait adéquat ; il faudrait sortir de tout régime de la foi, même de la foi dans la réalité ; il faudrait soutenir ce commandement à peine et cependant pleinement humain : être au monde, un point c’est tout.

Si bien que Rimbaud, séjournant à Harar ou mourant à Marseille, n’est pas un trafiquant ni un mourant ordinaires, mais un homme qui, ayant traversé de part en part l’univers de la fiction, s’est mis délibérément et définitivement en présence de la réalité. Aussi n’est-il personne qui mieux que lui ressemble à l’homme ordinaire et mime mieux que lui l’abnégation sans phrases que chacun d’abord et volontiers fait en soi de toute poésie et de toute réalité. Mais justement le mime de l’homme premier n’est pas l’homme premier et peut-être la fiction dernière consiste-t-elle dans cette imitation-là.

Pierre Campion

 


NOTES

[1] A. Compagnon, « Brisacier, ou la suspension de l’incrédulité », Colloque Fabula Les Frontières de la fiction, www.fabula.org, 1999-2000.

[2] O. Manonni, « L’illusion comique ou le théâtre du point de vue de l’imaginaire », dans Clés pour l’Imaginaire ou l’Autre Scène, Paris, Seuil, 1969.

[3] Tel est « l’avertissement que le préconscient donnerait à la conscience, quand le rêve irait par trop loin » Freud, La Science des rêves, trad. par I. Meyerson, Club Français du Livre, 1963, p. 311.

[4] La réalité ne nous dénie pas notre existence, elle ne nous annule pas, elle n’a aucune intention sur nous. Mais il nous est impossible de la penser autrement que d’un point de vue anthropocentrique.

[5] Balzac, « Avant-propos » de La Comédie humaine, Gallimard, Bibl. de La Pléiade, vol. I, 1976, pp. 11-12.

[6] On sait que la critique de Nathalie Sarraute visera précisément ce genre de détails, comme ayant cessé de convaincre (L’Ère du soupçon, Gallimard, coll. Idées, pp. 71-72). Cependant ne nous y trompons pas. Cette accusation n’était pas portée au nom d’une poétique du roman, nouveau ou pas, mais au nom de la réalité du réel : « Non, ce n’est pas ainsi que les choses se passent. »

[7] Sur ce thème, on doit lire l’essai inspiré de Pierre Michon, Rimbaud le fils, Gallimard, 1991, rééd. dans la coll. Folio.

[8] Rimbaud, Œuvres complètes, éd. de Pierre Brunel, Le Livre de Poche, coll. La Pochothèque, 1999, pp. 505-506. J’indiquerai désormais la page dans ce volume.

[9] La filiation chez Flaubert : Charles, Frédéric et leurs mères ; Emma, fausse orpheline, nourrie dans la littérature et le théâtre, encombrée d’être mère ; Gustave Flaubert et sa mère, Flaubert et l’espèce de paternité ironique et grondeuse qu’il entretient avec ses personnages. Trop de famille, famille non acceptée : chacun rêve d’être au moins l’enfant trouvé ou le bâtard dont parle Marthe Robert.

[10] Ponge, « My creative method », dans Méthodes, Œuvres complètes, La Pléiade, I, 1999, p. 533.

[11] P. Michon, op. cit., p. 99.

 



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