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Pierre Campion : Étude croisée des biographies de Barthes et Lévi‑Strauss par Tiphaine Samoyault et Emmanuelle Loyer.

© Pierre Campion

Mise en ligne le 8 novembre 2015.

Pour son Lévi-Strauss, Emmanuelle Loyer a reçu le prix Femina essai 2015.


Deux œuvres, deux vies

Barthes et Lévi-Strauss, par Tiphaine Samoyault et Emmanuelle Loyer

« Les hommes ne diffèrent, et même n'existent, que par leurs œuvres. […] elles seules apportent l'évidence qu'au cours des temps, parmi les hommes, quelque chose s'est réellement passé. »

Claude Lévi-Strauss, Regarder Écouter Lire (Plon, p. 176),

cité par Emmanuelle Loyer, Lévi-Strauss, p. 723.

Dans la même année 2015, en janvier puis en septembre, voilà que nous lisons deux belles biographies, de personnalités considérables : celle de Roland Barthes par Tiphaine Samoyault et celle de Claude Lévi‑Strauss par Emmanuelle Loyer[1]. Deux hommes racontés par deux femmes, lesquelles ne se prévalent pas de leur genre ; deux outsiders mais reconnus, chacun à sa manière. Deux biographies d'hommes de sciences, d'écrivains, de philosophes qui ont, chacun, marqué le vingtième siècle, en France et à l'étranger. Deux biographies monumentales par les dimensions, le travail dépensé et l'ambition intellectuelle.

Je voudrais juste proposer, à ce propos, trois thèmes de réflexion, de nature différente : sur l'espèce de rêverie que ces biographies peuvent susciter concernant notre expérience du temps, sur le problème particulier qu'elles rencontrent à propos de personnalités qui ont elles-mêmes abondamment documenté leur vie, et enfin sur le problème général que pose l'écriture de tout récit qui entend mêler une vie et des œuvres.

Que la vérité a à compter avec la mort et la vie

Voilà deux hommes qui se connaissaient, qui ont animé la vie intellectuelle dans les mêmes temps et autour de problèmes qui se recoupaient — nos deux biographes ne manquent pas de les confronter le moment venu, et notamment de souligner la fascination de Barthes pour Lévi‑Strauss, et la sorte de mauvaise volonté de celui-ci à l'égard de celui-là.

Cependant il y a déjà entre eux des durées qui ne sont pas coextensives : Lévi‑Srauss est né en 1908 et mort centenaire, près d'une génération après Barthes, lequel était son cadet de sept ans. Qui dira ce que Barthes aurait pu écrire, s'il était mort vers 2010 ? Qui mesurera l'inégalité ainsi créée dans l'ordre de la pensée ? Dans cet ordre de la réalité, comme dans tous les autres, il y a ce qui ne fut pas (ce qui n'existe pas et qui n'existera jamais sous la forme qui aurait pu être) et ce qui fut — avec l'avantage littéralement inestimable attaché aux choses accomplies, bien ou mal, peu importe. Il n'y a là ni fatalité à déplorer ni téléologie à inventer : dire que cela a été — œuvre et vie des écrivains, et toute vie finalement[2] —, c'est dire en même temps que cela aurait pu être tout autrement, ou n'être pas du tout. Quelque chose plutôt que rien : proposition métaphysique.

Cela n'est pas une question de possibilités, de conjectures, de spéculations, vaines en effet ; c'est un fait, lequel pourtant, en Vérité et en Justice et selon nos exigences intimes, ne devrait rien avoir à faire avec la vie de l'esprit. Cependant la recherche de la vérité fut bel et bien, tel ou tel jour, suspendue à l'accident de Barthes dans telle rue et à la crise cardiaque de Merleau‑Ponty, à la déchéance de Marcel Mauss, perdu au fond d'une salle de conférence et souriant à son esprit disparu, au suicide de Lucien Sebag…

Dans l'ordre de la pensée, il y a aussi la chance et la malchance, l'occasion saisie ou non, et les traits du tempérament : l'assurance inquiète de Lévi-Strauss et ses impatiences à l'égard de ses échecs, le sentiment d'imposture que Barthes ressentit à chaque moment de sa réussite, et la tendance de l'un et de l'autre à la dépression…

Voilà où le biographe trouve exactement sa mission périlleuse et sa passion : dans cet espace irréductiblement trouble où la pensée se lie avec les conditions et le fait de la vie, et où lisent des lecteurs à la recherche justement de ce trouble. Alors chacune affiche la couleur de son œuvre : Emmanuelle Loyer vient de la science historique et travaille sur commande ; Tiphaine Samoyault est un écrivain et engage son autobiographie dans la biographie de Barthes.

Leurs lecteurs, en 2015 ? Il y a les contemporains des deux biographes, ils appartiennent à une génération qui n'a pas connu Barthes et qui prenait des nouvelles d'un grand vieillard plutôt silencieux, habillé en académicien et en voie de Pléiade : « Est-il mort ? Est-il vivant ? » Elles-mêmes furent élevées par la génération qui suivait celle de Barthes et Lévi‑Strauss : pour celle-là, la deuxième, la nôtre, ces figures-là de notre monde travaillaient, publiaient, polémiquaient — vivaient. Ainsi nous demandions-nous, vers 1966, comment allait tourner la querelle de Sartre et du structuralisme et ce que devenait le communisme… Ce que remontent Samoyault et Loyer dans leurs filets, c'est des noms enfouis dans nos lectures et nos mémoires personnelles, c'est même de nos souvenirs. Grâce à elles, nous en apprenons sur notre vie même.

Et les 20‑ans, la quatrième génération ? Savons-nous comment ils liront tout ça (ou s'ils le liront) ? Pour eux, Lévi‑Strauss et Barthes, ce ne peut être que le vingtième siècle, c'est-à-dire ce qui eut lieu avant leur naissance, c'est-à-dire une génération littéralement fabuleuse, parmi bien d'autres dans l'Histoire. Ne vivent-ils pas déjà en deçà d'une coupure comme il n'y en eut peut-être jamais ? Lévi‑Strauss a pressenti cette rupture, il s'en est réjoui et attristé ; Barthes l'a sentie et l'a écrite, par fragments, il en a souffert. Leurs pensées et leurs exemples peuvent aider peut-être les 20‑ans, ne serait-ce qu'en leur montrant la valeur de la conviction et la force de l'obstination. Et, comme ils sont sérieux et travailleurs, ils pourraient, dans ces deux livres, étudier une époque qui, somme toute, ne serait ni moins ni plus difficile à comprendre pour eux que celles de Montaigne ou de Virgile.

Les biographes aux prises avec des autobiographies

Dans Barthes, Tiphaine Samoyault rencontre inévitablement du Roland Barthes par Roland Barthes, c'est-à-dire des éléments de cette vie traités comme les signes d'une entité sémiologique, qu'il a semés partout, qu'il a d'ailleurs signalés comme tels, et qu'il a théorisés sous le nom saussurien de biographèmes. Comment se faire le poète d'une vie qui est déjà toute racontée et de manière si retorse ? En évitant autant que possible de redoubler les termes de Barthes (c'est difficile !), en créant dans cette vie ses propres périodisations par thèmes (en remontrer à l'idée des biographèmes par des masses narratives denses et rythmées), en ouvrant son drame et en le fermant sur la mort de Barthes (la seule position quil ne pouvait pas vraiment occuper), et en écrivant dans son propre style à elle — sobre et mesuré, mais affirmé.

Emmanuelle Loyer écrit en contrôlant et immergeant la matière Lévi‑Strauss dans l'histoire mouvementée et compliquée du siècle, en pourchassant les constructions a posteriori qu'il en formule volontiers. Il y avait le piège de ses confidences nombreuses sur son personnage et par exemple l'espèce de Mato Grosso de sa première existence qu'est Tristes tropiques. Elle ne le contourne pas, elle le parcourt avec circonspection. Elle le situe dans la distance de vingt ans qu'il y a entre 1955 et les voyages que ce livre raconte, elle fait la carte de ses collages et ravaudages, elle restitue la majesté de son style aux circonstances, aux improvisations et aux humeurs. Elle maîtrise cette prose hautaine, coruscante et provocante en déployant, elle, la distance de sa légère ironie.

À chaque moment de l'œuvre, elle dévoile le mouvement obsessionnel de cette pensée en montrant comment, à partir de l'accumulation érudite, Lévi‑Strauss monte soudain dans les tours de la théorie la plus abstraite puis s'établit dans des sublimités philosophiques et morales à la Schopenhauer. Et puis, par exemple et non sans malice, elle s'empare de l'image qu'il a lui-même donnée de ses femmes comme trois perles à son collier — métaphore d'anthropologue paré de fierté native comme ses raffinés sauvages. À son cou, Rose-Marie Ullmo fait jouer brièvement les éclats de la gaieté et de la fortune. Dina Dreyfus en retire une lumière que sa vie entière et sa personne auraient méritée à elles seules, avant, pendant et après son épisode Lévi‑Strauss. Mais la plus belle conquête de ce séducteur, c'est Monique Roman, soixante ans de vie, de pensée et de compagnonnage avec le professeur, l'écrivain, le philosophe, le chef d'institution… — et l'informatrice privilégiée de l'auteur sur la tribu Lévi‑Strauss.

Deux héros de deux récits, mais justement des héros de papier et de vérité, construits dans ces biographies-là et non d'après leurs propres dramaturgies, à la bonne distance que procure l'écriture, c'est-à-dire loin de l'hagiographie.

Articuler la vie et les œuvres

Mais voici le problème inévitable que rencontre tout biographe d'écrivain, de savant, de philosophe : comment traiter les œuvres dans la vie et la vie par les œuvres, c'est-à-dire comment écrire un drame de la vie qui ne se laisse pas tronçonner par des monographies d'œuvres[3] ?

Comment ici ne pas évoquer — Samoyault et Loyer ne s'en sont pas forcément avisées, et elles n'avaient pas à le faire — La Vie de Monsieur Descartes par Baillet[4] ? Adrien Baillet, prêtre et bibliothécaire, renvoie constamment aux œuvres de son héros, les citant et inscrivant en regard du récit ses références, racontant les circonstances de leur publication — ainsi les ruses, hésitations et scrupules qui font agir le clan du philosophe à Paris pendant que celui-ci organise depuis la Hollande l'édition des Méditations métaphysiques en 1641, lesquelles, note Baillet, auraient aussi bien pu ne voir jamais le jour. Quarante ans après la mort de Descartes, bénéficiant de la bibliothèque de son protecteur le chancelier Lamoignon, et ayant en main des textes perdus depuis, Baillet s'attache en pleine connaissance de cause à une œuvre gigantesque : raconter la vie du philosophe qui a renouvelé désormais la philosophie.

Or le modèle littéraire de Baillet et ce qu'il sait faire par ailleurs, c'est les vies de saints, c'est-à-dire de héros qui ont porté au plus haut qu'ils pouvaient l'exigence de perfection — cela par leurs œuvres, au sens le plus général du terme[5]. Les vies de saints proposent à leurs lecteurs des récits qui intègrent, de manière organique, la vie par les œuvres. Paradoxalement, ce modèle de narration convenait admirablement à Descartes dont la philosophie elle-même appelait le récit d'une vie entièrement consacrée à la recherche de la vérité à travers le monde, dans l'épreuve des choses, des êtres et des événements — dans l'expérience du réel par l'esprit, par le même homme et en lui-même. Cela est si vrai que Descartes en personne se raconte à l'appui de l'exposé de sa pensée et qu'il avait promis à Guez de Balzac une « histoire de [son] esprit » — ce fut Baillet qui la fit, parce que la maîtrise du philosophe n'alla pas jusqu'à pouvoir raconter sa mort. Nous lisons encore cette histoire-là, et pas seulement pour le charme de son style.

Transposons, dans des vies et des enjeux évidemment bien différents.

Ce principe de récit ne conviendrait pas si mal à la vie et à l'œuvre de Lévi‑Strauss, toujours exposé à l'ailleurs lointain comme à l'ici méfiant ou hostile, aux bouleversements d'un monde en guerre et d'une culture en voie de disparition, aux implications de la grande politique et à la nécessité des contraintes administratives, mais aussi aux inconvénients de la célébrité, aux humeurs de son caractère, à ses exigences de conjugalité et aux inventions éruptives de son esprit. D'où entrelacer par exemple, comme Loyer dans son chapitre 19, des quasi anecdotes (les élections à l'Académie et au Collège de France) avec des quasi études historiques (le déclin du structuralisme et la renaissance des cultures indiennes) et des quasi études d'esthétique (« la voie des masques ») ou d'épistémologie (« ethnologie et histoire »)…

Dans la vie de Barthes, la maladie et l'exclusion ressentie comme homosexuel, l'attachement à sa mère, le doute toujours présent sur la légitimité de sa pensée et le genre de sa mort, sans parler des mésaventures auprès des amis et dans les institutions — tout cela appelait aussi un certain genre de récit, que nous procure Tiphaine Samoyault : une stèle élevée à des œuvres, mais telles que les traversent les circonstances et le frémissement de la vie, un monument dressé en mémoire des vertus héroïques et des faiblesses de l'homme, au sens chrétien de ces termes.

Trois biographies, trois pas de côté : trois formes d'ironie, très différentes. Tiphaine Samoyault engage son autobiographie dans la biographie de Barthes. Emmanuelle Loyer inscrit une histoire dans une pensée qui ne voulait pas avoir affaire avec l'Histoire. « L'effet Baillet » tire Descartes vers les Lumières.

 

Dans la préface de son opus magnum, Baillet écrivait : « La vie d'un philosophe consiste moins en actions et en exploits extérieurs, qu'en sentiments et en pensées ; mais parce que le philosophe est inséparablement attaché à l'homme, il s'agit principalement de savoir comme la philosophie aura gouverné la condition humaine dans les actions les plus basses et même les plus privées. » Pour les vies de Lévi‑Strauss et de Barthes, la biographie n'est pas une tâche subalterne ni de pure érudition, ni une écriture simple, puisqu'elle figure et déploie, à l'intention de tous, l'action aventurée de la philosophie dans deux existences humaines.

Pierre Campion



[1] Tiphaine Samoyault, Roland Barthes, Seuil, Fiction & Cie, 2015, 719 pages. Emmanuelle Loyer, LéviStrauss, coll. Grandes biographies, Flammarion, 2015, 912 pages. Voir le compte rendu de la première de ces deux biographies sur ce site.

[2] Toute vie, œuvres ou pas. Car « celui qui a été ne peut plus désormais ne pas avoir été : désormais ce fait mystérieux et profondément obscur d'avoir vécu est son viatique pour l'éternité », Vladimir Jankélévitch, L'Irréversible et la nostalgie, 1974, Flammarion, coll. Champs, p. 339. Et encore, du même Jankélévitch : « Cet avoir-été est comme le fantôme d'une petite fille inconnue, suppliciée et anéantie à Auschwitz : un monde où le bref passage de cette enfant sur la terre a eu lieu diffère désormais irrŽductiblement et pour toujours d'un monde où il n'aurait pas eu lieu. Ce qui a été ne peut pas ne pas avoir été », La Mort, 1977, Flammarion, coll. Champs, p. 465.

[3] Concernant Lévi‑Strauss, E. Loyer se pose explicitement le problème de « la dyade biographique, l'œuvre et la vie » (p. 531) et elle l'examine dans son chapitre 17, « La vie savante ». Elle la résout par la médiation de l'idée de travail. Si l'œuvre est le fruit d'un travail exclusif et l'expression d'une vie sacerdotale, alors recherchons les pratiques imposées par la vocation et la passion au savant, aux lieux de son travail et à sa tribu. Problématique non seulement légitime mais particulièrement appropriée dans une biographie qui se présente, non sans quelque ironie, comme une ethnographie des ethnologues (p. 483). De mon côté, je pose la question plutôt en termes de poétique, c'est-à-dire comme s'adressant à l'écriture du biographique quand il s'agit dune vie et de ses œuvres — conception, construction et style, vision.

[4] Adrien Baillet, La Vie de Monsieur Descartes, réédition de la biographie de Baillet (1691), Paris, Éditions des Malassis, 2012.

[5] Dinah Ribard, Raconter, vivre, penser. Histoire(s) de philosophes 1650-1766, éditions de l'EHESS et Vrin, 2003, p. 182-212 : « De la Vie de saint à l'histoire de la philosophie. La Vie de M. Descartes d'Adrien Baillet face à la critique ». Car cette poétique issue de la vie des saints — ce mélange de philosophie moderne et d'hagiographie au sens propre — parut plus que suspecte aux yeux de certains des premiers cartésiens comme de leurs adversaires. Par exemple : quel rapport, pensaient-ils, entre le chagrin de Descartes à la mort de la petite Francine, sa fille, et sa philosophie ?


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