RETOUR : Coups de cœur

Pierre Campion : Compte rendu du roman de Boualem Sansal, 2084, Grand Prix du roman 2015 de l'Académie française, partagé avec Les PrépondŽrants de Hédi Kaddour.
Mis en ligne le 25 janvier 2016.

 2084 Boualem Sansal, 2084. La fin du monde, Paris, Gallimard, 2015.


Le 2084 de Boualem Sansal

Trois défis

Le dernier roman de Boualem Sansal, 2084, porte trois défis, de nature différente et d'importance inégale.

 

Passons rapidement sur le premier. En beaucoup moins prégnant que le Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud à l'égard de L'Étranger[1], il indique clairement une sorte de concurrence avec le 1984 de George Orwell. Il y a là un risque réel car si, en effet, l'inspiration n'est pas la même — le totalitarisme théocratique est bien différent du totalitarisme soviétique, et l'urgence à le dénoncer est plus immédiate[2] —, son thème expose cependant Sansal au reproche d'un manque de créativité littéraire sinon même à l'accusation de plagiat. Ne pouvant éviter la comparaison entre les deux utopies noires, il aura préféré l'affronter directement : d'emblée par son titre, puis par certaines allusions et par quelques emprunts revendiqués, dont l'idée de l'abilang venue de la novlangue d'Orwell. Il n'y a pas là matière à critique profonde mais plutôt à une sorte de malaise diffus. L'interrogation touche même à la cohérence du roman, car on ne sait pas si, comme il est dit à un moment (p. 240), l'Abistan s'est fondé sur la défaite de l'Angsoc inventé par Orwell ou s'il est la suite naturelle d'une dégénérescence de l'islam.

 

En effet, le deuxième défi s'adresse à une religion instituée, celle de l'islam historique, à travers de nombreux traits de la fiction et même directement, par la voix de l'un de ses personnages. Car, vers la fin du livre, un certain Toz, personnalité du régime, explique à Ati, le héros du roman, comment le régime théocratique de l'Abistan a pu apparaître puis prospérer :

C'était simple, il n'y avait rien de miraculeux, il n'était pas la création d'Abi instruit par Yölah, comme nous l'enseignons avec sérieux et gravité depuis 2084, il viendrait de loin, du dérèglement interne d'une religion ancienne qui jadis avait pu faire les honneurs et les bonheurs de maintes grandes tribus des déserts et des plaines, dont les ressorts et les pignons avaient été cassés par l'usage violent et discordant qui en avait été fait au cours des siècles, aggravé par l'absence de réparateurs compétents et de guides attentifs. Le Gkabul [le livre de cette religion] était né de ce manque de soin dû à une religion qui, en tant que somme et quintessence des religions qui l'avaient précédée, se voulait l'avenir du monde.

Qui est malade est faible et à la merci des vauriens. […] (p. 251)

Même présentée ensuite comme « une hypothèse de travail », cette explication met en cause l'islam, son histoire et certains développements de ses épreuves, qui nous sont contemporains. Évidemment, rien ne dit que ce défi-là peut être gagné par l'écrivain.

 

Le troisième défi est d'ordre littéraire. Sansal entend décrire un univers qui réaliserait intégralement l'idée ou le rêve d'un totalitarisme religieux. En Abistan, il n'y a plus ni temps, ni espace, ni population, ni légalité, ni ordre, que contrefaits et pervertis. Plus de temps, car plus de repères : plus de calendrier, plus d'Histoire, plus de passé ni d'avenir[3]… Plus d'espace, car pas de frontière et plus de mesures qu'exprimées vaguement (chabirs, siccas…). Plus de population qu'une masse humaine à peine différenciée selon des critères arbitraires. Plus de langue que comme instrument de communication minimale et d'unification idéologique ; plus de légalité qu'incertaine et exprimée en versets d'un Livre interprétables à la convenance des gouvernants ; plus de gouvernement que par une lutte de clans fonctionnant par les manipulations et la violence. Plus de foi même et surtout, car la foi ouvrirait à chaque individu un espace de liberté[4]. C'est « un monde imbu de lui-même[5] » (p. 133). Mais le comble de la perversion, c'est le retournement d'un ordre qui, contrevenant à la logique rigoureuse de totalité dont il se réclame, devient tissu de contradictions, confusion et pur désordre.

Le défi que se lance l'auteur pourrait donc s'écrire comme ceci : je raconterai ce que je me donne pourtant à moi-même comme devant échapper à toute chronologie, à tout développement, à toute construction de personnalité et donc à tout récit. Pour ce faire, je supposerai un être de ce monde-là, né en lui et qui en a jusque là respecté les principes, un personnage qui va découvrir peu à peu les notions d'espace et de temps, d'extériorité et d'intériorité et, par là, les valeurs d'autonomie et de liberté, de raison et d'humanité. Les livres 1 et 2 du roman nous conteront de manière fine les menus événements et la progression d'une certaine prise de conscience. Ils ordonneront les intuitions souvent fulgurantes d'une pensée qui ne se connaît même pas comme pensée, les moments d'une réflexion qui naît à la réflexion, d'une existence inqualifiable qui arrive à la vie humaine : autant d'avènements qui seront présentés au lecteur à travers leurs après-coups puisque ce sont autant d'irruptions non assignables à des causes. En même temps qu'il s'éveillera à la vie, le héros se liera à d'autres personnes, de manière d'abord en quelque sorte animale puis de plus en plus concertée et réfléchie. Tout cela raconté dans la langue, parfois discrètement obsolète, de l'une des sociétés anciennes[6].

D'où ce personnage tire-t-il l'énergie ainsi mise en Ïuvre ? Au terme de sa prise de conscience, Ati saura de quel secours lui fut son séjour au fin fond de l'Abistan, dans le sanatorium forteresse où il fut relégué, au milieu des montagnes :

Il se souvint de l'extraordinaire chaîne de l'Ouâ, de ses cimes, de ses gouffres vertigineux et des cauchemars qu'ils avaient éveillés en lui, de la terreur à l'état pur mais aussi un sentiment d'exaltation inspiré par l'incroyable majesté de ces lieux si durs, sortis du plus loin du temps. C'était là qu'un sentiment bouleversant de liberté et de force, inconnu jusqu'alors, était né en lui et peu à peu, alors que la maladie le soumettait à la torture et décimait ses voisins, l'avait amené à la révolte ouverte contre le monde si oppressant et si lâche de l'Abistan. (p. 220)

Pour Ati, ce lieu inhospitalier fut sa Montagne magique, il lui apporta le secours de la nature elle-même : « La mer aurait sans doute produit d'autres prises de conscience, d'autres révoltes. Qui sait lesquelles. » Il ne fallait pas moins que la puissance en objectivité et en vérité de la Nature et son ancienneté pour instiller en un être nul l'idée et la force de vaincre l'oppression lâche du Système.

On peut le dire : il y a là une sorte de tour de force de poétique et de philosophie, lequel consiste à inventer le récit de l'humanisation d'un homme — et d'une refondation de la communauté humaine — en milieu absolument inhumain, où ne peuvent vivre ni des hommes ni l'idée même d'un récit.

Simultanément se fait jour l'analyse critique d'un système, c'est-à-dire la réalisation de ce que ce système repousse par nature : l'exposition et la connaissance de ce qui ne peut se connaître que par récit. Puissance de la littérature.

Cependant… À partir du livre 3, le roman tourne à une esthétique plus convenue, celle du roman d'aventures : sourds dangers, poursuites, traquenards et manipulations, meurtres… Ati et son ami Koa ont entrepris de pénétrer dans l'abigouv lui-même, le gouvernement retranché de l'Abistan. Ce n'est pas qu'ils n'apprennent pas encore sur le système, mais ce sera des vérités plus attendues, conquises dans un univers proche de l'heroic fantasy. Dans le même esprit, le livre 4 développera le personnage de Toz, celui des hypothèses explicatives, que l'on a rencontré plus haut. Ce personnage appartient au Système et il a appris à s'en distinguer — mais on ne sait trop par quel cheminement[7] : comment et par quelles ressources a-t-il acquis la conviction qu'il s'est passé quelque chose avant 2084, qu'il y eut de l'Histoire, qu'il y eut des langues diverses, des objets usuels et leurs noms, et des sociétés humaines ? Il se passe ici la sorte d'intervention qu'il y a aussi dans le roman de Michel Houellebecq, Soumission[8] : toute cette analyse ne pouvant passer par les seuls moyens du romanesque, le héros reçoit donc le discours d'une information et pour ainsi dire d'un enseignement extérieurs.

Ici, le romancier peine à maîtriser complètement le beau risque qu'il fait courir à la littérature.

Pierre Campion



[1] Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête, Actes Sud, 2014.

[2] Notons aussi, pour commenter le rapport à Orwell, que Sansal écarte toute histoire d'amour qui aurait pu pourtant trouver sa place dans le devenir de son héros.

[3] Le sous-titre du roman est La Fin du monde : fin des temps, apocalypse indéfiniment prolongée, eschatologie morbide. La seule date officiellement évoquée par le régime de l'Abistan est celle de son apparition censément miraculeuse, 2084 : avant elle, rien ; après elle, un présent d'éternité.

[4] « [Ati] eut soudain une intuition, le plan était si clair : le Système ne veut pas que les gens croient. Le but intime est là, car quand on croit à une idée on peut croire à une autre, son opposée par exemple, et en faire un cheval de bataille pour combattre la première illusion » (p. 45). Au passage : telles sont les prises de conscience du héros : soudaines, immotivées et évidentes, indestructibles.

[5] Entendons « imbu », comme le serait aussi le terme de « suffisant », et au sens propre comme au sens figuré : imprégné de soi-même et exclusif de tout ce qui n'est pas soi, jusqu'à tenir toute extériorité pour rien.

[6] L'arabe a laissé les traces de sa belle écriture dans l'Abistan et l'anglais de 1984 quelques mots sous forme de graffitis, mais la langue dans laquelle est écrite l'aventure spirituelle d'Ati est le français. Le livre de Boualem Sansal est écrit dans le français de la francophonie et de la littérature francophone : cela fait partie de ses défis, y compris de celui qu'il porte au monde anglo-saxon d'Orwell. Ce peut être aussi le sens du Grand Prix  du roman 2015 qu'il a reçu de l'Académie française.

[7] Autre personnage problématique à cet égard, Koa, petit-fils d'un dignitaire du Système, est déclaré « révolté né ». C'est sa rencontre avec Ati qui donnera un contenu, des raisons et une effectivité à sa révolte.

[8] Michel Houellebecq, Soumission, Flammarion, 2015.

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