RETOUR : Coups de cœur

 

Pierre Campion

Compte rendu du roman de Hédi Kaddour, Les Prépondérants,
Prix Jean FreustiŽ 2015, Grand Prix 2015 du roman de l'Académie française, partagé avec 2084 de Boualem Sansal.
Mis en ligne le 3 novembre 2015.

© : Pierre Campion.

Article paru d'abord dans la revue Europe, octobre 2015 n° 1038.

kaddour Hédi Kaddour, Les Prépondérants, Gallimard, 2015.


Les Prépondérants de Hédi Kaddour

Un roman-monde, un monde de roman

En 2007, à l'initiative de Michel Le Bris et Jean Rouaud, il y eut un manifeste d'écrivains, puis un livre collectif, pour lancer l'idée d'une littérature-monde. Un peu avant, dans l'esprit de la recherche universitaire, Tiphaine Samoyault avait proposé et étudié la notion de roman-monde. Eh bien, avec son Waltenberg (2005) et son Savoir-vivre (2010), et sans se soucier de théorie, Hédi Kaddour pense et pratique l'idée d'un roman qui serait en effet un monde : il s'en est fixé les conditions et il les a remplies. Avec ses Prépondérants, il continue à créer un genre qui n'est qu'à lui.

Pour qu'il y ait un roman-monde à la manière de Kaddour, il faut conjoindre en une forme ouverte des univers qui, à première vue, n'avaient rien à voir entre eux, ne se demandaient rien et n'attendaient rien les uns des autres. Un monde de roman, c'est un croisement arbitraire d'univers réels — j'entends : dont la logique de composition et de fonctionnement n'obéit qu'à la libre invention de son créateur. Au début des années 1920, une équipe d'Hollywood débarque dans une petite ville du Maghreb pour y tourner un Guerrier des sables dans des extérieurs de dunes et de vrais chameaux, censés lui procurer des décors convaincants et rapporter plusieurs multiples d'investissements.

Avec le coup d'œil qu'on lui connaissait déjà, le romancier choisit l'un ce ces moments non répertoriés dans l'Histoire et imperceptibles dans l'espace qui répliquent à de grands bouleversements et en annoncent bien d'autres. Il n'y a pas de roman-monde sans événements, et ces événements sont les secousses de l'Histoire telles qu'elles bouleversent des existences personnelles et des populations, loin des grandes fractures communément parcourues. Waltenberg, c'était quand même une sorte de Davos et Savoir-vivre se passait à Londres, mais Nahbès n'est même pas un nom sur quelque carte. Lieu géométrique et sensible, juste après la Guerre, et peu avant 29 et puis 39.

En ce lieu, la prépondérance des colons perd de son poids ; les jeunes Arabes s'instruisent et leurs familles s'inquiètent ; la masse commence à bouger et les autorités hésitent. Une journaliste française influente descend couvrir la situation locale, elle rencontre les Américains, elle se lie d'amitié avec une jeune femme arabe de bonne famille et en désir d'émancipation, elle mène ses propres affaires amoureuses. Dans le même temps, pour des raisons qui tiennent à l'agitation larvée dans le pays, un jeune Arabe s'en va, dûment chaperonné par quelques amis, visiter l'Allemagne vaincue des années vingt, en proie à des troubles encore incompréhensibles.

Bref, inventer un roman-monde, c'est former une masse critique de fiction qui explosera aux imaginations à tous moments de la lecture. C'est porter un sujet, tel que les aimait Gracq, « […] une sorte de modèle réduit à la fois simple et éminemment expressif, capable de tenir dans le creux de la main, et pourtant prometteur d'une infinie capacité d'expansion, pareil au cristal ténu qui, par son simple contact, fait cristalliser à son image parente toute une solution sursaturée ». Ou plutôt, ici : desserrer lentement son poing sur une espèce de grenade à fragmentation.

 

Écrire une explosion qui dure quatre cent soixante pages, c'est équilibrer les masses. C'est ramasser la crise morale et esthétique d'Hollywood dans des discussions loin de la maison-mère entre des personnages porteurs chacun de ses passions : un monde lointain doit passer ici par les conflits de l'équipe du tournage et, à Berlin, par les propos d'un réalisateur fou. C'est entrelacer les paysages de chaleur poussiéreuse et ceux d'une Alsace dévastée et d'une Allemagne glacée, c'est entrecroiser les conversations de cafés et les rivalités subtiles, les mauvais coups et les tactiques à cinq bandes. C'est déceler les mondes intérieurs sous le chaos des événements petits ou grands, leurs affleurements sous les conversations, leurs impossibilités. C'est descendre dans le détail infini des mondes.

C'est distribuer le récit en récits : en chapitres courts (quarante-neuf, chacun sous son titre bref, comme dans les romans populaires du XIXe), et en trois parties, l'une relatant le choc de l'invasion américaine dans le monde perdu et compliqué de Nahbès, la deuxième consacrée à l'expédition allemande début 1923, la dernière dénouant les conflits sous le soleil de juin 1924, ardente lyre. C'est être solide.

C'est savoir finir : par une émeute et une invasion de sauterelles racontées l'une et l'autre comme deux accidents dans la nature des choses ; par le retrait des deux hommes aimés en vain par l'héroïne, l'un dans la mort l'autre dans une espèce de couvent ; par le dernier mot rendu au réalisateur américain, qui a rompu avec Hollywood : « Neil travaille sur Eugénie Grandet. » Finir donc comme une Chartreuse de Parme ou une Éducation sentimentale, mais aussi par une référence ironique au roman français archétypique, à son monde renfermé sur le huis clos d'une maison provinciale où se liquident à bas bruit la Révolution française et la passion de l'héroïne.

C'est dessiner des personnages, mais comme sans y toucher : celui d'un père attentionné et d'un fils (modérément) révolté ; celui de Rania la jeune femme solitaire, le plus beau de tous ces caractères ; celui de son amour inaccompli, mais lequel : son cousin Raouf ou bien Ganthier, le colon voisin, personnage nuancé et inattendu ? C'est même poursuivre jusqu'au bout un commerçant destitué de sa fortune et de sa suffisance par une vengeance savante. Dans le roman-monde, il n'est pas de personnage négligeable : car tous se tiennent par les obligations de leur constitution imaginaire.

C'est le sens de la scène. Montrer. Poser en quelques mots des personnages, des milieux et des enjeux, relever des gestes, construire des dialogues, titrer, servir… On ne pourra pas oublier, dans la Rhénanie sous occupation française, en janvier 1923, le chant des manifestants : La Marseillaise, en allemand. Vu de l'hôtel, dans l'embrasure d'une fenêtre, un microcosme sur cette place : la haine de l'occupant, chantée en face, dans l'hymne de sa nation et de la liberté pour les peuples ; le souvenir de la Révolution française exportée dans toute l'Europe au bout des fusils ; la dénonciation, maintenant, des armes de la République française ; d'autres violences encore à venir qui se chanteront dans de tout autres chants et sous toutes les latitudes…

Surtout et à tout instant, c'est garder la réserve d'un regard froid et d'une écriture sèche : écrire, comme un art simple et tout d'exécution. Probablement le secret dernier de Hédi Kaddour est-il dans son style, conçu et réalisé comme la chair de son histoire. C'est lui qui garde la cohérence de ce monde en crise d'éclatements, qui en exhibe les contradictions et qui assure la neutralité éthique propre à tous les grands romans.

Pierre Campion

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