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Pierre Campion : Sartre à Venise. Le séquestré du Tintoret.

Avec des modifications, ce texte reprend un article paru dans Les Temps modernes nº 667, « Lecteurs de Sartre  », janvier-mars 2012.

Mis en ligne le 31 mars 2013.
© : Pierre Campion.


Sartre à Venise

Le séquestré du Tintoret

Comme à New York ou à Cuba, Sartre va à Venise pour en écrire. De tel séjour dans la lagune, il rapporte un tableau très littéraire, « Venise, de ma fenêtre », tout en « fins plumages peints sur vitre », et de tel autre les bonnes feuilles d'un Tintoret « à paraître », qui ne paraîtra pas, mais duquel sortiront des fragments, pendant près de cinquante ans[1] .

1957, dans Les Temps modernes, le personnage du Tintoret

Le premier passage, publié par Sartre lui-même, c'est « Le Séquestré de Venise », sous-titre : « Les fourberies de Jacopo ». Voilà donc un portrait du Tintoret en personnage de l'éternelle comédie italienne, ou inversement un déguisement de Venise en la personne de son peintre[2], un tableau tendu et provocant comme un Tintoret, éblouissant, péremptoire et retors comme du Sartre.

Sur une scène de théâtre, à Paris, deux ans plus tard, la voix du séquestré d'Altona, d'un SS fou qui se voit en saint Christophe, enregistrée par ses soins au magnétophone, résonnera, lui absent, pour sa sortie : « Siècles, voici mon siècle, solitaire et difforme, l'accusé. […] Moi, Frantz, von Gerlach, ici, dans cette chambre, j'ai pris le siècle sur mes épaules et j'ai dit : j'en répondrai. En ce jour et pour toujours. » Pour l'heure, en 1957, le séquestré, c'est le fils du teinturier, l'enfant précoce et persécuté des chroniques vasariennes, l'héritier mal émancipé du Titien et son rival malheureux dans les affections de Venise, l'entrepreneur organisé qui met la main sur le marché vénitien de la peinture, l'enfermé volontaire dans la Sérénissime, qu'il prétend en retour absorber en sa peinture et ainsi prendre en charge : « Cet homme s'imagine qu'il a reçu par naissance le privilège de transformer sa ville en lui-même et, d'une certaine manière, on peut soutenir qu'il a raison » (Situations, IV, p. 304).

Raison, en quel sens et de quelle manière ? Depuis la mort de Carpaccio, depuis celles des Bellini et même avant, la peinture vénitienne est aux mains des métèques. Antonello est né à Messine ; les Titien, Giorgione et Véronèse viennent des possessions de la Sérénissime, mais ce sont bien quand même des espèces d'étrangers, que le patriciat attire dans Venise pour pallier le manque d'artistes de souche, importation nécessaire dans toute république impériale en manque de ressources et inquiète désormais de sa puissance.

Or il se trouve, au fort de l'invasion, que le plus grand peintre du siècle voit le jour au cœur de cette ville occupée, dans une ruelle du Rialto. La sombre fierté plébéienne, toujours humiliée, refoulée, sans cesse aux aguets, saute sur l'occasion, se glisse dans le cœur du seul Rialtin qui ait encore du talent, le dresse, l'enflamme. (p. 307)

Le syndrome du génie autochtone, de l'Occupation, et de la Libération, par un homme seul et surgi du peuple… Au mépris de la politique officielle de collaboration, et en dépit des distinctions en lesquelles se fige cette société bloquée, un petit-bourgeois laborieux et entreprenant se donne l'objectif de s'élever à être « le plus humble des riches et le plus distingué de leurs fournisseurs » (p. 324). Et surtout il s'attribue la mission de sauver la patrie. « Nul ne peint ni n'écrit sans mandat : […] Jacopo est mandaté par toute une population travailleuse pour reconquérir par son art les privilèges du Vénitien pur sang » (p. 308). Contre la ville et pour la Ville, la revendication d'une insularité radicale et d'une inventivité sans limites, voilà le nœud de contradictions, d'ennuis et d'avanies, de ruses et de provocations, de gloire et d'humiliations, voilà le procès en légitimité dans lequel le Tintoret s'enserre et persistera jusqu'au bout. « Une taupe au soleil » (p. 335), au soleil du Titien, telle est l'image de cette existence impossible.

C'est du Sartre bien sûr, c'est-à-dire une série d'emboîtements de portraits et de scènes, que sa verve puissante serre à mesure comme par des tourniquets : l'obligation économique et stratégique de produire au gré de commanditaires bornés comme des producteurs de cinéma et la volonté jamais abandonnée d'originalité et de recherche ; les angoisses d'« un cœur ulcéré » et celles-ci portées dans les contradictions de Venise ; le projet de couvrir Venise de sa peinture et celui de l'intérioriser dans ses tableaux et en lui-même… Entre une enfance d'enfant prodige et l'exposition mortelle de la taupe au soleil, la tragédie d'un devenir-soi, ainsi résumée au moment des trente ans du peintre, l'année du Miracle de saint Marc :

1548, c'est l'année-pivot : avant, les dieux sont pour lui ; après, contre. Pas de grands malheurs, la poisse : il faut l'avoir à l'écœurement ; c'est pour mieux perdre l'homme qu'ils ont accordé leurs sourires à l'enfant. Du coup, Jacopo se change en lui-même, devient ce hors-la-loi frénétique et traqué, le Tintoret. (p. 295)

Toute cette mécanique d'images et de concepts est portée par une virulence ironique et une sorte de rage qui suggèrent un tout autre emboîtement, celui du Tintoret dans Sartre et de Sartre en Tintoret, une figure clandestine, emboutie à force, et des aveux à peine murmurés : un autoportrait de l'auteur à cinquante ans, un médaillon inscrit en abîme au plafond de son œuvre à lui, la honte et la fierté secrètes d'être un écrivain.

C'est déjà Poulou, mais en petit teinturier : « Nul n'écrit sans mandat[3]. » Un mandat, reçu dans l'enfance (Tintoret, lui, a eu un père, de plus simple extraction mais non moins exigeant que Charles Schweitzer), une vocation d'origine et poursuivie dans toute la vie, l'auteur connaît bien ça : par l'art (par la littérature), envers et contre tous, prendre une place au soleil, et plutôt la première, en reprenant à son compte et en sauvant sa vie, la vie des autres, et la Vie. Quoi qu'il en ait, Sartre se prend volontiers aux délices trompeuses des images et du style. Il le prouve encore ici, avant de s'en déclarer guéri dans Les Mots, en 1965, dans un livre qui appartient de fait à la grande littérature française, non sans grincements de dents mais avec des pieds au mur dignes d'un Miracle de saint Marc. Voilà pourquoi, avec les portraits de Camus, de Nizan et de Merleau-Ponty, ce Tintoret-là aurait pu figurer, lui aussi, dans le beau volume récent de ses écrits autobiographiques[4].

Cependant… Comme l'écriture de Flaubert le fera dans L'Idiot de la famille, la peinture en tant que telle, pour le moment, se dissimule, ou s'absente en de simples allusions. N'était une réflexion dans Qu'est-ce que la littérature ? et surtout les autres fragments du manuscrit abandonné publiés depuis 1966 — j'y reviendrai —, on ne saurait pas ce que Sartre a vu dans les ouvrages de Tintoret.

Pour l'instant, quand survient une analyse de tableau (pp. 326-327), elle est empruntée à un commentaire de Vuillemin, et c'est pour montrer comment, dans une situation de concurrence avec un autre peintre, Tintoret s'en tire par l'imitation d'un style qui mette en valeur sa virtuosité et les capacités de son propre génie : « Puisque je fais les meilleurs Véronèse et les meilleurs Pordenone, imaginez un peu de quoi je suis capable quand je me permets d'être moi. » Décidément, ce qui intéresse Sartre, dans ce texte-ci comme dans son Flaubert, c'est moins la peinture elle-même ou l'écriture — le travail effectif de ces hommes qu'il décrit pourtant en ouvrier ou en écrivain — que les complications de l'être dans lesquelles ceux-ci s'abîment selon les choix qu'ils font dans leur situation.

Dans Sartre, ce qui fait l'originalité du Tintoret et son espèce de génie — le mot y est —, c'est sa situation dans l'Histoire, celle-ci considérée du point de vue transcendant d'une esthétique philosophique :

Une longue évolution a commencé, qui substituera partout le profane au sacré : froids, étincelants, givrés, les divers rameaux de l'activité humaine surgiront l'un après l'autre de la douce promiscuité divine. L'art est touché : d'un tassement de brumes émerge ce désenchantement somptueux, la peinture. Elle se rappelle encore le temps où Duccio, où Giotto montraient à Dieu la Création telle qu'elle était sortie de Ses mains […]. (pp. 327-328)

À moi Stendhal, l'un des premiers touristes (à moi aussi Pascal, ici ou là, avec sa vanité de la peinture), à moi l'enchâssement de la cristallisation amoureuse dans l'Histoire du Monde, à moi cette impression de soleil levant ! Voilà comment Sartre écrit : somptueusement, allusivement, du sein de la littérature aux mille reflets où il s'est décidément enfermé. Il écrit, mais il fait mine de ne pas le savoir. Il écrit, non pas comme Focillon, ou Chastel, ou Louis Marin, mais peut-être bien comme un Théophile Gautier : « Tintoret est le roi des violents. Il a une fougue de composition, une furie de brosse, une audace de raccourcis incroyables, et le Saint Marc peut passer pour l'une de ses toiles les plus hardies et les plus féroces. […] Les curieux se regardent et chuchotent étonnés, le juge se penche du haut du tribunal pour voir pourquoi l'on n'exécute pas ses ordres, tandis que saint Marc, dans un des raccourcis les plus violemment strapassés que la peinture ait jamais risqués, pique une tête du ciel et fait un plongeon sur la terre, sans nuages, sans ailes, sans chérubins, sans aucun des moyens aérostatiques employés ordinairement dans les tableaux de sainteté, et vient délivrer celui qui a eu foi en lui[5]. »

À vrai dire, Sartre n'écrit pas ici comme Pascal ou comme Stendhal, mais plutôt comme Chateaubriand — un Chateaubriand débraillé —, avec une éloquence un peu stridente, toute en allusions, en piques et en ruptures. Ou plutôt, il écrit comme son peintre peint, à coups d'anachronismes, de torsions et raccourcis, de paradoxes et décalages, de pieds de nez, d'interpellations et prosopopées ironiquement grandiloquentes, de fictions en incises[6]… Comme qui regarde un Tintoret, son lecteur doit chercher d'où vient la lumière, sur quel personnage ou sur quelle action elle se porte, et où va le sens — où il va bien chercher tout ça. Du Tintoret et de ses « embarras », il écrit autre part : « Et c'est vrai qu'il en fait beaucoup, énormément, comme tous les artistes, moins que les écrivains[7]. »

Tintoret est le personnage d'un mythe sartrien, et bien sûr il ne le sait pas : en tant que le héros de cette histoire, il ne veut pas le savoir, il ne peut pas le savoir, il ne doit pas le savoir : « Du recul ? De la distance ? Où les prendrait-il ? Il n'a pas le temps de s'interroger sur la peinture, qui sait même s'il la voit ? Michel-Ange pense trop : c'est un marquis de Carabas, un intellectuel ; le Tintoret ne sait pas ce qu'il fait : il peint » (pp. 324-325)[8]. Mais que peint-il et comment le peint-il ? Ici, le verbe peindre est intransitif, parce qu'il signifie l'absorption d'une conscience dans sa praxis et celle-ci comme une pure transition au sein des pratiques picturales. Voilà bien le paradoxe, sartrien : Tintoret est le peintre que l'histoire de la Peinture — que l'Histoire tout court — traverse sans qu'il s'en rende compte, et ce fait nous exonère, au moins pour le moment, de l'analyse de ses travaux, de la considération même de ses tableaux réels. Il est entendu, il va de soi que sa peinture est provocante, insolente, éruptive, et que le peintre exagère, manipule les jurys, privilégie sur les marchés une économie de l'offre et pratique le dumping, mais on ne se demande pas encore comment cela se produit effectivement en tant que peinture et par la main à pinceau. Selon la psychanalyse existentielle de Sartre, on le sait, il n'y a pas d'inconscient, il n'y a que des pratiques objectivement signifiantes, et signifiantes d'une situation que l'on prend, comédie du garçon de café ou du grand peintre, d'un coup d'œil, sous l'angle supérieur d'une ontologie phénoménologique.

Si le monde n'est plus désormais sous le regard de Dieu, alors qui le verra — quel Homme ? Et qui le peindra ? Et qui jugera de cette peinture-là ? Eh bien, ce sera Venise, avec laquelle Tintoret va entretenir un procès perpétuel :

[…] d'un seul coup, le fini se referme sur l'infini, l'ambition sur le génie, Venise sur son peintre qui n'en sortira plus. Mais l'infini captif ronge tout : l'arrivisme raisonnable de Jacopo devient une frénésie : il ne s'agissait que de parvenir, il faut prouver à présent. Accusé volontaire, le malheureux s'est engagé dans un procès sans fin ; il assurera lui-même sa défense, il fait de chaque tableau un témoin à décharge, il plaide, il ne cesse de plaider : il y a cette ville à convaincre, avec ses magistrats, ses bourgeois qui décideront seuls et sans appel de son avenir mortel et de son immortalité. Or c'est lui-même, lui seul qui a opéré cet étrange amalgame ; il fallait choisir : être son propre recours, légiférer sans appel ou transformer la République sérénissime en un tribunal absolu. (p. 334)

Mais voilà que Venise ne veut pas reconnaître ce peintre, même comme partie à un procès, lui qui ne veut peindre qu'elle :

Le Tintoret naît dans une ville bouleversée ; il a respiré l'inquiétude vénitienne, elle le ronge, il ne sait peindre qu'elle. […] Le malheur a voué Jacopo à se faire sans le savoir le témoin d'une époque qui refuse de se connaître. […] Il faut récuser à tout prix ce témoignage, présenter la tentative de Tintoret comme un échec, nier l'originalité de sa recherche, se débarrasser de lui. (pp. 342-343)

Disgracié : disgracieux. Et dans Saint Georges et le dragon (Situations, IX, p. 219) : « Ce n'est pas ce qu'il pense ? D'accord : c'est ce qu'il peint. » Coupable, objectivement coupable…

La situation et la liberté, la mauvaise foi et la conscience malheureuse, le besoin et l'impossibilité d'être aimé… Le philosophe voit tout cela, Venise et son peintre, de sa haute fenêtre à grille de concepts. Pour le moment, il n'a pas besoin de scruter les tableaux, d'y relever les problèmes et les solutions du métier — ceux-là à travers celles-ci —, il lui suffit de dire qu'il y a du métier et des problèmes, de visser les emboîtements d'une situation familiale et amoureuse (« La peinture du Tintoret c'est d'abord la liaison passionnelle d'un homme et d'une ville », p. 335), et de la placer, sub specie aeternitatis, dans l'histoire de l'apparition de l'homme enfin humain sur une terre enfin humanisée. À la Scuola de San Rocco, on pourrait se demander si la Crucifixion ou L'Annonciation ne signifient pas une autre présence du sacré au monde des hommes, une immanence par exemple qui réinvestirait un espace galiléen et newtonien avant la lettre, mais, pour cela, il faudrait abandonner le schéma historique d'une simplicité hégélienne et examiner les dispositifs picturaux, un par un : les personnages, les gestes, les choses, les outils et les postures des métiers… Allons, il va le faire, à sa manière : attendons d'autres inédits, en d'autres occasions.

Et pourtant Sartre connaît la musique. Il écrit lui-même, passionnément, frénétiquement, c'est-à-dire qu'il passe sa vie, à la ville, à la campagne ou à la montagne, en visite officielle et même à Venise, à résoudre des problèmes d'ordre, de phrases, de rythmes, de formules, à inventer des images, à frapper des titres, non sans bonheur[9]. Il sait bien que cela ne va pas de soi et il connaîtra de mieux en mieux le prix de la dynamique admirable et épuisante qui est celle de son style. Le plus grand philosophe du monde, s'il n'écrit pas, n'est rien dans la philosophie, ni dans la vie. Mais, jusqu'aux Mots, cette folie-là, d'un Scapin philosophe, ne doit pas être dite et, jusque dans Les Mots, où elle est au plus haut, crevant les yeux, elle doit être fermement déniée. Sartre est un séquestré de l'écriture et, contrairement à son Frantz, il ne veut pas prendre ouvertement sur lui le fardeau de la légèreté de la littérature, de son irresponsabilité, avouer son malheur d'écrivain et ses bonheurs.

1966, dans L'Arc : « Saint Georges et le dragon »

Ce chapitre du Séquestré de Venise, le seul que Sartre ait publié lui-même, n'était sûrement pas le tout de l'ouvrage en chantier. Comme on l'a vu, on en connaît plusieurs autres, dont celui que Pingaud publia en 1966, évidemment avec l'assentiment de Sartre, mais choisi et présenté selon le contexte intellectuel et politique du moment. Maintenant on est à Londres, à la National Gallery, dans le temple de la peinture européenne, devant le Saint Georges et le dragon. Et cette fois, Sartre décèle, décrit et analyse un schème pictural, sur pièce. Résumons.

Alors que Carpaccio, son prédécesseur dans le thème, avait placé au premier plan le combat du Saint contre la Bête, « Jacopo commence par rejeter le militaire et l'animal dans la pénombre du troisième plan ». Et il privilégie la figure arrêtée de l'héroïne persécutée :

Fuite, chute, enlisement, défaillance : c'est tout à la fois. La jeune fille court comme une perdue, droit devant soi ; mais la matière résiste, colle aux semelles, glisse ou s'effondre : sous la jupe, les belles jambes se dérobent, un genou va heurter la terre. Le Tintoret nous retient encore un peu : derrière cette épouvante, il peint, à la traîne, les bouillons superbes d'un manteau. […] On nous montre l'abandon passif d'un corps aux désordres de la peur ; quant au destin de la jeune personne, il se règle à cent mètres d'elle[10].

Qu'est-ce qui se produit dans ce changement de pied radical ? Qu'est-ce qui vient maintenant au regard et le guide ? L'événement au détriment de l'acte, la passion au lieu de l'action, le pathos en place du drame. Dans le luxe d'une description profuse, complexe et brillante, de plans, de verticales et d'horizontales, des arcades et voussures d'un espace écrasant, d'un embouteillage de « nuages d'encre, pesants, immobiles » (p. 215), d'interférences entre la descente et l'élévation, Sartre voit l'enlisement des choses dans la peinture et de la peinture dans les choses. Au passage, il suggère au spectateur une plongée dans le tableau, il lui dit comment le lire ou plutôt comment s'y abîmer à son tour, au gré de ses propres imaginations et choix : cette toile, c'est « un test projectif, en somme » (p. 223). Sans remonter jusqu'à l'Esquisse d'une théorie des émotions, à La Nausée et à L'ętre et le Néant, on voit bien qu'un certain tableau relève ici de la vision sartrienne du monde, que le Saint Georges et le dragon a sans doute été choisi pour cette convenance, et que le fragment a été retenu pour cela dans L'Arc, en 1966, et pour d'autres raisons. Vous voulez des structures, eh bien en voilà : précises, détaillées, décrites dès le début des années cinquante et jusqu'ici gardées par devers moi. Néanmoins…

Dans Qu'est-ce que la littérature ?, en 1948, il y avait une page sur une Crucifixion du Tintoret, sans aucun doute celle de San Rocco :

Cette déchirure jaune du ciel au-dessus du Golgotha, le Tintoret ne l'a pas choisie pour signifier l'angoisse, ni non plus pour la provoquer ; elle est angoisse, et le ciel jaune en même temps. Non pas ciel d'angoisse, ni ciel angoissé ; c'est une angoisse faite chose, une angoisse qui a tourné en déchirure jaune du ciel et qui, du coup, est submergée, empâtée par les qualités propres des choses, par leur imperméabilité, par leur extension, leur permanence aveugle, leur extériorité et cette infinité de relations qu'elles entretiennent avec les autres choses ; c'est-à-dire qu'elle n'est plus du tout lisible, c'est comme un effort immense et vain, toujours arrêté à mi-chemin du ciel et de la terre, pour exprimer ce que leur nature leur défend d'exprimer[11].

Dans son article « Le Langage indirect et les voix du silence[12] », à Malraux explicitement — à son pathos du Destin, à la confusion de ses musées imaginaires et à son découpage de l'œuvre en détails photographiés[13] — mais aussi à Sartre, implicitement, Merleau-Ponty opposera l'idée d'une peinture qui propose, dans l'espace et la matière concrets du visible, les gestes lisibles d'un peintre, c'est-à-dire des signes à chaque fois inauguraux et instituants d'un sens. Pour « Merleau », le tableau n'est pas cet espace que décrit Sartre, où se déposeraient les angoisses d'une impuissance à peindre une réalité qui se refuserait à s'exprimer :

Pour le peintre, et même pour nous si nous nous mettons à vivre dans la peinture, le tableau est beaucoup plus qu'une « brume de chaleur » à la surface de la toile, puisqu'il est capable d'exiger cette couleur ou cet objet de préférence à tout autre et qu'il commande l'arrangement du tableau aussi impérieusement qu'une syntaxe ou une logique. Car tout le tableau n'est pas dans ces petites angoisses ou dans ces joies locales dont il est parsemé : elles ne sont que des composantes dans uns sens total moins pathétique, plus lisible et plus durable[14].

Toujours dans Qu'est-ce que la littérature ?, Sartre écrivait : « [L'artiste] est donc le plus éloigné de considérer les couleurs comme un langage. » Et déjà Merleau-Ponty pensait le contraire, à sa manière certes et dans la perspective de sa philosophie. Saussure était passé par là, et Lévi-Strauss saura le reconnaître, dans la préface et la dédicace de La Pensée sauvage (1962) : « À la mémoire de Maurice Merleau-Ponty. »

Le structuralisme… Entre 1957 et 1966, sur la scène intellectuelle, la situation de Sartre s'est dégradée, et, dans le numéro de L'Arc dont nous parlons, le propos est justement de reconnaître ces changements et de défendre le magistère de Sartre :

Le langage de la réflexion a changé. La philosophie, qui triomphait il y a quinze ans, s'efface aujourd'hui devant les sciences humaines, et cet effacement s'accompagne de l'apparition d'un nouveau vocabulaire. […] Pourtant celui qui fut le maître à penser de la génération de 1945 n'a pas encore pris sa retraite. Il continue à écrire, à diriger Les Temps modernes, et son audience, loin de décroître, a plutôt grandi. D'où résulte un malaise […]. Il est trop tôt pour parler de lui, si l'on songe que certaines de ses œuvres les plus importantes (le Flaubert, la deuxième partie de la Critique, la suite des Mots) sont encore à venir. Il est trop tard si l'on pense que sa succession est déjà ouverte. […] C'est ce malaise que nous avons voulu étudier ici[15].

C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre la publication, en 1966, du fragment « Saint Georges et le dragon ». Il s'agissait bien de défendre, sur pièce, une vision philosophique de l'art — et une certaine philosophie, et la philosophie elle-même — contre « le positivisme des signes » qui tendait à la fois à remplacer « l'ancien positivisme des faits » et à liquider la philosophie, laquelle pourtant, seule, pouvait donner un sens aux faits et, en même temps, aux totalisations particulières qu'en faisaient les Foucault, Lévi-Strauss, Lacan et Althusser. Aussi dans l'entretien entre Pingaud et Sartre qui clôt le numéro, celui-ci dénonce-t-il « le refus de l'histoire » qui, à ses yeux, sous-tend le recours dernier aux structures et signifie l'abandon du marxisme, la seule philosophie capable de fonder « la compréhension de l'homme par l'homme », c'est-à-dire « une anthropologie structurelle » (Critique de la raison dialectique, préface). Va donc pour les sciences humaines, parmi lesquelles possiblement une esthétique structurale, mais il n'est pas de science humaine sans le couronnement d'une anthropologie philosophique.

À défaut d'être une étude marxiste, même au sens très large où l'entend Sartre, le chapitre « Saint Georges » de l'ouvrage en magasin procurait, aux yeux de la défense, la récusation et même la réfutation, en 1966, de toute description pure et simple des œuvres de l'art, qu'elle fût impressionniste, positiviste, ou seulement savante. C'était encore un texte à l'appui de cette psychanalyse existentielle que Sartre pratique avec Baudelaire, Genet et Flaubert et dont les principes remontaient à sa philosophie première  : la doctrine de la liberté en situation, la vision de l'homme comme être de passion et de néantisation, la pensée de la littérature et de l'art comme « contestation qui se conteste elle-même » (L'Arc, entretien, p. 96).

1981, dans Obliques : « Le Miracle de saint Marc », et autres tableaux

Quinze ans plus tard. En 1979 et 1981, juste avant et juste après la mort de Sartre, quand paraissent, sous la direction de Michel Sicard, les deux gros volumes de la revue Obliques, l'enjeu n'est plus du tout le même. Sous l'œil encore de Sartre ou avec l'aide de ses proches, il est question maintenant de dresser une sorte d'état des lieux : on publie des inédits, des témoignages, une première synthèse critique, une iconographie abondante. Parmi ces inédits, un long chapitre du Tintoret, « Saint Marc et son double[16] ». Nous sommes maintenant à l'Accademia de Venise. En cause, principalement, le fameux tableau de 1548, Le Miracle de saint Marc, dont l'effet de choc joue encore de nos jours, et impressionna Sartre.

Il s'agit maintenant du vrai saint patron de la Sérénissime, de l'histoire de la République, de « la société vénitienne comme elle souhaitait qu'on la représente, avec sa justice, l'équilibre de ses pouvoirs, ses organes de contrainte et d'assimilation, son immuable hiérarchie » (pp. 171-172). Docilement, le jeune peintre a repris « la composition du Titien, dans le cube de Vasari » (p. 172). Mais voici que, comme malgré lui, se glissent dans l'élaboration du tableau — Sartre le sait : il a visité Tintoret en son atelier, il reprend l'anecdote du peintre modelant d'abord ses personnages en figurines de cire… — des preuves dangereuses d'originalité et de nouveauté : le parasitage de la peinture par l'esthétique de la sculpture, autrement dit un « confusionnisme plastique », autrement dit un principe de désordre, autrement dit la Laideur dans la Beauté. On le lui fit bien voir. « Était-il conscient tout à fait ? Je n'en sais rien : ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il a manqué son coup » (p. 172) et, plus bas, « ce qu'il faisait, sa tête ne le savait pas mais ses mains le faisaient » (p. 197) — toujours l'objectivation par la praxis.

L'idée de porter dans la peinture la force et la densité volumineuses des corps réels, humains, divins et autres, n'était pas en elle-même pour déplaire à une Ville qui connaissait et aimait les réalités de la puissance. Mais elle détesta l'espèce de crudité que les choses et les êtres, et le Saint, prenaient dans ce mélange des genres ; elle réprouva ce rappel des idéalités à l'ordre cafouilleux du bas monde ; « ce matérialisme chrétien » (p. 174) ; cette transposition, à ses yeux sacrilège, du geste de la Création :

Pour le Tintoret, la substance est tangible. […] C'est qu'il se sent lui-même, au plus profond de sa chair abandonnée, un vestige de l'acte créateur. Environné de masses opaques il s'y cogne et redécouvre à chaque fois son opacité massive. […] Au fort de l'action, il subit et se découvre subissant ; entouré d'amas sommeilleux, il les palpe et connaît à la fois leur texture et le grain de ses doigts, une même évidence sensible manifeste en lui par eux, en eux par lui l'ętre, aveugle épaisseur captive, impénétrable passion. Bref, ce croyant sombre n'admet qu'un absolu : la matière. (p. 174)

Voilà le peintre en un Roquentin qui aurait écrit une œuvre, autant dire un Tintoret déguisé en Sartre. Mais le Scapin, même sans le vouloir, n'est jamais loin ; dans ce sac ridicule où le Tintoret l'enveloppe, l'opinion vénitienne ne reconnaît pas L'Assomption du Titien, ou elle ne la reconnaît que trop bien :

L'humour est matérialiste parce qu'il dissout les apparences. Et le matérialisme, quand il tâtonne encore, prend, en dépit de lui-même, les apparences de l'humour. Un Saint qui dégringole, les jambes en l'air, et l'auréole en tête, c'est drôle : et chacun sait que le rire scandalise et délivre en même temps. […] Ce missionnaire est un missile : lâché dans l'espace, il a pénétré dans la zone d'attraction terrestre, sa vitesse s'accélère, il fonce sur les indigènes comme un boulet de canon. (p. 176)

C'est Sartre qui s'amuse. Car Tintoret ne pense nullement à plaisanter, et ce que nous cherchions ci-dessus, c'est-à-dire le mode nouveau d'une spiritualité vécue « cinq ans après la mort de Copernic, seize ans avant la naissance de Galilée[17] » (p. 177), voilà que Sartre nous en donnerait la formule :

[…] la pesanteur, ce cœur ténébreux de l'ętre, est le lieu même où la Nature se rencontre avec le Surnaturel. […] Dieu lui-même doit ruser avec la matière et ne peut la conditionner que par l'intermédiaire de la matérialité. Ainsi le « Miracle » n'est pas un Fiat, un ouvrage : c'est un acte passif, la transformation de l'inerte en lui-même par la force de l'inertie. (p. 177)

Après l'analyse du Miracle, l'autre volet de ce chapitre, et par lequel celui-ci touchait probablement à tous les autres, c'est le parcours long et détaillé qu'il propose entre d'autres tableaux pour voir si cette idée intériorisée de la pesanteur et de la grâce est bien celle qui anime en général la peinture du Tintoret. On se doute que la réponse est affirmative, mais détaillée, nuancée et approfondie, à l'occasion de chaque œuvre examinée : comment on s'y penche ou se redresse, comment on s'y tient entre tomber et se rattraper, comment on gravit ou descend des escaliers, comment on monte au Ciel, comment le ciel se dissimule ou se dévoile[18]… Cette interminable randonnée parmi des œuvres permet à Sartre d'affirmer que « de l'adolescence à la vieillesse, Jacopo ne cesse pas de sentir le poids du ciel […], d'être hanté, du commencement, par notre pesanteur terrestre et par l'énigme de notre verticalité », et que « le souci majeur de l'artiste a pris naissance en lui bien avant le ŅMiracleÓ et, probablement, dès l'enfance » (p. 178) : « Où va-t-il chercher cela ? Eh bien, c'est en lui. Depuis le début » (p. 184). Structure donc d'origine, comme celles de Flaubert et de Genet, qui informera toute une pratique d'artiste ; situation ancienne, prégnante dans le corps du peintre, mais jamais déterminante, assumée comme un parti pris et une obsession, et constamment renouvelée, selon une volonté de recherche et les inventions du génie : « Les moyens varient et les structures d'ensemble ne changent pas » (p. 180). Faire se tenir droit le monde des choses et des hommes, c'est une entreprise d'humanité, mais une entreprise désespérée. N'ayant pas lu Mallarmé, Tintoret ne sait pas qu'elle est rigoureusement impossible, et il persiste en son délire, qui est celui de tous les artistes : « Les solutions ne cesseront d'être fausses et l'on ne cessera pas d'en inventer de nouvelles ; l'Art est le lieu géométrique de nos contradictions : il faut être fou pour peindre et tout aussi fou pour écrire un roman » (p. 190). L'écrivain n'est jamais loin.

Toute une phénoménologie. Faire voir ce qui ne se voit pas, c'est-à-dire les prodiges d'équilibre et de force qui font que, malgré tout, nous nous tenons debout sous le ciel : la ruse du Tintoret consiste à mobiliser, littéralement, le regard de son spectateur dans un travail qui engagera tout son corps à reprendre à son compte les « travaux physiquement épuisants » du peintre (p. 190) et ainsi à éprouver par lui-même « la présence accablante du monde » (p. 186). C'est vrai : à la Scuola de San Rocco, le moindre touriste en est épuisé. « D'ailleurs on ne lui demande presque rien : simplement la composition du tableau est telle qu'il ne peut la saisir sans la recomposer » (p. 192)[19]. Tout ce passage fait tourner allegro le carrousel des formulations : « le souci demeure : c'est l'emprise de la toile sur la généralité des hommes » (p. 196), « le corps est de la fête » (p. 197), « le peintre veut mobiliser nos rêves » (p. 196), « les tableaux du Tintoret transmettent d'un côté de la toile à l'autre côté le salut de la matière à la matière » (p. 197), « l'ordre aveugle et sourd de la vie » (p. 198)…

À ce moment de son travail, Sartre entend « prouver que [sa] conjecture est la bonne », cela en délivrant enfin le sens moral de ce parti pris esthétique développé pendant toute une carrière :

Un seul moyen : demander à l'obsession des clartés sur le parti-pris. Quand nous connaîtrons le poids de ses chaînes, nous comprendrons mieux les décrets de sa liberté et poserons à son art des questions nouvelles. Mais Robusti se tait : sur Robusti, Venise est muette : pour déterrer les hantises de l'homme, les procédés de l'artisan ou les choix souverains de l'artiste, il faut toujours revenir aux seuls vestiges de sa vie, aux toiles. (p. 199)

Cependant, après quelques remarques sur L'Ascension de San Rocco et Le Jugement dernier de la Madonna dell'Orto, le manuscrit s'arrête en plein dans une phrase, à l'instant où il allait aborder Le Paradis de la Seigneurie — le couronnement de la Reine des Cieux dans le palais de la reine des mers. Que s'est-il passé ?

Évoquer la liberté de l'artiste, n'était-ce pas entrer déjà dans la perspective morale de son choix esthétique ? Faisons une hypothèse : comme ce fut le cas après L'ętre et le Néant puis, dans les années 1960 après la Critique de la raison dialectique, tout paraît s'arrêter au moment précis où il faudrait dépasser l'ontologie ou l'anthropologie — l'une et l'autre disant ce que c'est que l'homme — et passer de la philosophie à ce qui la fonde et la justifie, une morale, celle-ci disant ce que doit être l'homme. Peut-être Sartre a-t-il pensé pouvoir franchir le pas à travers l'étude d'un cas concret (je reprends l'une des premières phrases de L'Idiot de la famille) : que savons-nous — par exemple — de Jacopo Robusti, le fils du teinturier ? En tout cas, en dehors de sa passion picturale pour les interférences de la pesanteur et de la grâce, nous ne saurons pas quelle fut l'obsession du peintre, ni non plus quel était « le double » du Miracle de saint Marc : cette Ascension-là, ou Le Jugement dernier, ou Le Paradis dont il allait être question et qui triomphe dans la salle du palais où résidait le pouvoir de Venise, ou même Le Miracle de sainte Agnès dont il avait été beaucoup question plus haut dans le manuscrit ?

« Son problème, c'est de mettre tout l'homme dans un tableau. Problème moderne[20]. » Oui, mais insoluble : « Il n'est pas possible en 1550 et guère plus aujourd'hui d'être tous en se faisant soi-même, de se faire soi-même, au plus profond, en n'étant rien d'autre que tous » (p. 182). Cette parole résonnera sans doute dans le célèbre finale des Mots, mais comme une utopie enfin réalisée : « Si je range l'impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui. »

Après avoir décrit, dans les œuvres de Tintoret, la tentative de rendre sensible la profondeur qui « se révèle à travers le monde humain comme la peine des hommes et leur exil » (p. 196), y avait-il encore à dire ? La suite est-elle restée ensevelie dans les restes du manuscrit ? La connaîtrons-nous un jour ?

2005, à la Bibliothèque nationale de France : « Un vieillard mystifié »

Car le fonds du Tintoret semble inépuisable. Dernièrement, à l'occasion de l'exposition du centenaire à la BNF, un nouveau fragment est apparu[21] : sur le portrait du Tintoret par lui-même, peu de temps avant sa mort — portrait du Louvre, reproduit dans le catalogue, au regard du texte. « Il se trouvait beau, je crois, et sans doute l'était-il… »

Bref, complexe et saisissant, c'est le portrait d'un autoportrait. Il ne fallait pas moins de ces deux degrés de réflexion et, en plus, une comparaison avec un autoportrait de Michel-Ange, pour écrire, en quelques pages de manuscrit, la formule magique de cette toile. Voici.

Les deux peintres regardent chacun son Autre. L'Autre de Michel-Ange, « qui lui ressemble comme un petit frère », c'est… « moi : ce géant fouille mon cœur pour y voir ce qu'il ressent ». Moi : le Je en usage chez les philosophes, ou le dernier touriste, ou Jean-Paul Sartre en personne ? Mais l'Autre du Tintoret, c'est lui-même. Voici la fin du procès qui lui est intenté depuis le début et qui tient ici sa dernière audience : « L'affaire Tintoret ou la République Sérénissime et le Genre Humain contre Jacopo Robusti : le débat aura lieu entre les hommes, à huis clos : on n'admettra même pas les anges. » Tintoret se regarde une bonne fois et il se voit, il se peint, tel qu'en lui-même enfin. Il se juge, c'est-à-dire il se pose la question que Sartre lit dans le seul de ses deux yeux qui vive encore : « Moi qui suis un grand peintre, le plus grand de mon siècle, qu'ai-je fait de la peinture ? » Et Sartre : « À quatre siècles de distance, nous pouvons lui répondre : il l'a tuée, c'est sûr. Et, tout récemment, Picasso l'a tuée aussi. Et après ? C'est pour cela qu'elle est faite, non ? » Mais lui, Tintoret, il ne sait pas encore tout cela, et il se voit en coupable d'un crime :

Du fond d'un miroir de Venise, un étranger vient à soi-même et se prend la main dans le sac : menaces, panique, et puis tout chavire : cet Autre, c'est moi ; mais cela n'arrange rien, au contraire : je suis donc un Autre ? En cet inconnu déjà si familier qu'il ne peut pas le juger, le Tintoret ne sait ce qui l'effraie le plus : est-ce de ne pas le reconnaître ou de se reconnaître trop.

À la fin, Tintoret, se peignant, se voit, s'avoue en peintre ! Il ne voulait pas, il ne pouvait pas se reconnaître en héros d'une histoire de la peinture, et de cette histoire-là encore moins, qui se raconte comme un roman policier ; mais il le fait enfin :

Surpris par un inconnu terrible au moment de quitter le lieu du crime, le meurtrier tire son feu ; l'autre en fait autant, du même geste : ouf ! ce n'était que moi-même, dans la glace de l'antichambre. J'ai vu cela dans un très vieux film, en 1919, et j'en suis resté saisi. J'ignorais alors que le metteur en scène était un plagiaire et que trois siècles avant sa naissance, l'instant de cette rencontre avait été fixé pour toujours.

 Poulou au cinéma, du temps du muet, à quatorze ans. Un œil mort ; l'un se trouvait beau, l'autre s'est découvert laid ; la valeur de l'art… L'Autre de Sartre, c'était Genet ; c'est le Tintoret, pour le moment. Bientôt Les Mots.

 

Pourquoi donc le projet du Tintoret resta-t-il en chantier ? Il y eut sans doute l'urgence de la politique : en 1952, Sartre lâchait La Reine Almebarle pour Les Communistes et la Paix et Tintoret pour Henri Martin ; en 1957, la lutte contre la guerre d'Algérie puis contre le gaullisme le requiert. Il y eut peut-être aussi, comme souvent chez lui, une fatigue ou un dégoût, l'envie de passer à autre chose, aux Mots et au Flaubert par exemple, l'un et l'autre bientôt inaugurés mais à leur tour abandonnés sans leur suite annoncée. Cette histoire de peintre, improbable au sens strict, ces analyses conjecturales et par construction irréfutables, cette fureur d'écrire et cette tranquillité — au sens d'une conscience tranquille —, tout cela mis en œuvre comme pour s'approprier ce peintre et se perdre en lui… Conscience tranquille : parlant sans cesse de peinture et allusivement de littérature, en toute mauvaise foi il fait comme s'il n'écrivait pas lui-même, comme s'il n'était pas l'auteur de tout ce château de raisons. On dira : c'est cela justement l'écriture, un état de lévitation et d'extase. Oui, certainement : à son corps défendant, Sartre est l'un de nos grands écrivains, il ne se doit qu'aux logiques et à l'irresponsabilité de ses inventions.

Pendant des mois, il se laisse porter. Et puis, un beau jour, il en a assez des altitudes, il se retrouve pesant, il atterrit sans drame. Il laisse ces papiers, il abandonne à l'occasion le soin de les publier. Écroué dans son Tintoret, mais il avait les clés. Il lui a suffi de se dire, comme à la fin du « Venise, de ma fenêtre » : « J'ai besoin de lourdes présences massives, je me sens vide en face de ces fins plumages peints sur vitre. Je sors. » (Il sort.)

Il y eut le stalag, où il se divertit à monter du théâtre, et puis l'Occupation, mais « jamais, écrit-il, nous n'avons été plus libres que sous l'occupation allemande[22] ». Il y eut des crabes qui le suivaient partout : il lui suffit une bonne fois de leur donner congé. Pour lui, toute obsession, tout enfermement n'est que le fait d'un consentement, retournable à volonté : rien de définitif, rien de tragique. Au contraire de Merleau-Ponty — comme toujours —, même aveugle et malade, Sartre ne sait pas ce que c'est que l'adversité[23].

Pierre Campion



[1] Pendant les années 1950, Sartre travailla successivement à deux projets importants qui concernaient l'Italie et particulièrement Venise : La Reine Albemarle ou le Dernier Touriste et un Tintoret, l'un et l'autre abandonnés, le deuxième projet, peut-être, chassant l'autre. Distrait des brouillons du premier, le fragment « Venise, de ma fenêtre » parut dans la revue Verve en 1953. Il fut repris dans les Situations, IV. Portraits de 1964, pp. 444-459. Les brouillons de La Reine Albemarle ont été publiés en 1991 puis repris dans Les Mots et autres écrits autobiographiques, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 2010. Extrait du deuxième projet, « Le Séquestré de Venise » était sorti dans Les Temps modernes en novembre 1957, comme « fragment d'un ouvrage à paraître ». Texte repris lui aussi dans les Situations, IV, pp. 293-346 (je renverra à cette édition). En 1966, dans son numéro « Jean-Paul Sartre » de L'Arc, Bernard Pingaud publiera un autre fragment du Tintoret abandonné : « Saint Georges et le dragon », texte repris dans les Situations, IX. Mélanges de 1972, pp. 202-226. Sur ces publications et sur les intentions de Sartre, voir, comme toujours, l'indispensable Les Écrits de Sartre de Michel Contat et Michel Rybalka, Gallimard, 1970, pp. 313-315 et 433. En 1979 (n” 18-19) et en 1981 (n” 24-25), la revue Obliques, sous la direction de Michel Sicard, publiera des inédits de Sartre et des critiques. Dans le volume 2 sur « Sartre et les arts », figurera un autre chapitre du dossier Tintoret, « Saint Marc et son double ». Et on va voir que la liste de ces publications n'est pas exhaustive…

[2] « […] un portrait, cent fois recommencé. Celui de Jacopo ? Celui de la Reine des mers ? Comme il vous plaira : la ville et son peintre n'ont qu'un seul et même visage » (conclusion : Situations, IV, pp. 345-346).

[3] « Sans mandat, on ne déchiffre pas les signes ; sans les signes, le mandat restera ce qu'il est : une abstraite et balbutiante mission », « Saint Georges et le dragon », loc. cit., p. 43.

[4] Jean-Paul Sartre, Les Mots et autres écrits autobiographiques, éd. citée.

[5] Théophile Gautier : Italia, 1855, pp. 295-296. Le Miracle de saint Marc comme pierre de touche de l'écrivain en touriste et de son style.

[6] Ainsi la visite à l'atelier du Tintoret, pendant que celui-ci travaille à son Miracle de saint Marc, Obliques, n” 24-25, 1981, pp. 172-173.

[7] « Saint Georges et le dragon », L'Arc, repris dans Situations, IX, p. 225.

[8] Quelques variantes : « Son art déchire l'époque d'un trait de feu, mais il ne peut le voir qu'avec les yeux de son temps » (p. 334) ; « une invention confuse, une tentative qui ne se comprend pas » (« Saint Marc et son double », dans Obliques, loc. cit., p. 184).

[9] Les titres de Sartre, superbes et provocants, qui l'exposent à l'attente du lecteur : La Nausée, La P. respectueuse, L'ętre et le Néant, Critique de la raison dialectique, Les Chemins de la liberté, Les Mots… Ici, dit-il, il a « pensé d'abord intituler ce chapitre : À l'ombre du Titien ». Et il a abandonné ce titre « car le Titien ne fait pas d'ombre » (italiques de Sartre, p. 337).

[10] « Saint Georges et le dragon », dans Situations, IX, pp. 203 et 205. Je renvoie directement à cette édition.

[11] Jean-Paul Sartre, Situations, II (Qu'est-ce que la littérature ?), Gallimard, 1948, pp. 60 et 61.

[12] Maurice Merleau-Ponty, Les Temps modernes, juin et juillet 1952. Cet article, dédié à Sartre (ironiquement ?), a été repris dans Signes (Gallimard, 1960) puis dans l'édition Quarto des Œuvres de Merleau-Ponty, 2010, pp. 1474-1512.

[13] Il est frappant, d'ailleurs, que, dans L'Arc, l'article de Sartre sur le Saint Georges soit illustré, en hors-texte, par quatre fragments du tableau du Tintoret. C'est comme si l'esthétique de Malraux avait joué au point de contredire le propos de Sartre, qui totalise constamment.

[14] Dans l'éd. Quarto, p. 1483.

[15] Bernard Pingaud, dans l'avant-propos de L'Arc, n” cité, p. 1. La conclusion de Pingaud : « L'analyse des structures ne nous donnera jamais que du déjà-totalisé. Seule la dialectique peut nous permettre de Ņressaisir le sens de la totalisationÓ. C'est pourquoi le marxisme reste aux yeux de Sartre l'indépassable philosophie de notre temps » (p. 4, Pingaud cite évidemment la Critique de la raison dialectique, 1960).

[16] Jean-Paul Sartre, « Saint Marc et son double (Le Séquestré de Venise) », Obliques, n” 24-25, 1981, pp. 171-202. Texte établi par Michel Sicard, abondamment illustré, en noir et blanc, mais cette fois avec des tableaux tout entiers. Mise en page grand format, en petits caractères et sur deux colonnes.

[17] « Il faut attendre Galilée et puis Newton pour que la masse devienne un concept. Robusti sent le poids du monde et cherche à nous communiquer son sentiment » (p. 184).

[18] « […] pousser en avant, tirer en arrière, lever, baisser, choir et se redresser, ces conduites humaines fraieront des chemins dans la matière : il mettra tout en œuvre pour organiser ces forces et balancer chacune par une autre ou par toutes, en prenant soin d'y laisser Ņquelque impairÓ, un secret déséquilibre qui suffit à ruiner l'équilibre manifeste » (p. 196).

[19] Sartre, sur Tintoret : « L'idée du self-service ne vient pas de lui mais il l'exploite : et puisque le client fait le service en personne, il lui demande en outre de laver la vaisselle » (p. 191). Pensons à Flaubert : la saturation de sa phrase obligera le lecteur à produire le travail de la description, c'est-à-dire à se représenter à ses propres frais un espace entièrement saturé de choses dont l'écrivain ne pourra jamais lui présenter que quelques-unes. À ma connaissance, Sartre ne le dit pas de Flaubert, mais il le pourrait.

[20] La Reine Albemarle, dans Les Mots, éd. cit., p. 852.

[21] Sartre, Catalogue de l'exposition du centenaire, sous la direction de Mauricette Berne, coédition BNF/Gallimard, 2005, pp. 186-193 : « Un vieillard mystifié », fragment pour Le Séquestré de Venise, 1957. Au texte, Michel Sicard a joint, en fac-similé, deux pages manuscrites du plan de l'ouvrage prévu. Je remercie Gilles Philippe de m'avoir signalé cette publication.

[22] C'est la phrase célèbre qui ouvre l'article « La République du silence » dans Les Lettres françaises du 9 septembre 1944, article repris dans Situations, III. Lendemains de guerre, Gallimard, 1949, pp. 11-14.

[23] Sur ce thème, voir Pierre Campion, L'Ombre de Merleau-Ponty. Philosophie, politique et littérature, Presses universitaires de Rennes, coll. Essais, 2013.

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