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Pierre Campion : Note de lecture sur le Sept jours d'Emmanuel de Waresquiel.
Mise en ligne le 10 janvier 2021.

© Pierre Campion

 Emmanuel de Waresquiel, Sept jours. 17-23 juin 1789. La France entre en révolution, Tallandier, 2020.


Les jours les plus longs de la Révolution française
Emmanuel de Waresquiel : trouver l'angle d'un récit

« Il m'a fallu un certain temps pour trouver le sujet exact de ce livre, tout comme ses limites chronologiques. »

Emmanuel de Waresquiel

Dans son dense Avant-propos, par ce qu'il dit, par ce qu'il suggère et par ce qu'il ne dit pas, Emmanuel de Waresquiel prend sa place parmi les historiens de la Révolution française[1]. Comme tous les historiens, il définit une période, il déclare ses sources et son point de vue, il s'inscrit dans une tradition de l'historiographie.

Sa période, c'est trois jours en juin 1789. Sa tradition, c'est celle des journées historiques qui ont fait la France et, par là, comme par le choix des sources, il écarte déjà « l'analyse et la théorie » et se réclame des récits d'histoire.

Ses sources, ce sont les « correspondances, journaux, Mémoires » qui révèlent le point de vue de ceux qui ont vécu les événements, une perspective subjective et tout un esprit. Ces sources, peu utilisées jusqu'ici, sont originairement à la Bibliothèque municipale de Versailles, voisine du Château. Les lieux de son inspiration :

J'écris cette introduction cloîtré à la campagne, pour des raisons d'épidémie que vous aurez peut-être déjà oubliées quand vous la lirez. Je me suis réfugié dans l'ancien bureau de mon père, entouré de ses livres. Des fantômes y passent en tapinois comme passaient ceux de Versailles et du balcon de la cour de Marbre lorsque je me rendais [à la Bibliothèque]. Là, j'ai presque vu mes « personnages » avant que je ne les couche sur le papier. Il faut avoir été sur les lieux du crime — ou sur ceux du désir — lorsqu'ils existent encore, avant de les raconter.

Trois sortes de fantômes, ceux qui hantent le château de Versailles depuis 1789, ceux qui dormaient dans la Bibliothèque de la ville, et ceux de la famille, ceux-ci non nommés sauf le père, qui entretiennent avec l'Histoire des liens personnels. Sa conclusion sera adressée de Poligny, mai 2020, de la demeure familiale à telle date.

Le désir d'écrire l'histoire

Emmanuel de Waresquiel est l'auteur notamment de grandes biographies (de Talleyrand et de Fouché) et d'un Juger la reine, un écrivain que le public a reconnu et qu'il suit[2]. Il a aussi ses grades dans l'Université, sans lui appartenir. C'est dire l'originalité de sa situation, dans l'historiographie de la Révolution française comme dans la littérature.

C'est un écrivain de talent. C'est un historien in partibus.

Ses cautions avouées sont François Furet et Tocqueville, non sans réserves : le second, parce qu'il a fait le lien organique entre  la Révolution française et l'Ancien Régime — mais sans le renversement dialectique qu'il y fallait ; le premier, parce qu'il a compris la nature mythologique de l'événement — mais Waresquiel n'évoque pas son combat contre l'historiographie marxiste : les noms de Soboul ou de Mathiez ne lui sont de rien.

Il reconnaît volontiers que les historiens ont beaucoup écrit sur la période qu'il s'est choisie — il dit « les historiens », en bloc, peut-être parce qu'il doit se faire une place parmi eux. Mais ceux-ci n'auront pas traité cette semaine en tant que telle, pas en tant qu'ouvrant la porte et le sens de la Révolution, la bonne porte sur l'événement, et cela change tout à ses yeux.

Tout travail d'écriture, en histoire comme en d'autres genres et notamment dans le roman, commence par le désir d'écrire, témoin l'enfant narrateur de Proust. Vient alors, parfois très tôt et souvent tardivement, l'invention d'un sujet et d'une vision — de la vision de ce sujet, de la seule qui convienne au sujet et qui réciproquement le définisse —, en l'occurrence, ici, la création d'une certaine périodisation d'historien. Qui tient la problématique tient le sens tout entier d'un événement et celui du récit nécessairement nouveau de cet événement. De ce tohu-bohu d'événements et de personnages qu'est la Révolution française, Waresquiel trouve le chiffre : sept jours au solstice d'été de l'année 1789.

C'est une sorte de coup de force. Il s'agit de se faire reconnaître entre les historiens et de faire reconnaître une littérature grand public dans la littérature.

La décision

Le sujet de Waresquiel, ce sera donc la Révolution française, laquelle se révélera en son déroulé comme une première fois dans l'histoire de la France et du monde.

Dans cette première fois, ce sera la première semaine, entre le 17 et le 23 juin 1789, « les sept jours de la création d'un nouveau monde » (p. 171).

Ces sept jours-là m'obligeaient à me poser des questions essentielles. Comment devient-on révolutionnaire ? Qui étaient ceux qui l'ont faite ? En quoi notre révolution a-t-elle été marquée à jamais de traits distinctifs qui, depuis deux siècles nous hantent encore ? Elle n'est pas exceptionnelle pourtant […]. Mais elle est « idéale » dans ce sens où elle a été en France comme nulle part ailleurs à la fois politique et sociale, égalitaire, amnésique, ombrageuse, exclusive et totalisante. (p. 13)

Notre révolution, vue comme un idéal-type de toutes les révolutions, à la Max Weber.

Deux autres écrivains contemporains s'étaient attachés à la fin de la Révolution, plus précisément à la Terreur : chacun à sa manière inventive, Pierre Michon[3] et Jean-Philippe Domecq[4]. On les comprend, car qu'y a-t-il de plus fascinant et de plus triste, de plus fatal et de plus beau, que les derniers temps des premières fois ? Quant à l'essayiste Marcel Gauchet, son choix se porta sur l'histoire et le personnage de Robespierre en tant que l'incarnation de nos divisions : une brillante remontée aux origines, pour l'identification et le traitement de nos malheurs[5].

Dans les premières temps d'une Révolution qui sera en elle-même une première fois, il y a un trouble, une prescience de quelque chose et une inconscience de ce qu'il va arriver, une prise de risques, un mélange instable entre « les enthousiasmes, la sincérité, le désintéressement, l'espoir et les promesses du bonheur » et « le choc des ambitions, la jalousie et les soupçons, l'intolérance, les vengeances et les haines », bref l'infinie séduction d'une histoire qui appelle une espèce de roman.

Entre tous les débuts possibles, Waresquiel choisit trois journées qui sont comme une semaine biblique de la création, ou une Semaine sainte façon Aragon — il le nomme —, située aux jours climatériques de l'année 1789 — il cite Victor Hugo : « Les solstices sont favorables aux révolutions » — et lui-même écrit, sans doute pensant à la fortune d'un certain titre : « Les jours les plus longs sont ceux des révolutions », et peut-être aussi en pensant au livre célèbre de John Reed, Dix jours qui ébranlèrent le monde (1919), sur la révolution soviétique.

Il sera l'écrivain de cette semaine-là :

Le mercredi 17 juin, les députés du tiers état se constituent en Assemblée nationale. Le samedi 20, ils jurent de ne jamais se séparer avant d'avoir donné une constitution à la France. Le mardi 23, ils envoient promener le roi, sa Cour et ses soldats : « Nous sommes ici par la volonté du peuple et nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes. » Et le roi cède. (p. 12-13)

Le Tiers ne se reposa pas le septième jour, mais au huitième l'essentiel était fait.

Cependant, entre toutes les journées possibles qui ont fait la France, pourquoi écarter le 14 juillet tellement exalté et labouré de récits, ou la première réunion des États généraux (le 5 mai 1789), ou le décret du roi les convoquant (le 8 août 1788), ou la nuit du 4 août 1789, ou l'arrestation du roi à Varennes (le 21 juin 1791), ou la proclamation de la République (le 22 septembre 1792) ? Qu'est-ce qui fait l'unité et la pertinence de cette semaine-ci ? Il y faut une bien forte raison. Celle-ci, un schème dynamique, une idée de constitutionaliste ou de politologue ou de philosophe : « en sept jours et cinq décrets », la souveraineté de la France est passée des rois à la nation.

La souveraineté : une entité abstraite, indivisible et inviolable, exclusive et jalouse, dont les légistes français ont eu et détiennent le secret depuis des siècles — au profit de qui voudra et saura s'en saisir, ici eux-mêmes.

Là, Waresquiel a trouvé le mobile de son histoire et la dynamique de son récit. Une fois cette histoire pensée et formulée, il suffisait de la réaliser. Ou plutôt : une fois le récit exécuté, il suffisait d'écrire le principe qui l'avait guidé, en mai 2020, dans le lieu de la famille.

Le principe et son application

Sur cet enjeu de souveraineté, deux forces sont en présence, dont voici le tableau arithmétique et comptable, le livre de raison :

Ce livre est un récit historique conduit en partie double ; d'un côté, et en allant un peu vite, ceux qui ont fait la Révolution : la bourgeoisie des Lumières, le « peuple » parisien et celui des provinces ; de l'autre, ceux qui ont résisté : la Cour, les parlements, les gros bataillons de la noblesse et du haut clergé, le roi et la plupart de ses ministres. L'administration et l'armée ont été dans ce jeu-là les figures d'attente d'un rapport de force dessiné en trompe-l'œil. Plus les premiers tendent à l'unité, plus les seconds se divisent. (p. 13-14)

La guerre éclair de l'Un, en action de formation, contre le presque tous, en cours de décomposition, sous l'œil des grands corps de l'État. La vitesse du nouveau contre les empêchements de l'ancien. Trois parties divisent le livre de la manière la plus naturelle et la plus pédagogique, chacune détaillant sa journée de ses ramifications, intrigues, personnages, circonstances :

• « Le roi ou la nation ? »

• « Nous le jurons ! »

• « Échec et mat »

La question, l'expression performative, la constatation : trois modalités de la phrase française.

Le 17 juin

Première partie.

En vingt-sept courts chapitres, dans une écriture enlevée, familière et parfois facile, des chapitres d'autant plus courts que la préparation est nécessairement longue, l'auteur trace les premières approches de l'événement : l'état du Royaume à la veille des États généraux, la faillite et la dette ; la convocation des États généraux, la fixation de leur composition par élections et la disproportion entre les trois ordres, le Tiers ayant obtenu l'équivalence en nombre d'élus par rapport aux deux autres ordres réunis, ces élections mêmes dans une certaine confusion ; les troubles qui agitent les provinces et Paris ; le travail en profondeur des idées nouvelles dans l'opinion.

Pour faire comprendre l'esprit de notre Révolution « amnésique, ombrageuse, exclusive et totalisante », les longues approches du 17 juin 1789 sont assignées sans cesse à ce jour-là et non à un tissu de causes et de déterminations qui l'asserviraient au monde ancien.

Serrant de plus en plus près la journée du 17 juin, l'analyse des élus du Tiers par professions (avec la disproportion en faveur des professions juridiques et judiciaires, plus versées dans les finesses de leurs métiers que dans les idées des Lumières) et le récit de l'ouverture des États et des premières séances, tout cela permet de dégager un public des tribunes, certaines personnalités[6], le problème du vote par ordre ou par tête, des tendances au sein de chaque ordre et l'émergence des conflits entre le Tiers et les deux autres ordres et surtout entre le roi et le Tiers.

Puis, en quatre chapitres (24 à 27), l'approche immédiate de la première journée. Quelques jours d'une période prérévolutionnaire, que catalyse le club Breton. Comme plus tard à celui des Jacobins qui lui succédera, c'est là que les actions se préparent, que les motions et les discours se rodent. Le 16 juin, après minuit, la réunion du Tiers ajourne son vote au grand jour du lendemain.

Enfin, le 17 juin (ch. 28 à 33) ! Adoptant la motion de Sieyès par 491 voix contre 90, le Tiers se constitue en une Assemblée que l'on ose, après bien des délibérations, appeler nationale :

Il appartient désormais à l'Assemblée nationale d'« interpréter et de représenter la volonté générale ». Elle seule travaillera à « l'œuvre commune de restauration nationale ». Au nom de son unité et de son indivisibilité, rien ne saurait exister entre elle et le trône, ni veto ni pouvoir négatif, aucun autre député n'a désormais le droit d'exercer ses fonctions en dehors d'elle. On espère toutefois que les quelque 600 représentants de la noblesse et du clergé se réuniront un jour à elle. En attendant ils sont « absents » ou « présumés », ils n'existent pas. (p. 144)

Un transfert terme pour terme s'est opéré, une révolution au sens le plus strict, entre l'absolutisme royal construit au long des siècles et l'absolutisation de l'Assemblée nationale, déterminée en une journée : « Ce que les députés inventent le 17 juin, c'est, par confiscation, un nouvel absolutisme décalqué [de celui du roi] au profit de la nation » (p. 148).

Radicalité du retournement et ironie profonde, surtout si l'on songe que, vers 1730, bien tard, le comte de Boulainvilliers — parfois cité par Waresquiel ou évoqué par allusions — avait opposé à l'absolutisme royal les libertés de la noblesse française, héritées selon lui des conquérants de la nation franque. Une noblesse dûment et schématiquement séparée, et deux fois vaincue. Comme il sera dit plus loin, « les vaincus de l'histoire n'ont jamais droit qu'au silence, quand ce n'est pas au mépris » (p. 227).

Dans Waresquiel, c'est ce mouvement de retournement qui séduit, ensemble, l'écrivain et l'historien. C'est par l'invention de ce premier jour, et par la semaine qu'elle ouvre, qu'il fait exister son style d'écrivain et sa vision d'historien, l'un et l'autre abrupts et souples.

En quoi, d'une certaine façon mais non sans de sérieuses raisons, il appartient à la troupe qu'il aime à critiquer des producteurs de mythes, systèmes et abstractions : « En France, les mots précèdent les choses. » Certes les récits viennent après l'événement et les mythes qui ont présidé à son avènement, mais ils explicitent ces mythes, les continuent à nouveaux frais et les renforcent, fût-ce en les critiquant. Car il y a, dans toute cette approche, un arrière-plan discret mais net, qui met en cause la Révolution elle-même tout en reconnaissant sa force et sa séduction, l'une et l'autre sans pareilles.

Consécration : les deux serments

Le 17 juin, une cérémonie ne pouvait pas manquer, un sacre, laïque et dévouant les actions des députés du Tiers à leur Assemblée, c'est-à-dire à la Nation. Il eut bien lieu aux Menus-Plaisirs mais il est oublié, dans la mémoire et dans l'histoire, au profit de celui qui suivit au Jeu de paume, le 20 juin. Ainsi commençaiten la série des serments et l'usure de cette cérémonie, qui firent aussi l'histoire de la Révolution.

Dans cette partie d'échecs, le maître du récit se porte maintenant du côté du roi, des hésitations, tergiversations, intrigues et trahisons. Il décrit un camp en voie de décomposition, cela depuis bien avant le 17 juin 1789. Il remonte en arrière — jusqu'à l'avènement de Louis XVI —, et même il enjambe le mois de juin. Toujours aussi minutieux et rapide, il écrit les portraits de Necker, du roi et de la reine, il complète celui de Bailly et de bien d'autres.

Pourquoi ce dispositif ? Certes pour répartir dans le récit le poids des événements. Et surtout parce que, en réponse au coup d'éclat du Tiers, le coup part du côté du roi, coup porté d'ailleurs plutôt par quiproquo et maladresse.

Pour préparer un discours du roi aux États prévu pour le 22, on avait fait fermer la salle des Menus-Plaisirs. Au matin du 20, le Tiers s'ameute contre ce qu'il prend comme une provocation. Il s'empare de la salle du Jeu de paume. Il en fait le siège de l'Assemblée nationale.

Celle-ci prend un décret :

« L'Assemblée nationale, considérant qu'appelée à fixer la constitution du royaume, opérer la régénération de l'ordre public et maintenir les vrais principes de la monarchie, rien ne peut empêcher qu'elle continue ses délibérations, dans quelque lieu qu'elle soit forcée de s'établir, et qu'enfin, partout où ses membres sont réunis, là est l'Assemblée nationale. » (p. 266-267)

Aussitôt Bailly, président, invite les députés à se lier, entre eux et pour l'avenir, par un serment :

« Nous jurons de ne jamais nous séparer et de nous rassembler partout où les circonstances  l'exigeront jusqu'au jour où la constitution du royaume sera établie et affermie sur des fondements solides. »

Ce deuxième serment valide le précédent, le pérennise et le dépasse en insolence, en signification et en portée historique. Aussitôt tous les présents signent sur deux registres. « C'est un sceau sur un pacte. Par le serment et par leurs signatures, les députés se lient entre eux. » Sur la première page, l'un d'entre eux signe « de Robespierre ».

Comme dans les autres parties, Waresquiel évoque la fortune de ce serment et de son lieu comme mythes pliables à toutes occasions historiques et à toutes nécessités politiques. Dans cette perspective, il invoque évidemment l'esquisse de David et ses mille répliques, qui subsisteront d'un tableau impossible :

Michelet, qui préférait Géricault à David et ne voyait (à tort) dans ce dernier qu'un peintre d'imitation, a pourtant raison sur un point. La vraie peinture d'histoire touche au génie lorsqu'elle s'efforce de ne pas représenter l'histoire. (p. 280)

À cet endroit, l'auteur accroche une note qu'on trouvera p. 433 : «  Pierre Michon, dans son roman Les Onze, où il invente l'existence d'un tableau consacré aux membres du Comité de salut public de la Convention, tourne lui aussi autour de cette question de l'impossible représentation de l'histoire par la peinture. » L'échec même de David entrera dans l'histoire de l'événement et dans la compréhension du mythe : nul ne saurait fixer dans une représentation définitive ce qui appartient aux mouvements des imaginations. Il vaut mieux, tableau, roman, théâtre ou opéra, entrer de biais dans le concert discordant de ces mouvements eux-mêmes.

Au troisième jour, échec et mat

Ici encore, un tableau, un récit, un portrait.

Le tableau met en évidence l'emballement de la révolution sur sa lancée et les troubles dans la population. C'est le troisième. Il englobe la période qui va du 20 juin au 14 juillet, comme si la narration cherchait à absorber le 14 juillet, objection redoutable pour l'historien, dans le 23 juin.

Toute la Révolution est contenue dans cette semaine-là : la révolution « juridique », selon l'historien de la Grande Peur. Georges Lefebvre — celle des décrets du tiers état —, mais aussi la révolution des esprits et celle du peuple. De ce point de vue, la chute de la Bastille n'est qu'un événement périphérique. […] Certes le peuple n'est encore entré qu'en partie dans la danse, mais il a déjà montré sa puissance, ses exigences et ses dangers. On ne s'entend pas très bien sur ce qu'il est vraiment, mais on sait, le 23 juin, qu'on ne pourra rien faire sans lui. (Conclusion, p. 397)

Le récit se concentre donc maintenant sur la troisième journée.

Le lieu est la salle des Menus-Plaisirs. Le roi prononce un discours devant les trois ordres réunis. Il fait des concessions importantes, mais il maintient la société d'ordres et de distinctions. À la fin, il ordonne aux trois ordres de quitter la salle et de se réunir séparément le lendemain.

Le Tiers ne se retire pas : défense passive. Le marquis de Dreux-Brézé, grand maitre des cérémonies du roi, réitère l'ordre du roi. Bailly ergote mais un député intervient. C'est le comte de Mirabeau. Il y a plusieurs versions de ses paroles mais il emporte la situation : « l'injonction lancée au roi au nom du peuple prend désormais des allures d'acte de naissance de la Révolution ». Il gagne sa place dans l'Histoire.

Le portrait de Mirabeau, en deux chapitres, domine donc l'épisode. Il gagne sa place dans le récit.

La continuité de la semaine est consacrée dans la phrase de Sieyès à l'Assemblée nationale : « Messieurs, nous sommes  aujourd'hui ce que nous étions hier. Délibérons. » En même temps, cette brièveté à la romaine établit un lien dans l'histoire de la nation, entre un toujours virtuel et le maintenant.

Sans désemparer, l'Assemblée délibère et décrète l'inviolabilité de ses membres. Le 23 juin achève les serments du 17 et du 20, et réalise effectivement le transfert de la souveraineté royale à la nation. Un sacre en deux temples de la liberté (les Menus-Plaisirs et le Jeu de paume), en trois temps et une semaine, où la Nation se couronne elle-même suivant ses raisons d'opportunité et la Raison des Lumières. Le schéma de Waresquiel se vérifie avec force et brillamment.

L'idée était simple : évoquer des événements et des personnages connus du public et les unifier autour d'un choix de trois journées à détailler.

Écrire la Révolution française

Un jeu d'enfants au bord de la mer ou de figurines à surprises et à répétitions, un échiquier, une tragédie à la tristesse majestueuse. Telle est l'Histoire :

Les décrets de juin sont comme ces pierres qu'on jette à la surface de l'eau et dont les rides n'en finissent plus de courir. Ils scellent en secret le destin de tout un peuple et la tragédie d'un grand nombre. Il existe comme une sorte de diagonale du fou entre les premiers et les derniers jours de la Révolution. À l'image des poupées russes, les uns sont contenus dans les autres. Ce sont les mêmes. (p. 379)

Trois ou quatre images, qui signent un style d'historien français et moraliste, formé dans la lecture des Latins. On pourrait citer des dizaines de maximes au fil du livre. Par exemple, à propos de Barnave :

Les princes de la jeunesse ont souvent les défauts de leurs humeurs : beaucoup de présomption, trop de vivacité, mais de véritables talents de débateur, une logique serrée, de l'éloquence et un vrai courage. (p. 374)

Ce style : totaliser tous les événements en quelques-uns, expliciter leurs leçons et suggérer le temps historique spécial dans lequel ils se développent.

Les événements entrent immédiatement dans les mille avatars des mythes, et les personnages dans leur destin : dès le 23 juin, le roi est réduit à rien ou plutôt à une nullité encore encombrante dont il faudra se débarrasser le 21 janvier 1793. Philippe d'Orléans, son cousin, deviendra Philippe Égalité avant d'être guillotiné. Mirabeau sera promis au Panthéon avant que ses trahisons ne le déshonorent. Artois, le brillant et peu sûr frère du roi, sera renversé, sous le nom de Charles X, par la Révolution de Juillet 1830. Heureux les députés des États généraux qui retourneront à l'anonymat ou deviendront dignitaires de l'Empire, les autres émigreront ou monteront à l'échafaud. Une sentence : « Les révolutions ont des hommes pour toutes leurs périodes. Certains les commencent, d'autres les achèvent. En attendant l'échafaud, Bailly préside » (p. 114). À son moment dans le récit, chacun reçoit son paquet pour l'au-delà de ses actes. Ainsi se prononce la justice distributive, dans l'écriture de Waresquiel.

Ainsi se déploie la Révolution française, selon son tempo foudroyant, lequel, note Jaurès au moment de raconter la Terreur, trouvera dans les exécutions des opposants le plus court chemin vers l'unanimité.

Là se justifient la périodisation de Waresquiel, la méthode de son récit par brefs et nombreux chapitres didactiques, les enjambées vers l'avenir, parfois jusqu'à nous. Ainsi se réalisent dans son écriture les exigences de l'histoire, de la littérature grand public et celles de la littérature tout court.

Pierre Campion



[1] Emmanuel de Waresquiel, Sept jours. 17-23 juin 1789, La France entre en révolution, Tallandier, 2020.

[2] Emmanuel de Waresquiel, Talleyrand. Le prince immobile, Fayard, 2006 ; Fouché. Les silences de la pieuvre, Tallandier, 2014 ; Juger la reine, Tallandier, 2016.

[3] Pierre Michon, Les Onze, Verdier, 2009.

[4] Jean-Philippe Domecq, Robespierre, derniers temps, Gallimard, 1984, édition revue et augmentée de La Littérature comme acupuncture, Folio Histoire, 2011.

[5] Marcel Gauchet, Robespierre. L'homme qui nous divise le plus, Gallimard, coll. Des hommes qui ont fait la France, 2018.

[6] Ainsi Bailly, le président de la première Assemblée nationale, une figure presque caricaturale de sérieux et de vanité. Mais aussi et surtout Sieyès, venu du clergé et singulier entre les hommes du Tiers, « qui a été jusqu'à penser les principes d'une nouvelle conception de la souveraineté distincte de celle du roi » et qui, le moment venu, saura faire la décision.

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