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Pierre Michon, la littérature en personne

Interview de Pierre Michon par Daniel Morvan

Photos D. Morvan/Ouest France

NOTE du 19 avril 2012. Sur Pierre Michon bien avant les Vies minuscules (1967-1968), lire le bel article publié par Alain Paire sur le site de sa galerie, le 22 mars 2012.


L'un des grands maîtres de la prose française

Michon, la littérature en personne

Pierre Michon ne s'enivre pas de gloriole : le prix Décembre qu'il a reçu pour Corps du roi et Abbés lui est certes « très cher, dans tous les sens », car il vit de sa plume[1]. Cette récompense enviée le comble. Mais de là à faire son Victor Hugo, non.

La maison de Nantes est jolie, enfantine, toute en hauteur, pleine de livres, de jouets, de dessins animés pour sa fille Louise, 4 ans, l'enfant blonde qui a changé sa vie. « Si j'ai survécu si vieux, c'est grâce aux femmes. Elles ont payé de leur personne. »

Pierre Michon, né en 1945 dans la Creuse, est tardivement devenu père. Le sien, de père, quitta le foyer quand il avait deux ans. Il fut élevé seul par sa mère institutrice. Et « les mots et l'amour venaient de la même bouche ». La naissance de Louise est au centre de Corps du roi, un récit autobiographique dédié à la mère de Louise, comme Les Vies minusucles l'étaient à la mère de l'écrivain. « J'étais un fils sans descendance, en bout de chaîne. Et tous ceux qui écrivent en bout de chaîne ne s'adressent qu'à la mort, comme Baudelaire ou Flaubert. Pour faire comme eux, il faut un courage que je n'ai pas eu. » Qu'il a eu : inaugurée par Vies minuscules (1984) l'œuvre se poursuit, rare, elliptique, hachée, dressée comme un pur-sang, travaillée au pèse-nerfs. Et traduite en dix langues (La Grande Beune se dit The Origin of the World, et aurait pu se dire L'Origine du monde).

Lorsque l'enfant paraît, le fils éternel devient père : ce bouleversement nous vaut l'extraordinaire texte qui clôt Corps du roi, « Le Ciel est un grand homme ». Il parle de la cohabitation, dans l'écrivain, du « corps glorieux » de la littérature et de l'enveloppe charnelle. Ainsi en Michon coexistent, non sans heurts, le moine goguenard et la prose française dans sa haute perfection (enfin reconnue, par les 50 000 exemplaires vendus des deux livres couronnés).
   « Le Ciel est un grand homme[2] », c'est quatre lectures de Booz endormi, de Hugo, appris à l'école par Pierre. Poème qui lui racontait déjà, enfant, sa future paternité tardive — et « passive », puisque Booz « en bout de chaîne » féconde Ruth en dormant. Michon libère sa plume, desserre quelque peu le corset de la Belle Langue pour offrir au lecteur un mélange de grandiose et de grotesque. Le grand écrivain fête Hugo, sa fille, sa paternité et, emboozé, choit au caniveau. Par ces 88 vers, par cette Annonciation alexandrine, les moissons de l'enfance creusoise entrent dans les Écritures saintes. C'est ça Pierre Michon : la Bible avec des batteuses, Racine avec Ava Gardner en buraliste.

Au premier étage, le bureau avec les signes tangibles, balzaciens, de la littérature comme combat : cartes au mur, soldats de plomb, lit de camp. Et les livres en lesquels s'écrit le Livre, comme il continue de s'écrire sur cet ordinateur portable. Tout se joue ici : « Ce qui fait que le monde, le langage et moi sont en phase, je l'appelle Dieu : le comble de la confiance. » Confiance dans le langage, cet « adversaire loyal » qu'il martyrise, mais accueille sans réserve : « J'écris dans une posture féminine, en état de réception : c'est la connaissance de la jouissance, c'est la Vierge Marie, ce sont les Évangélistes. Quand on les voit en peinture (Le Caravage), ils ont tous quelque chose de féminin. Saint Jean, n'en parlons pas, c'est une femme. Mais même les barbus comme saint Matthieu sont féminins : ils sont mythologiquement parfaits pour l'écrivain. »

Michon aime les activités parfaites, qui n'ont d'autre fin qu'elles-mêmes, lecture, amitié, écriture, amour : depuis qu'il écrit (il publia Vies minuscules à 37 ans), il a pour amis Jean Echenoz, Olivier Rolin, Pierre Bergougnioux. Dans la vie comme en littérature, il n'en fait jamais tout un roman : « Il faut que ce soit violent et bref. » Comme ses textes hérissés de silex, de charrues guerrières, de machines prométhéennes. Sa brièveté, surtout lorsqu'il s'agit de séduction et de stratégie amoureuse, s'appuie toujours sur de l'immémorial. « En Éthiopie, j'assistais à un chantier de fouille. J'allai chercher un appareil photo : à mon retour, les squelettes étaient déjà étiquetés. » L'écrivain, c'est celui qui déclenche avant l'emballage des ossements. L'écriture comme archéologie de soi, où l'on sent que « l'archaïque est là : d'un seul coup on découvre et on détruit. Ce que j'avais mis dans Vies minuscules, tout ce dolorisme de la culpabilité, je l'ai gommé en l'écrivant ; la douleur, je l'ai effacée. »
   Au mur : l'affiche du cairn éthiopien (“tumulus is an ancient grave of our ancestors, don't destroy or excavate it”), une scène de bataille, Rimbaud à Aden, arme au pied, des photos de femmes, jambes, visages, tout ce qu'il aime. Mais « le livre est plus fort que l'ivresse, plus fort que les femmes ».

Par terre, un bon mètre de littérature chinoise, promesse d'un livre à venir[3]. Sur une chaise, le Liban en pile, autre promesse : « On m'a invité là-bas, et je me suis mis à étudier l'Islam. » Nous lisons ensemble, avec gourmandise, un épisode de l'enfance de Mahomet. Puis Baltasar Gracian, puis Le Voyage en Orient de Nerval. Le dessin animé de Louise est fini, le nôtre aussi. La petite fille ne veut pas être photographiée, elle a raison ; un livre va s'écrire par cette tête, cette main qui sont Pierre Michon. Qui seront la littérature elle-même à l'instant où ce corps sera traversé par la Chine et le Liban.

Daniel MORVAN.


Corps du roi et Abbés (prix Décembre 2002) sont publiés chez Verdier. Comme La Grande Beune, Le Roi du bois, Trois auteurs… Vies minuscules est réédité en Folio.



[1] Les droits d'auteurs assurent à Pierre Michon trois mois de revenus. Le prix Décembre, doté de 30 000 euros, ne récompense donc pas un nanti de la littérature. Ajoutons pourtant que cette attribution particulièrement pertinente n'a pas fait l'unanimité, tout comme celle du Goncourt à Pascal Quignard. Pierre Bergé, mécène du Prix Décembre, « a sèchement félicité le lauréat, après avoir fait part de son mécontentement lors des délibérations. Pierre Michon a indiqué : “Je suis désolé de l'avoir emporté sur des gens que je respecte beaucoup.” » (AFP). Pincez-moi, je rêve : le mécène qui fait les gros yeux et le lauréat qui s'excuse…
Les autres sources de revenus de l'écrivain sont, outre le soutien matériel de son éditeur, Verdier, les diverses bourses et résidences d'écriture comme celle au cours de laquelle le texte Abbés a vu le jour. Soulignons ici que ce dernier texte a initialement été publié par les éditions Joca Seria (Nantes), dans un ouvrage collectif toujours disponible, Les Passants immobiles. Les éditions Joca Seria organisent chaque année les rencontres littéraires « Écrivains en bord de mer », mi-juillet à La Baule. Un rendez-vous de haut niveau, intellectuellement et convivialement. Leur contact : Brigitte et Bernard Martin.

[2] Ce titre est un écho amusé au titre du chapitre consacré à Balzac dans Trois auteurs : « Le temps est un grand maigre », formule de La Comédie humaine.

[3] C'est un euphémisme, Michon n'est pas un écrivain pléthorique. La nature elliptique de sa forme engendre des œuvres courtes, retranchées d'un projet initial plus vaste. Chez lui le repentir est soustractif (La Grande Beune, allégée des deux-tiers de son manuscrit : comme Ponge, Michon produit beaucoup de bois mort).
Aujourd'hui, l'écrivain n'exclut pas de « passer la surmultipliée et d'écrire tous les jours. Mais j'ai peur de passer le pas : est-il facile de passer au marathon quand on fait du 100 mètres ? Je me dis aussi que le fait d'avoir écrit « Le Ciel est un grand homme » va me libérer. J'ai envie de parler de ma vie dans une nouvelle forme, donner libre cours à ma pulsion moderniste branchée sur une culture lettrée… Ce serait quelque chose comme Christine Angot chez les Mandarins. Mais la forme dans laquelle j'écris n'est pas une transition vers autre chose, elle est ce qu'elle est et vaut pour elle-même. Elle se fait dans un corps qui s'appelle Michon. Je ne veux rien prouver. »


Ouest-France du 10 décembre 2002. Le présent texte est notablement différent de celui qui a été publié dans Ouest France, et il y a deux photos de plus. Vifs remerciements à Daniel Morvan et à Ouest France pour leur autorisation de republication.

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