Henri Droguet : Sur un recueil de Bruno Fern, Des figures (Éditions de l'Attente). Henri Droguet est né à Cherbourg en 1944. Il vit à Saint-Malo où il a enseigné les lettres de 1972 à 2004. Il a publié des recueils de poèmes aux éditions Gallimard (Le Contre-dit, Le Passé décomposé, Noir sur blanc, La Main au feu, 48°39'N-2°014W (et autres lieux), Avis de passage, Off) et Champ-Vallon (Ventôses), un ouvrage en prose intitulé Albert & Cie, histoire, aux éditions Apogée, et, en collaboration avec des plasticiens (Thierry Le Saëc, Éric Brault, Dominique Penloup, Pierre Alechinsky), quelques ouvrages d'artiste. Mis en ligne le 10 juin 2011. © : Henri Droguet Voir, sur ce site, Pour tout vous dire (ou presque), et Comment j'ai écrit certains de mes poèmes (essai) par Henri Droguet. Des figures de Bruno FernBruno Fern a intitulé son quatrime recueil de pomes :
Des figures. Ce titre a un air raidement programmatique. Quelques lignes de Ronald Klapka en page 4 de couverture présentent la contrainte, ou
le dispositif formel sur lequel sont construits tous les textes du recueil sauf
le dernier. Un monosyllabe (qui peut avoir une signification: là, sans, As,
Des, etc., ou pas : Ef,
Bou, Per, Ab…) arbitrairement choisi par
l'auteur (le lecteur n'en sait rien) fait, en tête de texte, fonction
d'embrayeur sur lequel viennent se greffer la plupart des vers qui s'ensuivent
et s'enchaînent plus ou moins les uns aux autres. De là un effet de démultiplication
presque illimitée du texte, le lecteur en effet embrayera ou pas, développera
ou pas toutes les combinaisons possibles du systme ; ça vous a un côté Cent mille
milliards de pomes… Dans le dernier texte le systme est inversé, le monosyllabe est placé
à la fin et s'articule sur la fin de la plupart des vers. Ce systme engage le lecteur dans un parcours du texte ouvert, aléatoire,
« rétrospectif » (n pas en avant, n pas en arrire),
ludique et plein de surprises. D'une façon générale deux effets s'ensuivent. D'une part, des chapelets de calembours désopilants : Ef/…/froi dans le dos
ce genre de truc ; Stup/et fait comme un rat ;
Cha/peau de roux transmise depuis des lustres ;
faisant avec ce qu'il a pu/bis… D'autre part, une impression générale de déliaison,
de juxtaposition aléatoire des segments, d'égarement. Ce qu'indique
explicitement le pome de la page 40 : À premire vue vaudrait mieux y
revenir border le problme différemment
le longer d'une phrase mini la suivante manque à l'appel, c'est exprs
conçu pour la place c'est un creux ménagé dans une
marche que le pied rate… Mais Bruno Fern ne se borne pas à ces
manipulations formelles brillantes, et il y a d'un bout à l'autre du recueil
une mise à distance ironique de « sérieux » non seulement par les
calembours, mais aussi par le mélange des genres et des registres (et hop ; j'te
raconte pas ; puis quoi encore ; et houp là ; avec kekchose autour…)
qui rappelle encore une fois Queneau. Les citations — avec appels de notes — qui farcissent les pomes (il
s'agit parfois d'un ou deux mots) désignent quelques-unes des préférences de
l'auteur : Apollinaire (quatre fois), Adorno, Zanzotto, S. Mallarmé, AuslŠnder, Baudelaire, D. Quelen,
S. Beckett, Rimbaud, A. Breton… On trouve aussi, pour le « plaisir »,
un ministre en 2008, et les psys. L'intertextualité a la même fonction d'hommage: « …une rousse
plutôt jolie » et « sonne
à l'heure les jours/ s'en vont d'un regard » (p. 18), « qu'as-tu fait toi que voilà… » (p. 25), ou d'ironie « c'est
versa son sang non pas pour la multitude mais avec elle » qui accommode et détourne, p. 45, un texte liturgique. Les textes, en nombre proportionnellement non négligeable, où il est question
du travail d'écriture ont des airs d'exposés technologiques narquois. Pas de moi je ; pas de comparaisons, métaphores ; pas de
bataclan ou de boîte à outils rhétoriques
sophistiqués ; pas d'acrobaties syntaxiques ; pas de sentiment ;
pas d'élégie, pas de nature. PAS DE. Le monde, réduit à ça — quoi que ce mot puisse désigner — est
plus ou moins animé de mouvements indéterminés, browniens, insensés. Beaucoup
de phrases nominales, le vocabulaire est d'une banalité, d'une neutralité,
concertées ; les verbes, quand il y en a, sont souvent des auxiliaires au
présent de l'indicatif, ou au participe présent. On est dans le flou, l'allusion, le vide, la contingence tragi-chaosmique et glaçante. Parfois, rarement, un écho de
l'histoire contemporaine : « …un appartement à Gaza coûterait
beaucoup moins cher » sans
pathos, sans leçons de morale… Partout le laconisme abrupt à quoi on reconnaît la voix singulire de Fern, « manifestant ici une forte tendance à l'arrêt
de la parole » comme
dit (p. 10) justement Adorno. Le dernier vers de l'ouvrage, c'est donc à répéter, peut être lu comme une
invitation à la relecture de ce recueil qu'on aurait certes aimé plus
volumineux. Henri Droguet |