Henri Droguet : Sur un recueil de Bruno Fern, reverbs (Éditions Nous).
Henri Droguet est né à Cherbourg en 1944. Il vit à Saint-Malo où il a enseigné les lettres de 1972 à 2004.
Il a publié des recueils de poèmes aux éditions Gallimard (Le Contre-dit, Le Passé décomposé, Noir sur blanc, La Main au feu, 48°39'N-2°014W (et autres lieux), Avis de passage, Off) et Champ-Vallon (Ventôses), un ouvrage en prose intitulé Albert & Cie, histoire, aux éditions Apogée, et, en collaboration avec des plasticiens (Thierry Le Saëc, Éric Brault, Dominique Penloup, Pierre Alechinsky), quelques ouvrages d'artiste.
Mis en ligne le 28 décembre 2014.
© : Henri Droguet
Voir, sur ce site, un compte rendu par Henri Droguet sur un autre recueil de Bruno Fern, Des figures (Éditions de l'Attente).
Bruno Fern, Reverbs, Nous,
2014.
Bruno Fern : reverbs, phrases
simples, Éditions Nous, collection Disparate, 2014 « achevé
d'imprimer le 22 janvier, jour de la naissance d'Antonio Gramcsi »
On
retrouve dans Reverbs sous-titré « Phrases simples », de Bruno Fern, son
refus déterminé du pathos, sa langue laconique, limpide, stricte, simple en un
mot, son goût pour les jeux de (dé)construction de la
langue fondés sur une contrainte formelle explicite ou pas, le tout assaisonné
de la juste dose d'humour qui manque trop souvent à la littérature « expérimentale ».
Le titre évoque les
triturations du verbe et le sous-titre annonce la contrainte :
le livre est un recueil de neuf cent trente six (sauf erreur) phrases
simples, dont la définition officielle est énoncée d'emblée : « Rappel
du CE 1 : "Une phrase simple ne contient qu'un seul
verbe conjugué". » Le lecteur peut toujours examiner
le texte à la loupe pour prendre en défaut l'auteur. Motus.
Ces neuf cent trente
six phrases, six ou sept de une à deux lignes par page, entre un seul motet quatorze lignes, sont
scandées de rappels, de seize remarques, de dix-huit exemples, de la
reproduction de deux plaques d'information : par ex. « Ici naquit
Malherbe en 1555 » (pour les Caennais),
de citations détournées ou clandestines, ainsi : « Elle a comme un
défaut », « Quelque chose qui cloche là-dedans, j'y
retourne immédiatement », etc., de
calembours : « Ça fait des ordresÉ », dŐune contrepèterie : « Le tour est joué. / Le jour est tué. », du mixage des registres de langue : « C'est
kif-kif avec les phrases », et de
slogans arrangés (en anglais).
C'est la langue et la
forme qui sont ainsi questionnées et passées à la moulinette (« Elle
[la phrase] tente de trouver une forme. /É/ Remarque 1 : a
priori la forme ferme./ Remarque sur la remarque 1 : l'informe n'ouvre pas pour autant./ Pour ouvrir il faut pouvoir fermer
– et vice versa. ») et l'on retrouve ici
les marques de l'écriture de Fern, dont tissage et
décalage sous forme de reprises, échos, coutures et découtures,
sont les deux mamelles comme l'indique l'auteur qui disloque son texte,
tronçonne certaines phrases en segments étanches, en se jouant de la
ponctuation : « Une phrase en engraine une. / Autre entre dans la
danse. / La culbute aussi sec./ de la suite ». « Il
y a de la dissémination dans l'air » et La trame,
c'est au lecteur vigilant de la remailler en raboutant les fils du texte, en
s'engageant dans un jeu de piste, une enquête, pour retrouver les enchaînements
clandestins et rebâtir les ensembles débités.
Ces manipulations ne sont
jamais gratuites car, à travers elles, lŐauteur
dénonce la prolifération contemporaine d'un discours minimaliste de la « communication »,
le stade ultime de la paupérisation du discours avant l'aphasie et la surdité
généralisées. « C'est une lutte engagée contre la surdité » écrit-il, affirmant ainsi la dimension polémique de son livre. En effet, lŐun de ses défis est de
parvenir à enrichir par tous les détours possibles cette langue presque
miniaturisée, dŐinventer un code, un discours
résistants, pour réintroduire du sens politique dans un langage d'o il est
massivement évacué. Cet usage subtilement militant de l'écriture
apparaît dans le rappel des terrifiantes réalités politiques et sociales
induites par la mondialisation triomphante. « Ex.1 : seul l'art est
capable de nous révéler la réalité profonde. » Cette phrase est à lire
au premier degré.
Reverbs est un livre dense,
grave et brillant, qui se déplie et se
démultiplie, modestement vertigineux, subtilement égarant. Une vraie réussite.
Henri Droguet
|