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Henri Droguet : Récit hâtif pour saluer Jacques Réda

Texte mis en ligne le 22 octobre 2008. Avec une suite  Cinq ans après , le 22 février 2013.

© : Henri Droguet.

Les « figures » mises en ligne sur ce site ne sont pas des études ou des articles mais des essais personnels et libres.

Henri Droguet a écrit pour ce site plusieurs textes : Chants à côté, et Comment j'ai écrit certains de mes poèmes, ainsi que trois groupes de poèmes des mois : Avril 2007, Février 2007, Octobre 2007.

Il est l'auteur de nombreux recueils parmi lesquels aux éditions Gallimard (Le Contre-dit, Le Passé décomposé, Noir sur blanc, La Main au feu, 48°39'N-2°014W (et autres lieux), Avis de passage, Off) et Champ-Vallon (Ventôses), un ouvrage en prose intitulé Albert & Cie, histoire, aux éditions Apogée, et, en collaboration avec des plasticiens (Thierry Le Saëc, Éric Brault, Dominique Penloup, Pierre Alechinsky), des ouvrages d'artiste.


Récit hâtif pour saluer Jacques Réda

(private joke)

Dans une des vies que je lui rêve sans lui demander son avis, Jaques Réda est le gardien du simili-phare perdu dans les steppes à mâchefer de la gare Montparnasse, côté voies de garage. C'est par vent de noroît un vrai château des courants d'air. Le rayon lumineux de la lanterne éclaire vaguement, aux cinq points cardinaux, les ruines de Paris, les pénombres de l'indécise beauté suburbaine et, deux fois sur quatre, disjoncte. Des tracteurs compacts d'acier couleur anthracite à parements orange glissent dans tous les azimuts. Réda écoute le roulement sourd des lourds convois, le claquement des entretoises et des oreilles-de-cochon, suppute que le TGV 80.. va quitter la gare en direction de Rennes et croiser le TGV 86.. en provenance de Tarbes…

Parfois l'incorrigible citadin quitte sa vigie, descend dans les soutes, y dépoussière un Solex réglé comme une horloge, s'équipe pour un voyage sentimental au plus ou moins long cours (du papier de tous les formats, de toutes les sortes, voire d'Arménie, de quoi écrire, une boîte d'aquarelles et deux ou trois pinceaux !), enfourche sa monture et s'enfonce dans les coursives et secrets boyaux, les couloirs passe-muraille dont lui seul connaît le lieu et la formule, ainsi pas d'embarras, pas d'accidents de la circulation, de démêlés avec les assureurs. Il est le seul maître à bord, il se moque de toutes les recommandations aux promeneurs (il en est pourtant d'excellentes). Le bitume est exquis, l'herbe des talus souterrains a grand goût (il lui arrive d'en croquer à l'improviste dans un mouvement d'égarement euphorique). Il suit donc dans les fins fonds le fil de lui connu du méridien de Paris ; il s'en écarte aussi pour faire la tourne ou la tournée des gares. Il s'autorise quelquefois une sortie aléatoire, trouve un pont opportunément désert et regarde couler la Seine, le pétillement des eaux entre les rives de pierre. « C'est là véritablement le lit de la reine » songe-t-il avant de replonger dans les ténèbres.
Il fait une dernière fois surface et s'accoude à la rambarde d'un pont flottant presque au-dessus des quais de Saint-Lazare (priez pour nous). Il rêve un instant. Descend en gare où se pressent toutes sortes de gens ; une rousse flamboyante annonce à la cantonade qu'elle entonnera incessamment treize chansons de l'amour noir ; les manchettes des journaux signalent que l'affaire du Ramsès III est enfin élucidée ! Réda trouve un guichet clandestin, un autorail à l'ancienne, hisse son moyen de transport (littérale métaphore) dans le fourgon ad hoc, puis va s'installer dans le sens de la marche. On part. On est hors les murs. Panoramas. Retour au calme. La machinerie fait des tacatam tacatam tac, et c'est à la sauvette un répertoire illimité de rythmes à syncopes, martèlements, swings, bruissements chuintés, comme une — n'ayons pas peur des mots, affranchissons-nous ! — autobiographie du jazz, et Réda qui trouve que cela est bon, se prend à claquer des doigts et marquer du pied la cadence.

La course sera longue et l'on pourrait, adoptant le système métrique, l'évaluer… À quoi bon ?

Réda profite de ce répit pour établir un semblant de programme, un emploi du temps qui n'engage à rien, une sorte de calendrier élégiaque pour les jours qui viennent. Ainsi : aller au diable et aux mirabelles, en passant par Elizabethville ; jouer le jeu ; écrire une Lettre sur l'univers, et quelques discours en vers français, mâchés, encyclopédiques et roboratifs ; courir en liberté les rues (dont celle de Terre-Neuve), et les Europes. Celle qui vient à pas légers sera là. Forcément. Mais Réda renonce à ces fastidieuses anticipations. De quoi demain sera-t-il fait ? Qui le sait ?

D'ailleurs le convoi s'est arrêté dans des solitudes abruptes où s'élève une modeste gare. Un panonceau oxydé indique Les Fades. Ça a un air de banal terminus. Réda quitte le bord, récupère son Solex, entre en gare. Un lumignon (40 watts à tout casser) clignote dans un coin. C'est l'espace librairie-maison de la presse. Un quidam à blouse grise est assis près d'un tourniquet modestement garni (rien d'autre) et met à jour de la paperasse administrative sur une antique machine à écrire de marque anglo-saxonne (sur le clavier Abelnoputz tient lieu d'Azertyuiop). Réda s'approche et demande à examiner la marchandise. Le quidam se lève : « Rendez-vous compte ! il leur faut des états en vingt exemplaires, vingt ! Jusqu'au dix-neuvième ça va, mais décidément le vingtième me fatigue ! » ; puis il présente avec une courtoisie professionnelle les volumes : « Voyez, c'est tout ce qui me reste. Les autres sont partis. » Il donne lecture des titres à haute voix :

« Nouvelles aventures de Pelby ; Premier livre des reconnaissances, il y a aussi le Le Nouveau livre des reconnaissances, Ferveur de Borges, Sonnets dublinois, Cléona, je ne suis pas parvenu à les placer. C'est désormais trop tard. La messe est dite.

- Amen, fait Réda… Mais, dites-moi si je me trompe, il me semble vous reconnaître. Qui donc êtes-vous ?

- Je suis Henri Droguet », dit Henri Droguet.

À cet instant précis, Jacques Réda s'éveille.

Moi aussi.

Cinq ans après ou Modeste supplément au ci-dessus voyage et simultanément phénoménologie du poème autorail

Mais les rêves passent et repassent. C'est ainsi qu'un autre autorail à l'ancienne s'est arrêté dans la ville blanche où Réda a momentanément fait halte. Les portes battues, le bataclan des vents dans tous les azimuts, le vacarme urbain, le grand orchestre ébouriffé des oiseaux, tout cet enivrant tumultueux battement du monde émerveille les voyageuses qui ont déjà colonisé le compartiment o s'installe Réda. Elles se présentent : Simone , Moana , Cleona , il se présente puis considère longtemps, dans l'Est, les arbres qui filent en s'affaissant d'un seul coup sur le versant avare du décor. Il a lu quelques pages du grand-œuvre intitulé La Physique amusante d'un professeur au nom rébarbativement hérissé de consonnes. Il prend sa plume et noircit à toute vapeur quelques feuillets pendant que les trois dames peaufinent oralement leurs autoportraits. Déjà le convoi embouque un quai dans Paris-Bercy. Tout le monde descend.

Il fait un froid roboratif et Réda marche décidément au nord, poste la lettre au physicien qu'il rédigeait toute à l'heure, coupe par le cimetière du Père-Lachaise, y glane un bouquet d'épitaphes. Les trilles et les cuicuis allegro vivace des passereaux développent une théologie des oiseaux singulière et tonique. Mais déjà Réda sort de l'enclos, rentre dans le 20éme et s'éloigne.

Henri Droguet


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