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Une autre étude sur le même poème (24 janvier 2009)

MICRO-ÉTUDES DANS HUGO

Mugitusque boum

Mugissement des bœufs, au temps du doux Virgile,
Comme aujourd'hui, le soir, quand fuit la nuit agile,
Ou, le matin, quand l'aube aux champs extasiés
Verse à flots la rosée et le jour, vous disiez :
« Mûrissez, blés mouvants ! prés, emplissez-vous d'herbes !
» Que la terre agitant son panache de gerbes,
» Chante dans l'onde d'or d'une riche moisson !
» […]
» Et paix, vertu, bonheur, espérance, bonté,
» Ô fruits divins, tombez des branches éternelles ! »

Ainsi, vous parliez, voix, grandes voix solennelles ;
Et Virgile écoutait comme j'écoute, et l'eau
Voyait passer le cygne auguste, et le bouleau
Le vent, et le rocher l'écume, et le ciel sombre
L'homme… Ô nature ! abîme ! immensité de l'ombre !

    Mugitusque boum, Les Contemplations, V, xvii.


  Du français au latin, de Hugo à Virgile et à la Bible, de poème en poème, nous remontons le feuilleté des temps, et à chaque moment nous sommes ainsi, tous et chacun, dans le même Temps : celui de l'éternité. De « Booz endormi » aux Géorgiques et de Tityre à nous-mêmes, à l'ombre du même hêtre et suivant le même rythme des travaux et des jours, aux sons des campagnes et des vers, Hugo fait le joint.
  Non par quelque traduction, qui n'y suffirait pas, mais par la diction de sa langue, en tant qu'elle renvoie à d'autres dictions : aux scansions d'Hésiode et de Virgile (múgi túsquebo úm), au vocatif de toutes les prières, à la densité singulièrement renouvelée de toute parole poétique. Par une redistribution des ordres syntaxiques selon la raison propre des vers et de leurs hémistiches :

Comme aujourd'hui le soir/
/Quand fuit la nuit agile/  [Le soir, où donc s'enfuit la nuit ?]
Ou le matin quand l'aube/  [Le matin, c'est l'aube]
/Et le jour vous disiez/

Ainsi vous parliez voix/
Et Virgile écoutait/
Comme j'écoute et l'eau/  [Qui nous ôtera le bruit de l'eau !]
Voyait passer le cygne/
/Auguste et le bouleau/  [Une fable : Rome et le Nord.]
Le vent et le rocher/  [Cet accord !]
/L'écume et le ciel sombre  [Cet autre accord !]
L'homme… Ô nature ! abîme !/  [Troisième accord !]
 /Immensité de l'ombre !/  [L'espace où nous nous accordons, au monde et entre nous, mais incommensurable à nos lumières.]

  Mais que peut de nos jours la diction de l'alexandrin selon Hugo — une dernière fois impérieuse, disait Mallarmé — et le rappel qu'elle intimait à l'hexamètre et aux mesures de la Bible ? Qui comme Hugo pourrait désormais plier notre langue aux rythmes anciens ? Et, depuis nos années cinquante, précédée par le grand vers, l'agriculture européenne n'est-elle pas sortie du néolithique ?

  Cependant nous appartenons encore au monde des tout premiers cultivateurs et de leurs prophètes, puisque, continuant leurs efforts dans les rythmes de nos champs d'Occident, nous remplissons humainement leur vœu de vagues de blé moutonnant en masses impeccables jusqu'à l'horizon, à eux que nourrissaient à peine, dans les bonnes années, quelques épis pointant dans des cailloux au milieu de l'ivraie. Et les mutations que nous imposerons aux gènes des végétaux ne seront pas plus décisifs — le veuillent les dieux ! — que celles qui firent, au long des millénaires, d'une herbe folle de Mésopotamie, la famille nombreuse et heureusement perfectionnable des céréales.

Pierre Campion

Une autre étude sur le même poème (24 janvier 2009)

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