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Une autre étude sur le même poème (1er décembre 2002)

MICRO-ÉTUDES DANS HUGO

« Mugitusque boum »

Mugissement des bœufs, au temps du doux Virgile,
Comme aujourd'hui, le soir, quand fuit la nuit agile,
Ou, le matin, quand l'aube aux champs extasiés
Verse à flots la rosée et le jour, vous disiez :

« Mûrissez, blés mouvants ! prés, emplissez-vous d'herbes !
» Que la terre, agitant son panache de gerbes,
» Chante dans l'onde d'or d'une riche moisson !
» Vis, bête ; vis, caillou ; vis, homme ; vis, buisson !
» A l'heure où le soleil se couche, où l'herbe est pleine
» Des grands fantômes noirs des arbres de la plaine
» Jusqu'aux lointains coteaux rampant et grandissant,
» Quand le brun laboureur des collines descend
» Et retourne à son toit d'où sort une fumée,
» Que la soif de revoir sa femme bien-aimée
» Et l'enfant qu'en ses bras hier il réchauffait,
» Que ce désir, croissant à chaque pas qu'il fait,
» Imite dans son cœur l'allongement de l'ombre !
» Etres ! choses ! vivez ! sans peur, sans deuil, sans nombre !
» Que tout s'épanouisse en sourire vermeil !
» Que l'homme ait le repos et le bœuf le sommeil !
» Vivez ! croissez ! semez le grain à l'aventure !
» Qu'on sente frissonner dans toute la nature,
» Sous la feuille des nids, au seuil blanc des maisons,
» Dans l'obscur tremblement des profonds horizons,
» Un vaste emportement d'aimer, dans l'herbe verte,
» Dans l'antre, dans l'étang, dans la clairière ouverte,
» D'aimer sans fin, d'aimer toujours, d'aimer encor,
» Sous la sérénité des sombres astres d'or !
» Faites tressaillir l'air, le flot, l'aile, la bouche,
» O palpitations du grand amour farouche !
» Qu'on sente le baiser de l'être illimité !
» Et paix, vertu, bonheur, espérance, bonté,
» O fruits divins, tombez des branches éternelles ! »

Ainsi vous parliez, voix, grandes voix solennelles ;
Et Virgile écoutait comme j'écoute, et l'eau
Voyait passer le cygne auguste, et le bouleau
Le vent, et le rocher l'écume, et le ciel sombre
L'homme… O nature ! abîme ! immensité de l'ombre !

Victor Hugo, Les Contemplations, 1856, livre V, XVII, éd. Massin du Club Français du Livre, tome IX, p. 280. Nombreuses autres éditions.



C'est le mouvement du monde au sein de l'éternité. C'est l'éternité comme le moment, unique et commun, où se forme ce mouvement. C'est ce moment tel que, Hugo s'unissant à Virgile et de poème à poème, de l'alexandrin à l'hexamètre l'un et l'autre nationaux, les deux poètes s'entendent entre eux en écoutant les mêmes voix, immuables, des bœufs au pré, le soir, et en regardant le même spectacle des choses : du vent passant sur l'arbre, de l'oiseau sur l'eau, de l'homme sur le ciel — et en se confiant l'un et l'autre au mouvement réglé du vers. Comment mettre de l'éternité dans le temps, et du temps dans l'éternité ?

C'est le déploiement d'un poème en deux voix, l'une comprise dans l'autre, et trois mouvements, lesquels déroulent ensemble le transport d'une triple invocation : du poète de « La Vache » (Les Voix intérieures) au poète qui trouva digne de l'hexamètre le mugissement des bœufs, du poète français ouvrant à la voix des bœufs puis la fermant, de cette voix elle-même apostrophant tout ce qui se meut dans la nature. En la durée d'un éclair ou d'une étoile filante que l'on ferait durer sur trente vers, faisons non pas un seul vœu mais les vœux nombrés qui subsumeront les innombrables vœux possibles, selon le développement sur soi-même d'une seule idée, mesurée par la logique organique de la raison poétique à l'œuvre dans son espace institué.

Cette idée, à réaliser, c'est l'Esprit du monde en son mouvement.

Concrétiser le mouvement du monde, c'est le faire reconnaître dans le mûrissement des plantes, dans la progression des ombres au soir, dans le cheminement du travailleur vers son foyer, et jusque dans la marche de la nuit, ici présentée non pas comme une tombée mais comme une fuite de l'obscurité, vers l'ouest, sous la poussée du jour futur qui la presse dans le dos. (Ce vers 2 a une histoire, car ce mot métrique de « la nuit agile » est venu corriger celui de « la nue agile », non sans l'audace d'une obscurité certaine et, tout reconnu, lumineuse.) Mais c'est aussi conférer à tous ces mouvements réunis la raison deux fois unifiante de leur nature : entre eux comme les expressions diversifiées de la même Nature, et chacun sur soi-même comme réalisant la loi interne de l'accroissement, celui-ci autrement nommable le désir. L'éternité est le temps mesuré de cet accroissement naturel, que couronne le vœu des valeurs :

  Et paix, vertu, bonheur, espérance, bonté,

  O fruits divins, tombez des branches éternelles !

Entre les pôles de la latinité et de la poésie française, il faut tendre et le vers et le cours des vers. Ici nulle énumération : l'alexandrin distribue les mots selon ses lois, et le premier de ces deux vers réfère par la rime au discours entier de la voix des bêtes tandis que le second va renvoyer au deuxième moment du poète, par la raison des deux mots rimant entre eux d'« éternelles » et de « solennelles » : éternelles parce que revenant en cet instant au terme d'une grande Année, comme le suggère l'étymologie du deuxième mot. En lui-même, le premier des deux vers combat la dispersion des valeurs ainsi que la tentation de les multiplier : à l'addition sans rime ni raison, elle qui ne sait ni sa fin ni son commencement, ni sa logique, l'alexandrin substitue la concrétisation de son mouvement organique :

Et paix,/ vertu,/ bonheur,// espéran/ce, bonté,//

Car les accents ainsi marqués ne signifient pas une pause mais une modulation de la voix : on va lisant, on s'élève, de la paix à la vertu, qui la suppose, et au bonheur, qui les couronne l'une et l'autre ; puis, sans solution de la continuité, on passe à celles des vertus qui soutiennent l'invocation : la confiance en l'avenir, elle-même fondée dans la foi en la réalité du bien.

Quant au second vers, il empêche la lecture analytique qui, par un accent principal ou même par une pause à la quatrième syllabe, ôterait à l'image et à la pensée des « fruits divins » la capacité de développer en acte leur efficace :

O fruits divins/, tombez// des bran/ches éternelles !

Rien ici ne prouve mieux la qualité prégnante des valeurs que la hiérarchisation entre eux des accents principaux et secondaires et leur distribution à la fois égale (6//6//) et inégale (4/2 puis 2/4) et la transgression des séparations grammaticales entre le vocatif et son impératif et entre le nom et son adjectif. La raison du vers ne liquide pas celle de la phrase, elle la surdétermine ou, si l'on préfère le mot qui sera celui de Mallarmé, elle l'abolit en elle-même en la conservant : elle la concrétise.

Et les quatre derniers vers ! Ou comment s'ordonnent selon le mouvement souverain des alexandrins tous les mouvements possibles des êtres les uns par rapport aux autres, mouvements exprimés dans le point de vue de l'immobile sur le mobile et subsumés dans ceux de l'eau sur le cygne (l'ordre de l'animal), du bouleau sur le vent (le végétal), du rocher sur l'écume (le minéral), du ciel sur l'homme (hors catégorie), la syntaxe étant comme brouillée en une sublime cacophonie, pour arriver à suggérer la fonction de l'homme en cette logique : comme la clé de tous ces mouvements en tant que lui-même le mouvant obscur qui n'a de mesure que celle qu'il entretient avec tous les êtres de mouvement, seul sous le ciel mystérieux, et en instituant l'immensité dans la mesure de la raison poétique :

  Et Virgile écoutait// comme j'écoute, et l'eau//

  Voyait passer le cy//gne auguste, et le bouleau//

  Le vent, et le rocher// l'écume, et le ciel som//bre

  L'homme… O nature ! abî//me ! immensité de l'om//bre !

Pierre Campion
24 janvier 2009

Lire la variation sur Mugitusque boum par Maxime Durisotti.

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