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Pierre Campion

Extrait de Lectures de La Rochefoucauld, Presses Universitaires de Rennes, 1998, pp. 48-50.

© : Pierre Campion et les Presses Universitaires de Rennes.

 


Au sein de ces configurations symboliques d’ordres de l’imaginaire, de nombreux effets de sens sont possibles, que la variété des maximes se plaît à explorer. Souvent l’ordre du concret se fait attendre, comme pour mieux faire valoir la révélation de la réduction qu’il produit. Ainsi dans la M 125 : « L’usage ordinaire de la finesse est la marque d’un petit esprit, et il arrive presque toujours que celui qui s’en sert pour se couvrir en un endroit, se découvre en un autre. », ou dans la M 12 : « Quelque soin que l’on prenne de couvrir ses passions par des apparences de piété et d’honneur, elles paraissent toujours au travers de ces voiles. » Dans les deux cas, c’est bien les échanges progressifs entre l’ordre de l’abstrait et celui du concret qui signifient, par exemple en travaillant le mot de « couvrir » selon trois de ses valeurs sémantiques, l’une physique (la ténuité des voiles, la disproportion d’une couverture toujours trop petite, même pour couvrir un petit esprit…) et deux morales (l’image positive de la pudeur et l’image négative de la dissimulation). La M 54 présente comme une démonstration de cette marche de l’image vers le concret et vers la vérité : « Le mépris des richesses était dans les philosophes un désir caché de venger leur mérite de l’injustice de la fortune par le mépris des mêmes biens dont elle les privait ; c’était un secret pour se garantir de l’avilissement de la pauvreté ; c’était un chemin détourné pour aller à la considération qu’ils ne pouvaient avoir par les richesses. » Dans la vertu affichée, l’énoncé dénonce d’abord une passion (ordre intérieur, subi, du ressentiment), puis une pratique magique (la recherche d’une protection par un « secret ») et enfin une démarche et une stratégie organisées ; simultanément la relation avec les autres (la recherche de prestige) se précise et le lien direct avec les richesses se détend.

Ainsi le mouvement de la maxime rajeunit-il souvent l’image, et la pensée. Au sein de la langue, comme on l’a déjà fait remarquer plusieurs fois, tel mot ou telle expression déclenche le mouvement de la symbolisation, l’étymologie s’enrichit d’une nouvelle considération, la maxime se livre à une sorte de généalogie de l’image et de la langue même. Ce qui arrive, par exemple, dans la M 328 « L’envie est plus irréconciliable que la haine. », quand le lecteur est amené à renoncer à une vérité aussi ancienne que l’expression de « haine (ou d’ennemi) irréconciliable » pour comprendre la nature haineuse de l’envie (plus haineuse que la haine) que disaient déjà l’invidia du latin et sa description de certaine manière de regarder les autres qui est celle de l’antipathie. Ainsi encore, de manière plus complexe, dans la M 46 : « L’attachement ou l’indifférence que les philosophes avaient pour la vie n’était qu’un goût de leur amour-propre, dont on ne doit non plus disputer que du goût de la langue ou du choix des couleurs. » In fine et a posteriori le lecteur saisit que le mouvement de la critique de la philosophie morale et de ses arbitraires, sur une question aussi décisive que la considération positive ou négative de la vie, était justiciable dès le début d’un proverbe conservé dans la langue « Des goûts et des couleurs, on ne dispute pas. » La locution proverbiale s’en trouve rafraîchie, notamment parce que l’expression « le goût de la langue » est prise ici au sens propre comme dans « La langue est l’organe du goût. ». Ce principe se vérifierait aussi bien dans la M 62 (« La sincérité est une ouverture du cœur. […] ») dont il faut chercher la matrice dans l’expression « parler à cœur ouvert. », ou dans la M 24, dont la progression consiste à critiquer un mot reçu (la magnanimité) et une locution habituelle (la force d’âme), l’un et l’autre implicites, par la critique de deux mots explicités, l’un au début (« les grands hommes ») l’autre à la fin (« les héros ») : « Lorsque les grands hommes se laissent abattre par la longueur de leurs infortunes, ils font voir qu’ils ne les soutenaient que par la force de leur ambition, et non par celle de leur âme, et qu’à une grande vanité près les héros sont faits comme les autres hommes. » De même dans la célèbre M 171 (« Les vertus se perdent dans l’intérêt, comme les fleuves se perdent dans la mer. ») : c’est bien le verbe « se perdent » qui induit le bref discours de l’image, en se portant de sa valeur morale et convenue à l’une de ses valeurs concrètes. Encore une fois, le mouvement de l’imagination va au monde des choses ou plutôt à l’imaginaire de ce monde, à la représentation que l’homme tente de se faire de l’immensité de la mer, où les fleuves, leurs noms et leur majesté sombrent dans l’indistinction. La maxime pose ainsi d’emblée comme connue et indubitable une certaine vérité philosophique. De quoi donc avait besoin cette vérité ? Moins d’une vérification (que lui apporte cependant la considération de l’ordre du monde) que d’une contrepartie, et moins d’une contrepartie que d’instituer le mode adéquat de la connaissance morale selon l’esprit humain. Celui-ci suit sa pente, comme les fleuves de cette image et dans le mouvement descendant de la maxime, cette pente qui le porte à expliciter ses vérités obscures par d’autres vérités non moins obscures, celles de la nature, ici celle de la gravité universelle qui fait que la personnalité et la force propre des fleuves vont à l’indistinction de la mer, la seule, au singulier, comme notion concrète de toutes les mers, en tout point égale à elle-même. Mais aussi c’est une disposition philosophique qui est critiquée, à travers la critique de celle de l’imaginaire : ici, par la conversion que l’image opère du mystère des sources à celui des embouchures et par le développement d’un mot abstrait de la langue en son sens concret mais tout aussi problématique, la pente habituelle de l’imagination philosophique, qui la porte à rechercher la nature des choses et des notions par la pensée de leurs origines, est retournée en son contraire, ou plutôt elle est restituée à sa nature oubliée et à l’acquisition que cette restitution lui procure en cette occasion : ce n’est pas la source des vertus qui est empoisonnée, et il ne s’agit donc pas ici du principe corrupteur de l’amour-propre, c’est leurs effets, c’est leur destination irrésistible, c’est leur gravité même, c’est l’intérêt qui les condamnent. « En toute chose il faut considérer la fin. »

Dans l’image et dans le processus de réduction qu’elle opère par la symbolisation, c’est donc l’esprit lui-même qui est mis en mouvement : provoqué par quelque paradoxe ou par quelque formule, celui-ci, non sans plaisir, éprouve son propre mouvement, en prend conscience et s’en étonne ; il entre ainsi dans une espèce de vérités, sur l’homme et d’abord sur lui-même, de celles qui consistent plus dans le mouvement premier du soupçon à l’égard de l’homme et de lui-même et dans la dynamique de leur acquisition que dans la solidité et dans la pertinence de leur formule. À la limite, l’image décèle donc moins les rapports instituables entre les choses, ou même entre le caché et le manifeste, que la capacité de la pensée à déplacer, et à laisser déplacer, ses termes, ses notions, ses points de vue et jusqu’à elle-même. Chez La Rochefoucauld, comme chez Mallarmé, le sens réside dans l’effet que subit la pensée et non dans la chose qu’elle considère ; le sens est un événement.


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