RETOUR : Livres

 

Pierre Campion

Extrait de Nerval. Une crise dans la pensée, Presses Universitaires de Rennes, pp. 86-89.

© : Pierre Campion et les Presses Universitaires de Rennes.

 


Le passé selon Nerval représente donc la forme que prend dans le moment actuel du sujet lyrique la conscience du temps : cette conscience distingue le passé, mais comme une réalité immanente au présent, la condition de cette immanence étant précisément cette distinction. Où est le passé ? Nulle part ailleurs que dans l'esprit de l'homme qui se pose cette question, qui, ce faisant, se pose la question de son identité et de son être, et cependant affirme l’une et l’autre :

Je suis le ténébreux, – le veuf, – l’inconsolé,

Le prince d’Aquitaine à la tour abolie :

Ma seule étoile est morte, – et mon luth constellé

Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

 

Dans la nuit du tombeau, toi qui m’as consolé,

Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,

La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,

Et la treille où le pampre à la rose s’allie.

 

Suis-je Amour ou Phébus ?… Lusignan ou Biron ?

Mon front est rouge encor du baiser de la reine ;

J'ai rêvé dans la grotte où nage la syrène…

 

Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron :

Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée

Les soupirs de la sainte et les cris de la fée.

Le dispositif assez inhabituel des rimes[1] ; les coordinations, les ponctuations et notamment les systèmes constitués par les deux-points ; la succession d’une plainte, d’une question et d’un récit ; la surimposition, en alternance, d’une voix absolue et d’un appel au deuxième quatrain ; tout cela forme dans ce sonnet initial, comme dans tout sonnet réussi mais de manière ici particulière, un discours puissamment lié : la lyrique de la perte affirme la force et l’autorité d’un sujet qui retire de cette perte et de sa solitude la plénitude paradoxale de sa parole et de son être. « Veuf…, inconsolé…, tour abolie…, cœur désolé…, rouge encor… » : il n’est presque pas de terme qui ne porte la valeur prégnante du passé, lexicale et/ou grammaticale. L’identité du Je se décline entre l’affirmatif et l’interrogatif, l’un et l’autre au présent, et le passé : « Je suis… / Suis-je… / J’ai rêvé… J’ai traversé… ». Car le présent de l’indicatif comme le passé du perfectum mettent l’un et l’autre tout le poème au présent complexe que forme leur rapport. Ce présent et ce passé sont mis en liaison active, de développement et d’explication, d’hémistiche à hémistiche dans le même vers ou entre deux, voire entre trois vers : « Je suis le ténébreux / – le veuf, – l’inconsolé », « Je suis le ténébreux / Ma seule étoile est morte / Porte le Soleil noir ». Autrement dit, le passé, et avec lui les dieux dont la mort n'est que le signe de ce passé, tout cela n'est que ce qui se perd à un moment donné : à vrai dire, rien ne peut être déclaré comme ayant été perdu, mais inversement le présent n'est jamais que le moment où tout est en train de se perdre. Orphée ramène la vie de chez les morts, mais il ne devait pas regarder celle qu’il ramène : Nerval saisit le poète dans l’instant où il regarde ce qu’il est en train de perdre.

Tout cela nous rappelle que la foi, chez Nerval, est inséparable du sens de la perte, que le moment de la mort des dieux ne fait qu'un avec celui de leur retour, que l'expérience de leur retour est indissolublement liée (mais non indistinctement) à celle de leur disparition. Par un nouveau paradoxe, le désir ne peut être que le mouvement de l'âme en tant qu'elle ne saurait se rappeler – au sens strict de rappeler à soi – que ce qui s'éloigne d'elle. Mais c'était aussi la signification, et la leçon, du poème du Christ aux Oliviers et des récits des Filles du feu et d’Aurélia.

Précisons cette conception du sacré par le premier tercet de Delfica :

Ils reviendront ces dieux que tu pleures toujours !

Le temps va ramener l'ordre des anciens jours ;

La terre a tressailli d'un souffle prophétique…

Au sein des douze sonnets, ce tercet retentit particulièrement d'un souffle et d'une affirmation lyriques, ceux d'une promesse et d'une profession de foi, promesse d'une personne à une autre que la première interpelle, d'une profession de foi dont la conjugaison et la syntaxe du premier vers sont la clé. En effet, la proposition relative nous présente une forme verbale qui conjoint les deux valeurs linguistiques de l'indicatif (celle qui constate le fait des pleurs) et du subjonctif (celle qui explique le retour des dieux par les pleurs). Comme dans la langue latine, langue morte dont le français de Nerval porte le deuil mais qui par là justement revient et revit en lui, ce subjonctif indique ensemble trois valeurs, causale, explicative, conditionnelle : *parce que, puisque, si et pourvu que tu les pleures toujours[2]. Mais l'avantage ici est sans doute au français, parce qu'il superpose et distingue, en esprit, les deux formes conjuguées de ce verbe au subjonctif et à l'indicatif. Ce qui est, ici, joindre le fait et l'explication-condition, la souffrance actuelle (toute souffrance est actuelle, et seulement actuelle) et son effet heureux (sur le passé et pour l'avenir), le régime grammatical qui affirme le réel et celui de la conviction. Et si l'avantage est au français, c'est tout simplement parce que la langue française vient après : la perspective nervalienne est progressive et dialectique. Quant au « toujours », il marque à la fois la durée propre de ces pleurs et un étonnement attendri, légèrement ironique, qui contribue à expliciter les valeurs du subjonctif imaginé : les dieux reviendront, parce que (*heureusement !) et à la condition que tu les pleures encore (*souhaitons-le !).

Si et parce que le désir des dieux peut se maintenir ou se reformer, cela suffit, ici et maintenant, à attester leur présence, une présence qui est donc sentie comme le mouvement de ce qui revient vers nous. Ici et maintenant parce que le désir est un trait du présent et se manifeste par des affects qui sont au présent, de l'indicatif et du subjonctif, et que cela signifie le genre du mouvement qui anime les dieux : nous ne retournons pas aux dieux, c'est les dieux qui reviennent vers nous et vers notre présent, et parce que nous les y rappelons. Autrement dit, la mémoire combat l'oubli, non pas en tant qu'elle remonterait le temps comme un fleuve (c'est le temps qui nous « ramèn[e] l'ordre des anciens jours ») mais en tant qu'elle est la faculté des actes présents, dont la puissance, empruntée au désir amoureux et le restituant, actualise le passé, comme le présent de la narration dans le récit de la Vita nuova. Aucune trace ici de nostalgie, si nous entendons par la nostalgie le mal du retour, c’est-à-dire la croyance que le passé existe encore, tel quel et comme une chose, en tel lieu où nous pourrions le retrouver : les pleurs représentent donc encore le travail indispensable du deuil qui, rompant avec toute tentation de retour à tel moment d’un passé que les dieux auraient habité objectivement, abolit ici et maintenant, dans et par l'actualité douloureuse d'un désir, une mort ancienne, qui n'était que le manque du désir[3].

« Console-toi, tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé » : il faudrait commenter Nerval par la parole pascalienne adressée à l'homme qui cherche dans la douleur, et qui est attribuée à Jésus lui-même[4]. Mais bien sûr il s’agit chez Nerval de lui-même et de l’homme de son temps, plus sceptique que libertin, qui perd les valeurs comme jamais on ne les avait perdues, toutes les valeurs, toutes les formes de communauté humaine, tous les dieux qui existèrent.

La leçon du lyrisme nervalien est pleinement positive. Ce Je existe et, si sa solitude est bien un malheur, elle n’est pas un empêchement aux valeurs, au contraire. Avec l’autorité que lui confère son expérience de la perte et de l’oubli, autorité inséparable de sa capacité à écrire réellement cette poésie impossible, le poète orphique ramène à lui et à son temps toutes les valeurs de tous les temps. En somme, au même moment que Hugo et fondé comme lui en poésie à affirmer les valeurs, envers et contre tous, dans le délaissement même qui les affecte et qui l’affecte, Nerval lui aussi pourrait dire, mais certes autrement, « en esprit » :

Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là ![5]


 

NOTES

[1] abab, abab, cdd, cee. On trouve le plus souvent : abba, abba, ccd, eed ou ccd, ede.

[2] Dans sa première version (OC, I, 740), ce sonnet portait en épigraphe un vers de la quatrième Bucolique de Virgile : Ultima Cumaei venit jam carminis aetas (Voici venir le temps marqué par la Sibylle), et, dans la deuxième version (OC, III, 441), une autre formule du même poème : Jam redit et virgo… (Revient aussi la vierge…).

[3] Pour une « critique » de la nostalgie, voir le livre de Vladimir Jankélévitch, L'Irréversible et la nostalgie, Flammarion, 1974.

[4] Pascal, Le Mystère de Jésus, dans Pensées, Br. 553. On sait que la théologie de ce texte est fondée sur l'épisode de l'agonie du Christ au Jardin des Oliviers, et notamment sur le trait du sommeil des disciples et du « délaissement universel » : « Jésus sera en agonie jusqu'à la fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. »

[5] Hugo, « Ultima verba », dans ses Châtiments, 1853. C’est le dernier vers du dernier livre du recueil.


On peut commander en ligne auprès des Presses Universitaires de Rennes, par serveur sécurisé.


RETOUR : Livres