Pierre Campion
Extrait de La Réalité du réel. Essai sur les raisons de la littérature, Presses Universitaires de Rennes, 2003, pp. 11-12.
© : Pierre Campion et les Presses Universitaires de Rennes.
La littérature est, le sachant, ce qui parle de ce dont on ne saurait rien dire. Partant, la littérature est le nom de ce qu'on ne peut définir, de ce à quoi on ne peut assigner d'origine assurée, de ce dont on ne peut rien prédire. Témoin entre autres Mallarmé, qui voudrait lui restituer la capacité de la Musique à ne rien dire et à tout suggérer. Témoin premier Flaubert, comme un moment, une figure, et comme une épreuve dans les Lettres : il a posé le problème de leur nature et de leur possibilité en les affrontant à la seule exigence de la pure et simple réalité, et en la leur affrontant. Réaliste si l'on veut, mais réaliste selon une acception ni vague ni convenue.
Comme de tout ce qui existe par l'humanité, et comme pour tous ceux qui vivent humainement, la grande affaire de la littérature, son problème, son recours et son impossibilité, c'est la réalité de ce qui est. Strictement : il n'y a rien à dire de ce qui est, en tant que cela est : pas de description, pas de récit, pas d'analyse ; pas de phrase : pas de prédicat, même pas de sujet, à peine le verbe de la seule existence. On peut seulement, mais alors on doit : le désigner, le viser, le dénoncer, y penser toujours, à travers ce qu'on dit de chaque chose ; n'en parler jamais qu'à l'occasion de chaque chose. Car on n'a encore rien fait quand on a décrit des choses et des êtres, raconté des événements. La leçon de Flaubert, et peut-être le vrai début du nom de la littérature sous son acception actuelle, c'est d'avoir ranimé et détourné en esprit la question ancienne de la métaphysique telle que la formulait Leibniz : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Cette intuition, Flaubert la conquiert lentement, par l'usage de la plume ; sans le vouloir, sans le savoir peut-être, et au péril de l'esthétisme, il l'arrache au domaine de l'étonnement philosophique et à la spéculation que celui-ci met en branle à tout coup ; il la soumet à son défi et à ses pouvoirs d'écrivain et il l'impose au lecteur des romans, autant dire à tout le monde ; il la change donc de nature et de sens en la changeant de lieu, d'objet, de moyens, et en la posant comme insoluble et comme impossible. Pour lui, il n'est pas de raison de ce qui est, c'est-à-dire : personne ne pénètre assez les choses pour « rendre une Raison qui suffise pour déterminer pourquoi il en est ainsi et pas autrement » (Leibniz). Au contraire, plus on connaît les choses comme telles et mieux on saisit le genre de leur nécessité, moins on envisage la possibilité d'une raison qui suffise à ce qu'elles sont. Plus besoin de voyager (il le fit, étant jeune…) : le réel, ici et maintenant, c'est l'altérité elle-même, cette fois immédiate, rapatriée devant nous, face à nous et en nous, et nous niant à force d'être visible et présente, ou plutôt nous ignorant ; et l'altérité, inversement, c'est purement et simplement le réel, tout entier ici présent. Si l'on veut, l'Olympia de Manet, à peu près au même moment, nous en donnerait une idée : imprimant son poids de chair dans ce coussin, peau blanche proche de l'obscénité, qui s'oppose à l'esprit mais suscite le désir, regardant de ses yeux sans intention et ignorante de sa provocation, massive et impénétrable, elle serait bien l'image même de la réalité en général. Si bien que, d'une certaine façon, avec Flaubert, l'altérité ne nous aura jamais été rendue plus proche ni plus vigoureusement séparée : avec lui, notre au-delà est sous nos yeux.
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