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Pierre Campion

Extrait de La Littérature à la recherche de la vérité, Seuil, pp. 421-425.

Extraits de la conclusion.

© : Pierre Campion et les Éditions du Seuil.

 


Les textes et l'écriture littéraires ne proposent pas des assertions de certitude mais des formules problématiques, analogues aux modes de l'affirmation philosophique mais qui ne se confondent pas avec elle. L'anthropologie philosophique au sein de l'autobiographie, ou la métaphysique de la liberté chez Baudelaire et l’éthique de l’amour chez Laclos, ou encore la formulation du moi chez Proust et la critique de ce moi dans Madame Bovary procèdent toutes par allusion, en quelque sorte, c'est-à-dire par un discours aux procédures implicites, et par un raisonnement détourné, symbolique et non définitif. Le problème n'est même pas articulé comme tel, puisque cette articulation exprimerait encore une approche trop certaine de la solution, ou d'une solution. En un mot, le discours philosophique de ces œuvres littéraires se donne pour objet un certain mode d'exposition, d'exploration et de solution d'une énigme philosophique, plutôt que d'un problème à proprement parler et constitué comme tel. Le mode de leur solution entend donc sauvegarder l'énigme, dans le temps et par le mode mêmes de sa résolution, parce que le caractère énigmatique fait partie de la nature même du problème et que cela interdit d'avance, comme réductrice, toute formulation ou tout mode de résolution qui, sans plus, liquiderait l'énigme. Ainsi, dans tel fragment de Phèdre, et dans toute la tragédie, il semble que l'écrivain du théâtre tragique tient constamment un certain propos sur la tragédie elle-même et sur le tragique, propos nécessairement allusif et qui ne peut être autrement formulé, celui-ci : le mouvement qui précipite la pièce à sa fin ne procède pas vraiment de la volonté maléfique d'un dieu, car c'est Phèdre qui accuse Vénus, et non pas le poète. Ce mouvement, qui représente l'essence de la pièce à travers le développement de sa représentation, trouve son principe dans la curiosité de Phèdre à l'égard de l'avenir. Si son secret était seulement le fait de son amour pour Hippolyte, seule Œnone serait curieuse de ce secret. Ce secret dont Phèdre elle-même est si curieuse, l'analyse du rôle dramatique d'Œnone en révèle la nature : c'est de l'avenir qu'il s'agit, pour Phèdre aussi, et non du passé ; et si les dieux ont quelque chose à faire ici ou s'il y a quelque faute à considérer, c'est métaphoriquement. En effet, l'avenir n'appartient à ce que les hommes nomment les dieux qu'en tant qu'il leur est dérobé, et la faute de Phèdre alors n'est pas d'aimer Hippolyte, mais de révéler cet amour : cette phrase, comme révélation, est un acte, et c'est cet acte qui met en mouvement la survenance de l'avenir, qui le fait advenir, au plus vite, selon le vœu de l'héroïne, comme étant ce qui ne lui appartient pas et ce qui n'appartient à aucun humain, mais qu'elle veut, en le provoquant, s'approprier. Ce qui est montré là du tragique et de la nature du secret dans la vie de l'homme, comme ce qui est montré dans Cinna du projet impérial et humain de s'approprier le futur de l'Histoire par un mouvement unique et intime de l'être, ce n'est pas la spéculation philosophique qui peut le manifester en sa vérité, c'est le discours propre de l'action tragique qui peut le suggérer, ou mieux le révéler, aux yeux du public, en le représentant comme cela même qui agit. Là encore, la Poétique d'Aristote nous est d'un grand secours : la poétique de la tragédie (poièsis) permet de mimer (mimeisthai), et par là de comprendre (manthanein), un fait de l'homme et de son action, qui ne pourrait être compris suivant le concept de cette action sans y perdre sa nature propre. Il en va de même quand Hugo aborde la question de la mort. Il la pense, mais poétiquement : en élaborant entre des images et des symboles le réseau des seules raisons qui puissent articuler entre elles des représentations en elles-mêmes obscures. Par là il fait connaître de l’obscurité ce qui en est l’essence, et qui est l’obscurité.

[…]

Les écrivains eux-mêmes disent constamment que l'écriture est une pratique, c’est-à-dire une activité dont le succès n'est jamais garanti, dont l'échec serait même plutôt la règle, où le hasard règne aussi, et où l'imprévu, l'improbable et l'imperfection accompagnent nécessairement l'invention. En effet, c'est d'abord au moment de l’invention, si l’invention a un moment, que ce caractère apparaît de la manière la plus significative. Certainement la rupture que constitue l'invention littéraire peut s'approcher dans les termes et les problématiques de la psychanalyse, puisque c'est un événement qui se produit dans l'ordre de la psyché telle que l'entend Freud, mais justement, si l'invention est bien une rupture, cet événement ne peut se comprendre pleinement dans une perspective qui le rapporterait seulement à des déterminations extérieures. Un écrivain est quelqu’un qui travaille et qui invente la plume à la main. En un mot, si l'écriture s'apparente bien, et dès l'origine de son acte, à l'action, elle relève d'une philosophie de la rupture, c'est-à-dire du mode de compréhension qui, renonçant à rechercher les seules déterminations, s'efforce de créer le concept et la logique spéciaux, la raison particulière, la ratio forcément très spéciale, d'un événement qui n'est pas réductible à un événement ou à un état de fait qui le précède pourtant immédiatement. La perspective philosophique de la Poétique d'Aristote est donc bien le recours. Cela parce qu'elle propose avec son système d'actions (sustèma tôn pragmatôn) le modèle philosophique d'une rationalité rigoureuse que traverse pourtant l'événement non déductible a priori de la péripétie.

Si des philosophes et des anthropologues se font écrivains, c’est que la littérature répond à leurs questions, mais autrement que leurs disciplines et quand celles-ci sans doute ne peuvent plus répondre. Si les écrivains écrivent et si les hommes de théâtre travaillent la scène, c’est que, de manière allusive et déceptive, la littérature répond finalement à la grande question qui fonde la métaphysique et qui revient inlassablement dans la philosophie et même dans la science : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien et qu’est-ce que c’est que ce quelque chose ? Son esprit, sa méthode, sa manière, bien entendu, ne sont pas ceux de la métaphysique ni de la science ; mais, qu’il s’agisse de la poésie, du roman moderne ou de la forme théâtrale, elle pose la question de la réalité et la réalité comme le problème. Elle revient toujours à la réalité. Non pas exactement pour la représenter et encore moins pour l’évoquer de manière réaliste, mais pour saisir de la réalité cela seul qui fait d’elle la réalité : l’évidence irrécusable de ce qui est, l’autorité irréfutable de sa logique et de son espèce de discours. Ce faisant, la littérature veut dresser contre cette puissance unique du réel la seule preuve qui vaille, celle du désir : chacune de ses affirmations et de ses représentations, chaque discours de sa pensée, empruntent à la réalité sa puissance inégalable, mais pour la retourner ironiquement contre ce qui est. Car l’affirmation de ce qui devrait être ou de ce qui doit être ne tire sa force et sa crédibilité que du caractère indubitable de ce qui est et contre quoi cette affirmation proteste.

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