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Françoise Morvan : Écrire, éditer, traduire, transposer…

Mis en ligne le 30 octobre 2003.
© : Françoise Morvan.


CINQ TEXTES
EN CONTREPOINT DE L'ENTRETIEN

ARMAND ROBIN

 

J'ai passé un temps considérable à éditer les textes d'Armand Robin parce que j'y voyais une manière de sortir de la littérature. Il a traduit une centaine de poètes d'une vingtaine de langues et écouté de nuit les émissions de propagandes radiodiffusées (comme la face diurne et nocturne d'une même activité) et tout cela vient prendre place dans un grand livre sur le village natal dont on a retrouvé après sa mort des feuillets épars. Je les ai publiés sous le titre Fragments aux éditions Gallimard.
Voici trois de ces feuillets et une traduction de Pasternak, qui est aussi un poème de Robin.

 

 

 

[Feuillet 1]

 

DEUX PRINTEMPS PAYSANS

 

    Nos arbres sont fiers comme des comédiens

    Qui viennent de fixer leur roulotte au village

    Et content de longues histoires de voyage

    Où nul ne comprend rien et que l'on craint.

            Le grelot de l'univers

            Tintillonne comme une enfance

            Admise aux fastes de la grand'route

            Dans les chariots roulant aux foires.

                              L'air

                  S'est ébroué, fait sa toilette,

            Prend aux pommiers leurs joues de fête,

            Et l'entendez-vous qui danse

            C'est un vrai paysan du dimanche,

    Prêt à conter fleurette derrière toutes les haies.

 

Village de Ouesquer, 1937

 

 


[Feuillet 2]

 

Ne pas être de mon temps, ne pas être de ma vie !

 

 

AUTOMNE

 

    Un reflet du couchant grossit en colline,

    Œil où le regard est sang.

   

    À l'automne,

    La pomme du monde est humide et ronde,

    Frétille entre les dents,

    Douce peau travaillée de soleil, de pluie, de vent

    Puis humide de paix.

 

    Mobiles dans l'ordre de la brume,

    Les arbres près du village, roulant comme des comédiens,

    Content de longues histoires de voyage

    Où nul ne comprend rien et que l'on craint.

 

 


[Feuillet 3]

 

MINUIT

 

    Sur le large fil de la voie lactée

    Qui tremble seulement un peu,

 

    Minuit,

    Attendu tellement par les malheureux,

            Étend

    Sa chemise blanche de bienheureux dont les pans

    Embués de lune, de songe et de bois traversés

    Tombent jusque sur notre vie, fragiles sur des êtres fragiles

    Minuit dont on songe,

    Minuit dont on prend un peu de la blancheur en dormant,

    Minuit qui prépare sur la terre

            Avec des allures courbées de sorcier

    Une obscure fraîcheur

    Ses traces subsisteront demain matin dans la rosée.

 

 

MÉTAMORPHOSES DE L'IVRAIE

 

Les gestes de l'ignorance

Deviennent soir et lit ;

Moi, je m'habille

De la toilette éphémère d'avril ;

Sur l'immuable

Tronc de sapin je marque mes saisons

Je parie contre mon vert tout le bleu-lune.

 

Il me faut couper la litière

Pour la nappe de fête de l'ivraie.

Il me faut courir une lande entière

Avec mon peu de lumière

Qui me sépare de l'amère chevelure des genêts.

 

 

 


[TRADUCTION DE PASTERNAK, par Armand Robin]

 

 

Ébranlant la branche odorante,

Lampant dans les ombres ce bien-être,

De calice en calice allait courante

Une moiteur qu'hébéta la tempête.

 

Par les calices roulait, sur deux

Calices glissa, sur eux deux,

En goutte d'eau volumineuse,

Se suspendit, pudique, lumineuse.

 

Le vent peut bien, soufflant sur les spirées,

Martyriser cette goutte, l'écraser,

Une intacte, elle reste : goutte des deux

Calices s'entrebaisant, buvant à deux.

 

Ils rient, tentent de s'entr'échapper,

De se remettre droits comme avant cette goutte :

Ils ne peuvent plus égoutter leurs bouches hors cette goutte

Et même qui les coupe ne peut les séparer.

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FRANÇOIS-MARIE LUZEL

 

J'ai passé un temps considérable aussi à éditer les œuvres de Luzel mais c'était qu'il me semblait qu'il y avait à interroger la littérature populaire, toujours pour sortir de la littérature, comme Nerval avait pu essayer de le faire en cherchant les chansons du Valois. Je donne un conte pris au hasard dans ses carnets de collecte. La poésie de la chose n'apparaît pas forcément tout de suite mais ce qu'il faut imaginer, c'est le passage du texte du fond des âges à ce moment où il nous arrive. Le folkloriste est auprès d'une mendiante, un jour de septembre, il note au crayon, et ce qu'il transmet nous revient comme un matériau dont nous pouvons faire ce que nous voulons ou comme une énigme à résoudre. J'ai traduit le texte du carnet sans le normaliser, en transposant toutes les fautes de ponctuation et le style oral des notes en breton. Je garde l'appareil critique parce que ça fait partie de cette poésie, pas malgré le décalage mais justement à cause du décalage. C'est un peu comme si le moment où l'archéologue déroule les bandelettes de la momie pouvait faire partie de cet instant soigneux où elle a été déposée dans son éternité, pas très longue finalement.
Ce texte a été publié dans le tome III des Contes retrouvés aux Presses Universitaires de Rennes/Terre de Brume (l'édition de Luzel compte maintenant dix-huit volumes).

 

 

La femme du Diable

 

Près d'une petite maison de terre, une jeune fille chantait en lavant dans l'étang. Un homme vint à passer qui demanda si elle voudrait bien lui laver son mouchoir — Mais bien sûr. — Me prendriez vous pour époux ? — Mais bien sûr. — Quand ça ? — Dans un an et un jour. Arrive un autre seigneur — me laveriez-vous etc même chose. me prendriez-vous pour époux ? — mais bien sûr. — Quand ça ? — dans deux ans, si j'ai de l'argent autant que je voudrai(1) — Vous en aurez — marché conclu. Le seigneur s'en va — la jeune fille rentre. Elle ne pouvait pas ouvrir sa porte tant il y avait d'or(2). Maman, ouvrez-moi — Je ne peux pas, avec le tas d'or qui est arrivé là — Les voilà en train de ramasser l'or et l'argent — Elles bâtissent une jolie maison. L'an et le jour se passent(3) — arrive le premier seigneur. — Vous rappelez-vous que vous aviez dit que vous me prendriez dans un mois et un jour ? — Oui, oui. — On les marie. — Un enfant naît. — Hélas ! mon enfant il me faudra te laisser d'ici peu ! — Elle avoue à son mari d'où lui vient son argent. — Un pacte malheureux ! dit-il. — Il invite l'évêque / et les prêtres à déjeuner, au jour que l'autre doit venir. — Comme ils sont à table, l'autre arrive. — Je n'ai aucun pouvoir sur l'enfant, mais la mère est à moi. — Et il emporte la femme. — Il faut me porter, dit-elle. — Montez sur mon dos — Mais le lait de ses seins coulait sur son dos et le brûlait. — Marche. — Je ne marcherai pas — Et donc il dut la laisser là. — Il envoie l'un de ses consorts la chercher. — Le diable boiteux y va. — Il la prend sur son dos. — Il la laisse aussi. — Il la charge à nouveau, et l'amène au Diable. — On lui dit qu'elle n'aura rien d'autre à faire que de balayer la maison tous les jours, — sans jeter les balayures dehors. Elle ne voit pas son mari le jour, rien que la nuit. — Un jour, voyant un gros tas de balayures dans un coin de la maison, elle le jette dehors — Tu m'as / crevé le cœur ! Va-t-en. c'était tout des âmes cette balayure-là !(4) Elle s'en va vers chez elle, mais elle était noire comme mûre. elle arrive(5) chez elle, et est prise comme nourrice dans un château. — Au bout d'un an, on lui demande combien on lui doit. rien du tout, dit-elle, juste les balayures de ma chambre. Elle jette les balayures sur l'eau, et elles descendent au fond. Une femme, vieille près d'un lac, lui dit d'aller se gager comme servante dans un couvent qu'il y avait là. — Elle est prise. — Elle va un jour à la ville, au marché. Elle trouve là son premier mari et son fils, qui dit : — regarde, c'est ma mère ! ma mère ! — Non ! — Un autre jour il la voit — Regarde, c'est ma mère ! — Etait dans un couvent. — Le père va avec lui au couvent. — Il demande sa mère. — Elle est demandée. — Ils rentrent chez eux ensemble et vivent heureux ensuite. —

 

Barba Tassel

15 septembre 1887

 

 

(1) « Si j'ai de l'argent autant que je voudrai » est ajouté dans l'interligne.

(2) « Sa porte tant il y avait d'or » est également ajouté dans l'interligne.

(3) Luzel avait barré le mot « Échu » (« fini », ici : « se passent »). Nous l'avons restitué pour la cohérence de l'ensemble. La phrase « Trois mois plus tard elle est fiancée à un autre » figure au-dessus de la ligne.

(4) Cette dernière phrase est ajoutée en haut de la page.

(5) À cet endroit, dans la marge, un point d'interrogation de la main de Luzel.

 

Luzel a traduit et adapté ce conte en français sous le même titre et l'a publié dans la Revue des Provinces de l'Ouest en octobre 1891. On pourra lire cette version dans le deuxième volume des Contes retrouvés aux Presses Universitaires de Rennes/Terre de Brume.

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UN ÉCHEC

 

J'avais décidé, pour compléter un ensemble de textes qui m'était demandé par Gallimard, de partir d'une image d'enfance : un jour qu'il neige à Pâques, on me dit le conte de « La mère Holle ». Ça n'a pas l'air compliqué et pourtant, c'est devenu terriblement difficile. J'avais le début et la fin mais, entre les deux, ça n'allait pas. Voilà le tout début du début et la fin.

 

 

Marchant sans bruit sur l'épaisseur

plumeuse de la neige

j'entre en douceur dans un pays léger

 

au bas du champ un vieux village

comme un chardon

se musse autour du tison fin

que le boulanger pousse au rouge

et je vois les taillis froncés

s'enfouir sous la brume en châtaignes

 

oursons d'enfance

il me serait facile en me baissant un peu

de les amasser dans mon tablier

mais je les laisse

et je descends vers le jardin penché

toucher l'herbage

où le vent fait bouger des fleurs d'étoupe

 

la main qui a levé la clenche

appuie la barrière aux nuages

ange à figure de chevêche

gardien du verger chancelant

ce n'est pas moi qui ai poussé les buis

ni délogé les poussins qui voltigent

comme des houppes

au pied du pommier chiffonné

 

une ombre plus agile

joue à ma place

dans l'auberge élargie des branches

l'herbe que j'ai foulée se ferme

on a laissé pousser jusqu'aux rochers

des buissons de bourrache et d'ortie blanche

on a posé des capuchons de chaume sur les ruches

et fait brûler l'argile autour des souches

 

il ne me reste plus qu'un paysage à fuir

un paysage houleux

au bord de se défaire en sable

 

puis un bruit de vertige

à peine un chuchotis

un bruit furtif d'arbre qui va tomber

 

l'ange allongé s'efface à contrejour

un pli d'écume

glisse autour du lavoir

 

le ciel est clair

 

et je revois le bol de porcelaine

où le savon

fuyait dans l'eau laiteuse

 

mais si je cherche à le toucher

il fond comme la neige au feu

et la nuit sera blanche

 

C'est la mère Holle qui plume ses oies,

dit une voix proche

et je m'éveille en reconnaissant la mienne

il neige

 

le grand cerisier penche à la croisée

il n'y a plus de paysage

ni paysage ni profondeur ni ombre

rien qu'un chancellement léger

 

le cerisier s'en va

berçant la chambre entre ses branches

forme d'arbre ou forme de fille

fille en train de grandir

elle hisse à bout de bras

un berceau lisse

qui se referme en cœur autour de moi

 

et moi dedans

comme un gnome au creux d'une faîne

voilà que je descends vers son cœur d'arbre

voilà que je descends par sa nuque et par ses épaules

jusqu'à me fondre avec son grand cœur d'arbre

et son cœur s'ouvre

 

***

 

Pourquoi te dépêcher de fuir, petit cœur d'arbre rouge, petit cœur rouge ?

Tu reviendras bien assez tôt.

 

Elle, silencieuse, elle va toujours, sans se hâter, sans rien entendre.

 

Pourquoi t'en retourner, cœur de pigeon, petit cœur d'arbre rouge ?

Sitôt franchi le porche, tu seras proie pour la marâtre, tu seras signe et proie.

 

Mais elle s'en va toujours, sans se hâter, sans rien entendre.

 

Serais-je là comme un gnome au creux d'une faîne

que je n'y serais plus, car son cœur s'ouvre encore, achève de s'ouvrir

 

Buisson se ramifiant de veine en veine

buisson de sève où tout est si facile

je joue selon sa marche à bouger dans le ciel

 

Ai-je eu déjà ces gestes de feuillage ?

Je joue à m'alléger

comme un souffle emporte une ombelle

 

Et la mère Holle secoue, secoue sur son duvet d'oie

et je voudrais ne pas fléchir et je fléchis

et je pourrais dormir mille ans dans ces épais jupons de laine

 

Mais va toujours, renie tant de douceur

renie-la, va toujours, et fuis sans te hâter

Tu franchiras bien assez tôt le porche étoilé d'or

 

Toi, de retour, cœur d'âtre rouge, petit cœur rouge

tu seras comme un clou dans le regard de la marâtre.

 

 

[…]

 

 

***

La paille et la neige

un dessin de maison chinoise

et quelque chose encore enfoui

caché pour montrer son secret

furtif et joyeux, fait pour être trouvé

presque une promesse

 

mais comme on cherche alors avec confiance

le bruit des flocons, les joues mates

les botillons de toile et les gros cotons bleus

tout se feutre

la maison de paille est juste une image

la neige a commencé de fondre

 

un enfant cherche un œuf en sucre

un chat se glisse entre les branches

on le voit s'effacer déjà

plus léger que le papier jaune

son toucher rèche

sa vieille odeur de poudre de riz

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LE CONTE

 

Et, finalement, grâce aux carnets de Luzel et à diverses autres voies dérivées, j'ai trouvé une manière de passer outre cet échec, en donnant ma version de « La mère Holle », telle qu'elle m'était revenue — et, cette fois, hors de la littérature.

 

 

LA FÉE DU PUITS

 

Un homme qui gagnait sa vie à partir en journée dans les forêts ou les carrières de pierre avait une femme douce et belle, tout usée qu'elle était par le travail, et une petite fille, plus belle et douce encore. Un hiver qu'elle avait dû travailler dans la tourbe noire, la femme prend du mal et à force de toujours aller sans trève ni repos, par la pluie et la neige, un soir elle s'allonge et elle meurt.

Passent les jours, revient l'hiver, au printemps le veuf se remarie avec une femme, veuve aussi, noire comme un tison, mais ayant maison et prairie à elle ; elle a une fille aussi, noire pareil. Trois jours n'ont pas passé que le père s'en va faire du bois et la marâtre commence à fouetter la petite fille, à coups de genêt. Puis elle l'envoie garder les moutons, loin au bas du bois, dans les prairies froides, sans lui donner rien à manger, mais à filer sept fuseaux de fil pour le soir.

Tous les jours, elle part jambes nues dans l'herbe mouillée. Elle doit remplir sa buie au puits qui est au bord du bois et la rapporter pleine après avoir filé ses sept fuseaux. L'eau est très loin, très claire au fond du puits, comme une eau de source : on n'y voit pas son reflet tant elle est claire et pourtant elle est loin, la buie pèse lourd au bout de la corde de chanvre. C'est une eau qui a goût de cuivre et qui est connue pour la force et la santé : ce qui doit être, en vérité, car, à ne manger qu'un peu de pain noir et des herbes sauvages, la petite fille est restée solide.

Passe l'automne, revient l'hiver, les moutons restent moins longtemps dehors mais, elle, toujours elle doit aller chercher de l'eau, toujours filer ses sept fuseaux, et sans rien sur elle pour la protéger. Une fois, son père a levé la voix, une fois il s'est mis en colère mais la femme sait lui mener la vie dure, alors, il part au bois, il reste dans une cabane de fougère qu'il a et il s'en va voir les sabotiers qui savent des chansons.

Le matin, dans le brouillard, quand elle part avec ses moutons, elle voit la femme noire, comme une fourmi cabossée, qui la suit du regard et la menace. Jamais elle n'arrive à filer assez, le froid durcit ses doigts et ses engelures s'ouvrent.

Un jour qu'il a neigé, les moutons restent dans la crèche et la fille noire s'occupe avec sa mère à faire des crêpes pour la Chandeleur. Elle se glisse près du feu, la fille noire la griffe et crie qu'elle a trempé son doigt dans la pâte. On la jette dehors, avec sa buie à remplir et son fil à filer. Alors, elle s'assied sur le bord du puits et pleure. Le sang de ses doigts coule sur le fil, coule sur la neige, quand elle voit que son fil est rouge, mieux vaudrait être morte, dit-elle, et son fuseau tombe au fond du puits. Elle se penche pour le rattraper et tombe.

Mais l'eau est transparente comme l'air, légère comme un nuage et elle voit devant elle son fuseau qui descend doucement, avec le fil qui flotte, rouge d'abord, blanc après, toute une longueur de fil qui se déroule, et quand elle a fini de tomber, elle est sur une prairie, la même qu'en haut, mais les pommiers sont en fleur, il fait doux. Elle ramasse son fuseau et tout en enroulant son fil, elle marche sur les fleurs qui la portent, des fleurs de berce mousseuses comme sont les fleurs de berce, avec leur odeur de linge ou de lait frais, en sorte qu'elle a l'impression d'être un tout petit enfant qui rêve qu'il s'envole à l'instant de s'endormir. Et là, au fond des fleurs, elle voit une maison basse qui flotte vers l'endroit où serait la sienne, celle de sa marâtre, et elle y va pourtant sans peur, voletant sur les fleurs avec une petite musique qui la suit, comme un chuchotement, une chanson de luge qui passerait dans la neige : Joue sur joue…

Et puis, quand la musique s'arrête, elle est devant une porte ouverte et il y a une groac'h, debout, là, dans l'embrasure de porte, une vieille fée qui la regarde. Et la vieille fée, elle est comme le bois de sa porte, du bois flotté, blanchi, ridé, qui a pu voyager des siècles avant d'arriver là, et elle a ses petits yeux qui brillent, son petit nez rond, et des dents de morse qui descendent sur son cou. On pourrait croire qu'elle est laide, mais elle est belle comme un gros phoque, elle est bonne et ronde, et elle fait une lumière dans la neige qui entre par ses fenêtres, elle fait une lumière de cuivre dans la neige qui la soulève au milieu de ses rideaux pleins de flocons. C'est un soulagement d'entrer et de s'asseoir sur ces coussins qui bougent. On ferme les croisées, on boit du lait au miel et les galettes sont des vraies galettes de Chandeleur, sucrées, pas des crêpes noires.

« Laisse-moi ce fuseau », dit la fée, et elle le jette au fond d'une maie pleine de plumes.

« Guéris-moi ces doigts », et elle les plonge dans un onguent qui les rend doux comme avant.

« Oublie ces pillous », et ses habits sont à ses pieds comme une serpillière, une robe lui vient aussi légère et ajustée qu'un plumage sur un ramier.

« Dors », et elle dort.

« Réveille-toi », et elle se réveille.

« Tu vas m'aider à faire neiger et tenir ma maison rangée, sans ces plumes de neige qui volent partout, il suffit de jouer, si tu n'as plus le cœur léger, je te chanterai la légende. »

Et elle fait neiger sur les mondes, passent les mois, passent les années, il fait bon jouer, secouer les housses contre le dormant des fenêtres et voir tomber les plumes sur les villages, jouer çà ou là et se poser sur le dos des collines ; mais un jour vient qu'un souffle soulève les plumes, et le fuseau noir, elle le voit dans la maie ; alors elle se souvient du monde et il lui vient désir de le revoir.

« Mais pourquoi ça ? Pourquoi partir ? Aller vers ton malheur ? Reste avec moi, ma joie, reste avec moi. »

Mais elle n'a plus le cœur léger, même écouter chanter la légende lui laisse un poids au cœur et elle pense à partir.

« Va, descends dans le temps, va où le temps te guette, petit cœur rouge, je ne te retiens pas, mais attends le don qui te gardera. »

La fée lui a glissé dans la main une pierre ovale, toute claire, comme une pierre de lune : « Demande-lui ce que tu veux et tu l'obtiendras, sache demander, sache avoir justice, ton cœur soit ce qu'il est. »

Elle a pris le fuseau, le fil enroulé, et elle est revenue sur la terre, chez son père, chez sa marâtre. Elle a franchi le seuil : ils ne l'ont pas reconnue — elle est si belle en robe de plumage, avec ses cheveux blonds qui brillent au soleil dans l'embrasure. L'autre, la fille noire, c'est comme une corneille à côté, une corneille maigre, mais qui a bien vingt ans passés maintenant, et la marâtre, elle a vieilli aussi, elle est velue comme une vieille mûre, le père, à force de s'affaisser, c'est à une nèfle qu'il ressemble. Elle met un baiser sur sa joue molle et elle pleure, mais à quoi bon, elle aussi elle a maintenant vingt ans passés, l'âge de sa mère autant dire, et que faire ? Son père, on a beau dire, il est heureux de la revoir, la marâtre aussi, elle est contente, car on n'a pas été sans faire des questions sur la disparition de sa belle-fille et sa réputation en a souffert, ce qui a fait tort à sa fille, et la marier n'était déjà pas si facile. Comme la pierre fée lui donnait tout ce qu'elle demandait, et comme elle demandait tout ce qui plaisait aux autres, elle était bien vue, même de sa marâtre, et sa vie était presque heureuse. Elle avait changé la masure en château d'or et de cristal avec pont-levis et jardin d'herbes fines ; elle avait fait venir des musiciens qui jouaient du violon d'argent et tous les soirs les sabotiers du bois venaient chanter ; il y avait des danses et les jeunes gens qui venaient voulaient tous l'épouser.

Mais aucun d'eux jamais ne voulait épouser la fille noire, et, d'heure en heure, malgré l'or, le cristal et toutes les parures, sa jalousie allait brûlant plus fort. Un jour qu'elle avait volé la pierre fée pour essayer d'en obtenir une robe de velours et qu'elle trépignait de fureur puisque la pierre ne donnait rien — « Et moi aussi, dit-elle, j'en aurai des pierres fées » — et de jeter la pierre dans l'âtre, et de courir, levant ses jupes, se jeter dans le puits.

Tomber, ce n'est pas si facile quand on a le vertige, mais elle tombe, elle tombe ; trouver là en bas toutes ces fleurs blanches, à l'odeur si douce, quand on a déjà mal au cœur, c'est très difficile, c'est affreux, mais va puisqu'il faut aller, et elle marche, elle marche ; la vieille aux dents de morse, ce monstre, dans sa maison de plumes qui bougent partout, c'est un cauchemar, mais puisqu'il faut ranger pour avoir la pierre fée, alors, dit la fille noire, je range, vieille sorcière, je range, vieille plumière, vieille chansonnière, vieille cracheuse de neige, vieille pisseuse de grêle, vieille empluvieuse, vieille embêteuse, vieille empoisonneuse. Et à tant faire que de cracher, que de pester… « Va, descends dans le temps, je ne te retiens pas, va où le temps te guette, petit cœur noir. Mais attends le don qui te gardera. »

La groac'h lui a glissé dans la main un charbon gravé d'une figure rousse. « Demande-lui ce que tu veux et tu l'obtiendras, sache demander, sache avoir justice, ton cœur soit ce qu'il est. »

Elle a roulé hors du puits, elle a sauté du seuil à l'âtre et chassé les chats : « Le plus grand prince du monde soit ici et me demande. » Un prince noir à sabots de bouc a sauté sur la pierre de l'âtre et l'a prise par la main : « Je te demande, je te prends. » Ils ont disparu, le château d'or a fondu, la marâtre courait à les suivre, les sabotiers de la forêt chantaient toujours. « J'ai plaisir à être avec eux dans leurs maisons de fougère », a dit le père. « Et moi je m'en retourne à la maison des neiges », a dit la jeune fille et elle est partie vers le puits. Quand on entend une voix plus claire dans la neige, c'est qu'elle chante. Si vous comprenez ses paroles, vous saurez la légende des mondes, mais il faut savoir écouter en silence, aimer se taire et se faire l'oreille fine.

 

Texte publié dans La Douce vie des fées des eaux (Babel/Actes Sud).

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ROBIN ET LES FÉES

 

Et, là, voilà ce que j'ai fait ce matin. Traduire Le Songe d'une nuit d'été en partant du Folio. C'est comme pour Luzel, ça change tout.

Ah ! le texte brut, l'archive, le papier non prévu, l'édition primitive avec ses fautes ! Même Shakespeare peut servir à sortir de la littérature. Mais c'est une obsession ! Et pourquoi en sortir ? Pour inventer ses propres règles, pour ne pas tomber dans la fonction d'auteur, les prix littéraires, les salons, la littérature à l'estomac. Traduire, c'est écrire, faire une édition universitaire d'un folkloriste oublié, c'est écrire, si l'on s'y engage complètement. L'idéal, c'est l'écriture engagée, complètement dégagée de la littérature.

 

 

Le Songe d'une nuit d'été, début de l'acte II.

 

ROBIN.

    Esprit des bois, où allez-vous ainsi ?

 

LA FÉE.

    Sur les hauteurs, sur les vallons,

    Par les taillis, par les bruyères,

    Sur les jardins, sur les buissons,

    Par l'eau qui court, par le feu clair,

    J'erre en tous lieux, vive, à la brune,

    Plus leste qu'un rayon de lune.

    Pour servir la reine des fées

    J'orne ses cercles de rosée,

    La livrée d'or des primevères

    Qui sont sa garde, droite et fière

    A des rubis, présents des fées

    Où leurs senteurs sont enfermées.

    Je dois cueillir la rosée claire,

    Perle à offrir aux primevères.

    Adieu, esprit rustaud, je dois partir.

    La reine et tous ses elfes vont venir.

 

ROBIN.

    Le roi, ce soir, vient s'éjouir en ces lieux,

    Ta reine ferait mieux de fuir ses yeux

    Car Obéron enrage, est en fureur

    Qu'elle ait choisi pour page serviteur

    Un changelin, fils d'un roi du Bengale,

    Qui lui paraît d'un charme sans égal.

    Le jaloux Obéron voudrait ce page

    Pour écuyer courant les bois sauvages,

    Mais elle, retenant l'enfant qu'elle aime,

    Le noie de fleurs, en fait sa joie suprême.

    Aussi, où qu'ils se voient — aux bois, aux prés,

    Au clair de l'eau ou du ciel constellé,

    Ils s'injurient, et leurs elfes, tremblants,

    Se cachent dans les cupules des glands.

 

LA FÉE.

    Soit je confonds votre allure et vos gestes,

    Soit vous êtes l'esprit espiègle et leste,

    Dit Robin Bon Garçon, qui cherche noise

    Effarouche les jeunes villageoises,

    Fait écrémer le lait ou moudre en vain,

    Malgré peine et sueur, la meule à grains,

    Fait baratter pour rien la ménagère,

    Sait empêcher de fermenter la bière,

    égare ceux qui errent dans la nuit,

    Rit de leur peur, les presse et les poursuit,

    Mais pour ceux qui vous nomment d'autres noms,

    Comme Hobgoblin, doux Puck, vous êtes bon,

    Vous travaillez pour eux, leur portez chance.

    Êtes-vous bien celui auquel je pense ?

 

ROBIN.

    Je suis l'esprit des nuits, le gai luron

    Qui fait sourire et distrait Obéron

    Quand je hennis en jeune haquenée

    Enflammant le roussin pour le berner,

    Ou bien, en pomme cuite amère,

    Plongée dans la bolée d'une commère,

    Quand elle boit, je vais cogner ses dents 

    Et la bière noie ses fanons pendants.

    Une dondon radotant, morne et sage

    Me prend pour escabeau : je me dégage

    Et la voilà qui, tombée sur les fesses,

    Crie : « Ma lune ! », suffoque et c'est la liesse,

    Chacun se tient les côtes, hurle et jure

    Qu'on n'a jamais tant ri d'une aventure.

    Mais pars, LA FÉE : Obéron est ici.

 

LA FÉE.

    Fâcheux hasard ! — Et ma maîtresse aussi.

 

Texte inédit, à paraître aux Solitaires intempestifs.

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