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Pierre-Henry Frangne. Qu'est-ce qu'un sujet âgé ?

Pierre-Henry Frangne est maître de conférences en philosophie de l'art à l'université de Rennes 2 Haute Bretagne (UFR Arts, Lettres et Communication). Il a notamment fait paraître La Négation à l'œuvre. La philosophie symboliste de l'art (1860-1905), coll. Aesthetica, Presses Universitaires de Rennes, 2005 ; Alpinisme et photographie (1860-1940), (avec M. Jullien et P. Poncet), L'Amateur, 2006 ; les éditions critiques de deux utopies baroques : Charles Sorel, La Description de l'île de Portraiture (1659), L'Insulaire, 2006 ; et Francis Godwin, L'Homme dans la Lune (1638), L'Insulaire, 2007. Il est membre du comité de bio-éthique de Rennes.

© Pierre-Henry Frangne.

Mis en ligne le 20 mai 2007.

Ce texte est une conférence faite au 8ème congrès médical de gériatrie Rennes-Brest, des 19 et 20 décembre 2005, à Dinard. Les organisateurs souhaitaient un éclairage philosophique de la question.


Qu'est-ce qu'un sujet âgé ?

1. De la nature de la question à sa reformulation

Vous savez que la pensée philosophique est proprement paradoxale, c'est-à-dire tout entière tournée contre les opinions et les préjugés. Cela l'amène à une pratique de l'ironie critique dont la personne de Socrate est, pour nous encore aujourd'hui, l'emblème et l'origine, ce qui signifie qu'il en est à la fois, le commencement et le commandement (l'archè). Si Socrate embarrasse les autres comme il le dit dans un célèbre passage du Ménon, c'est qu'il est « lui-même dans un extrême embarras[1] » ; c'est qu'il a la capacité de ramener les évidences à leur étrangeté véritable ou qu'inversement il ramène les impasses ou les apories à des idées simples et contrôlables. Conformément à cette tradition, j'interrogerai d'abord la question qui m'a été soumise, et, comme Socrate face aux questions de ses interlocuteurs toujours trop pressés de posséder une réponse, j'opposerai une certaine patience (celle de la méthode et du concept) qui est la première vertu philosophique puisque la philosophie est, Montaigne le rappelle en très nombreuses pages des Essais, profondément sceptique (skepsis, la recherche) et épechiste (épochè, le doute).

Non certes sans une certaine irrévérence ironique mais, comme chez Socrate, toujours amicale, je dirais que la question « Qu'est-ce qu'un sujet âgé ? » est à la fois bien et mal posée. Elle est bien posée dans la mesure où « est » prend la forme grecque ti esti, qu'est-ce que c'est ?, qui est la question de l'identité d'une chose, de sa nature profonde, de son essence et de son idée qui fait qu'elle est bien ce qu'elle est. La question de la définition est bien une question philosophique et sans aucun doute la plus importante parce qu'elle permet de découvrir un principe, une identité, derrière la multiplicité ou le moutonnement des individus sensibles tous différents.

Si la question est bien posée dans sa forme, elle l'est cependant beaucoup moins dans le contenu qu'elle pose implicitement. Et d'abord dans le fait qu'elle parle d'un sujet. La notion n'est pas claire et son ambiguïté va nous amener à la réfuter et à lui substituer la notion (beaucoup mieux faite) de personne. L'idée de sujet en effet, renvoie à deux choses contradictoires. D'une part, le sujet est d'abord assujetti à ses maîtres. Que le maître soit le dominus (le maître et ses serviteurs, le roi et ses sujets) ou le magister (le maître et ses élèves), il a toujours des sujets qui sont des patients étant à la fois passifs et dépendants. On voit ainsi pourquoi les médecins qui ont professionnellement des patients malades, affaiblis et objets de leurs analyses ou de leur pratique parlent assez naturellement et involontairement de sujet. D'autre part, la notion de sujet renvoie à un sens inverse, actif cette fois-ci, qui fait que les hommes ne sont pas essentiellement sujets dans un relation de dépendance, mais sujets porteurs de la liberté de décider, d'être les auteurs, les maîtres ou les responsables de leur action. Le sujet est ici porteur de droit ; droit d'exiger (le droit à) et droit de faire ce qui est permis (le droit de). On voit d'ailleurs que dans cette conception active du sujet de droit, on peut discerner une part purement active (droit à) et une part qui contient une certaine passivité puisque celui qui à le droit de (de faire ceci ou cela) entre dans un système de permissions qui le dépasse et le contraint.

Ces ambiguïtés nous amènent ainsi à refuser la notion de sujet d'autant plus qu'elle présuppose souterrainement une seconde idée qui me paraît inadéquate. L'idée de sujet en effet, est corrélée à l'autre idée selon laquelle il y aurait une identité fondamentale du sujet sur laquelle viendraient se greffer des propriétés pouvant apparaître ou disparaître sans le modifier profondément. Qu'est-ce qu'un sujet ici ? Ce que la philosophie appelle une substance, un substrat intangible comme une chose gagnant ou perdant des déterminations. La vieillesse serait ainsi une propriété de ce genre que l'on gagne en vivant, c'est-à-dire en vieillissant, et que l'on perd en mourrant. Dans cette perspective, le sujet se tiendrait immobile derrière ses différentes modalités. Cette conception est embarrassante : elle amoindrit considérablement l'espace qui sépare l'homme de la chose, car le sujet (même s'il est pensant) existe isolément, en soi, sous la forme d'un principe immuable et solide. Bref, la catégorie de sujet est réifiante.

Il faut donc lui substituer la notion de personne et parler de personne âgée. Qu'est-ce qu'une personne ? On peut risquer, pour répondre, trois remarques. a) Non une entité pensante qui existerait isolément c'est-à-dire individuellement ou « atomistiquement », mais un élément n'ayant aucun sens sans le réseau de relations sociales qui le constitue. Il n'y a pas de personne sans une communauté, sans autrui et sans réciprocité. b) À cette nature dialogique de la personne et de sa communauté s'ajoute sa nature historique. La personne n'est pas comme une chose parce qu'elle se constitue, s'institue, se crée dans le temps. Elle est donc en devenir et en changement. c) En conséquence, la personne qui est éduquée de telle manière qu'elle devienne capable de se faire elle-même et d'exister dans ses propres actes, acquiert une dignité et une valeur incomparable à celle des choses dans le fait même de la liberté. Cette liberté, Sartre l'appelle une liberté pro-jetante afin d'indiquer qu'elle est un toujours outre-dépassement de soi. La présence d'une personne implique une densité que chacun constate. Paradoxalement, cette densité intimidante vient de son évanescence ou de sa labilité mêmes, de son indétermination ou du processus par lequel elle se déborde toujours elle-même et que Sartre appelle un néant ou, mieux, une puissance de néantisation. C'est la raison pour laquelle on fait violence à la personne en la fixant dans un jugement et même dans un regard : dans la vision extérieure se produit comme une sédimentation des possibles.

Au terme de ce premier moment de ma réflexion on peut reformuler la question de départ. La question « Qu'est-ce qu'un sujet âgé ? » doit s'entendre comme « Qu'est-ce qu'une personne âgée ? », c'est-à-dire plus précisément : « L'âge transforme t-il la personne justement en sujet, en un être qui perd ses qualités et qui ne serait plus (ou moins) porteur de cette socialité, de cette dignité et de cette historicité dont j'ai parlé. Le grand âge empêcherait-il la personne de vivre dans une liberté projetante ? Le grand âge lui arracherait-il complètement le sens du futur ou l'enfermerait-il dans l'horizon entièrement clos par la négativité du sentiment de la déréliction et de la destruction ? Dit plus simplement encore : le grand âge est-il seulement le moment de la pure crainte ou de la pure angoisse ? Non pas seulement de la peur car la peur a un objet (on a peur de quelque chose) et elle vient à tout âge ; mais de la frayeur pure de la mort qui est « le maître absolu » selon l'expression de Hegel, et qui fait de nous des sujets absolument assujettis qui « tremblent et vacillent dans les profondeurs d'eux-mêmes[2] ».

On voit, pour finir cette reformulation de la question, combien même la notion de personne âgée ou très âgée, contient encore quelque chose d'illusoire ; et qu'à l'euphémisme « âgé », il faut substituer l'adjectif qui nous met réellement face à la question que j'ai posée, et qui est l'adjectif « vieux ». Qu'est-ce que la vieillesse alors ?

2. Qu'est-ce que la vieillesse ?

La philosophie a beaucoup médité sur la mort. Elle a peu pensé la vieillesse. Pourquoi ? Parce que la tradition philosophique et, plus largement, culturelle, considère la mort ou comme un néant ou comme un passage : soit elle est conçue comme indifférente ou comme un rien (stoïcisme et épicurisme), soit elle est pensée comme une victoire de l'âme sur le corps ou le sensible. Dans l'ensemble des grandes philosophies préoccupées par le salut éternel (christianisme) ou par l'accès à l'immutabilité du vrai (platonisme), la mort est certes un événement important et inquiétant, mais cet événement n'est pas essentiel en regard de l'éternité. Si philosopher c'est apprendre à mourir, c'est essentiellement dans le sens d'une conquête du vrai, du bien, de l'éternel et du sens total du réel auquel nous appartenons. La mort est ainsi toujours reprise dans un système de significations ou de justifications (de rachat ou de rémunération, si l'on peut dire, comme c'est exactement le cas pour la douleur[3]) qui tend à lui enlever, non pas sa négation, mais sa négativité. Par négativité j'entends une certaine puissance « d'effritement », une continuité et un approfondissement de la négation de la vie même de l'individu. Or cet effritement est l'expérience même de la vieillesse qui, d'une certaine manière, est l'expérience même de la mort, de notre être-pour-la-mort comme dirait Heidegger. Vieillir, souffrir, c'est mourir ; c'est expérimenter la mort dont le stoïcisme ou l'épicurisme nous disait qu'on ne pouvait pas le faire parce que, quand on est vivant, la mort n'est pas, et, quand la mort est là, on n'est plus. Contrairement à cet adage, la mort n'est donc pas au bout de la vie et sa limite extérieure ; elle est dans la vie même, comme ce qui la scinde et la dissout de façon tout intérieure. C'est ce qui fait dire à Heidegger, que « dès que l'on est né on est assez vieux pour mourir », ou à Hegel que l'expérience du désir est celle du manque et du néant qui habitent en nous, ou que la naissance et l'éducation de ses enfants sont la vision, et même la production, de sa propre mort c'est-à-dire de sa disparition qui doit correspondre à ce moment où son enfant n'a plus besoin de nous. Être vieux, dans cette perspective, n'est que le quatrième moment du vieillissement qui est le processus même de la vie, le premier étant l'enfance riche de ses virtualités, le second celui de la jeunesse qui accomplit ses virtualités, le troisième est celui de la maturité où l'on passe de ses propres promesses à celles de ses enfants, la dernière étant celui de la vieillesse sans promesses et ni avenir.

Cette conception de la vieillesse comme la phase entièrement négative du vieillissement, comme une simple impasse, est traditionnelle. Nous la trouvons dans la peinture classique qui montre volontiers l'allégorie du temps sous les traits du vieillard pour indiquer un Cronos seulement dévorateur (voir Simon Vouet, Bronzino ou Tiepolo par exemple). Cette peinture dit aussi très souvent à celui (ou à celle) qui se laisse séduire par sa propre image dans le miroir ou par tous les plaisirs sensibles de la vie qu'il a sous les yeux (et que le peintre exhibe fastueusement), qu'il ne devrait y voir, s'il était lucide, qu'une tête de mort, c'est-à-dire le facies hippocratica de la mélancolie, de la précarité, de la vanité et de la dénéantise de l'homme. Cette peinture classique raffole de ces tableaux édifiants qui représentent les trois ou les quatre âges de la vie sous la forme de trois ou de quatre nus féminins, de celui de l'enfant bien en chair et en innocence à celui de la vieille femme décharnée et pénitente. Voyez les Quatre saisons de Nicolas Poussin au Louvre. Dernières peintures du peintre alors qu'il a 68 ans, alors qu'il est malade, alors qu'un tremblement affecte ses mains et qu'il va mourir un an après, en 1665. Quatre toiles (118 par 160) comme quatre mouvements d'une sonate bien close sur elle-même et sa propre circularité ; quatre saisons (printemps, été, automne, hiver) ; quatre textes bibliques (d'Adam et Ève au Paradis jusqu'au Déluge) ; quatre paysages (du plus fleuri et du plus idyllique au plus noir, monochrome et sombre) ; quatre âges de la vie de la naissance à la mort, comme il y a quatre points cardinaux, quatre moments du jour, quatre éléments dans le cosmos, quatre tempéraments dans l'esprit de l'homme et quatre humeurs dans son corps comme nous l'a appris Hippocrate : le sang humide et chaud s'apparentant à l'air et à la jeunesse du matin ; la bile jaune, sèche s'apparentant au feu, au midi et à la maturité virile ; la bile noire liée à la terre, à l'automne et au soir ; la lymphe, humide et froide comme l'eau, liée à l'hiver, au soir et à la vieillesse. Il y a bien dans ces images que je ne fais qu'évoquer rapidement tant elles sont célèbres, l'idée de continuité de la vie de l'homme, de son rythme en harmonie avec celui du monde, de sa nécessaire déréliction et donc, au moment de la vieillesse, de son naufrage dont il n'est pas sûr, chez Poussin, qu'il soit racheté ensuite par une félicité éternelle sinon celle de la postérité humaine (trop humaine) du peintre. L'extrême vieillesse (cinquante ans à la Renaissance, soixante ans au XVIIe siècle, quatre-vingts ou plus aujourd'hui) est le moment d'une dépossession de soi radicale, sans épanouissement, sans bourgeon, sans promesse. Elle est le moment de la laideur que l'art ne saurait plus transfigurer ou embellir ; elle est aussi le moment de la laideur morale et de la punition qui nous effraie chez Poussin mais qui nous faire rire (d'un rire inquiet quand même) dans le spectacle du bien nommé Géronte au sein du théâtre de Molière.

Il y a un auteur qui a peint la vieillesse et qui n'a cessé de faire son autoportrait en vieux à partir de quarante ans jusqu'à sa mort à cinquante-neuf, c'est Michel de Montaigne dans les Essais : « Outre ce que cette peinture morte et muette dérobera à mon être naturel, elle ne se rapporte pas à mon meilleur état, mais beaucoup déchu de ma première vigueur et allégresse, tirant sur le flétri et rance. Je suis sur le fond du vaisseau qui sent tantôt le bas et la lie. » On trouve ainsi chez lui cette phénoménologie de la vieillesse qui permet d'en déterminer les propriétés essentielles. Soit le texte suivant au début des Essais :

Voyons à ces mutations et déclinaisons ordinaires que nous souffrons, comme nature nous dérobe le goût de notre perte et empirement. Que reste-t-il au vieillard de la vigueur de sa jeunesse, et de sa vie passée ? […] Qui y tomberait tout à coup, je ne crois pas que nous fussions capables de porter un tel changement. Mais, conduits par sa main, d'une douce pente et comme insensible, peu à peu, de degré en degré, elle nous roule dans ce misérable état et nous y apprivoise : si que nous ne sentons aucune secousse, quand la jeunesse meurt en nous, qui est en essence et en vérité une mort plus dure que n'est la mort entière d'une vie languissante, et que n'est la mort de la vieillesse. D'autant que le saut n'est pas si lourd du mal-être au non-être, comme il est d'un être doux et fleurissant à un être pénible et douloureux. Le corps, courbé et plié, a moins de force à soutenir un faix ; aussi à notre âme : il la faut dresser et élever contre l'effort de cet adversaire[4].

Et puis au livre II :

Il y a tant de sortes de défauts en la vieillesse, tant d'impuissance ; elle est si propre au mépris, que le meilleur acquest [profit] qu'elle puisse faire, c'est l'affection et amour des siens : le commandement et la crainte ne sont plus ses armes[5].

Enfin au livre III :

La vieillesse nous attache plus de rides en l'esprit qu'au visage ; et ne se voit point d'âmes, ou fort rares, qui en vieillissant ne sentent à l'aigre et au moisi. L'homme marche entier vers son croît et son décroît[6].

Dégageons au moins six idées.

Première idée : notre vie, comme le monde, est « une branloire pérenne[7] », il n'y a que de la mutation et il n'y a pas d'être immuable derrière cette mobilité incessante. Il y a certes un moi qui se dit, mais ce moi est « merveilleusement vain, divers et ondoyant », dispersé.

Deuxième idée : nous sommes alors condamnés à « l'inconstance, l'irrésolution, l'incertitude », bref à l'essai, aux essais plutôt, d'une part au sens de tentative imparfaite approximative et d'autre part au sens d'examen (exagium) attentif et sceptique des choses et des opinions se mouvant.

Troisième idée : examinons ce que c'est que vieillir. Vieillir c'est mourir puisque « la mort se mêle et se confond partout à notre vie : le déclin devance son heure et s'ingère au cours de notre avancement même ».

Quatrième idée : la vieillesse est donc déclinaison, empirement et décrépitude physiques ; elle est la marche et l'accomplissement de notre caducité ; « C'est une puissante maladie, dit Montaigne, qui se coule naturellement et imperceptiblement. » Mais cet affaiblissement ou cette diminution est aussi mental. Puisque l'esprit est aussi vulnérable que le corps, la vieillesse engendre « le pire état de l'homme » : « C'est, précise-t-il, quand il perd la connaissance et le gouvernement de soi. » La vieillesse produit la folie, la même que Montaigne a vue sur le visage du Tasse dans une prison de Ferrare lors de son voyage en Italie.

Cinquième idée : la diminution des forces aboutit donc à une déchéance parce que la vieillesse produit une aliénation, un devenir autre : « Ce que je serai dorénavant, ce ne sera plus qu'un demi-être, ce ne sera plus moi. Je m'échappe tous les jours, et me dérobe à moi. » Le grand risque de la vieillesse est ainsi la destruction de la personnalité et du principe de la personne maîtresse d'elle-même. Or, dans de nombreux textes, Montaigne précise que cette maîtrise est rendue possible par la mémoire qui n'est pas une des facultés de l'âme mais la condition de « toutes ses fonctions » et donc la condition de sa propre identité. Perdre la mémoire, perdre « la rétention » comme dit Montaigne, c'est se perdre tout entier et s'abîmer dans un état de dépendance absolue vis-à-vis d'autrui auquel Montaigne s'adresse : « Je soutiens tant que je puis. Mais je ne sais où la vieillesse me mènera moi-même. À toutes aventures, je suis content qu'on sache d'où je serais tombé[8]. » Mais la mémoire dont l'ensemble des Essais porte l'exigence ne va jamais sans un certain oubli qui n'est pas tant son défaut que sa condition. Pour se souvenir et faire un avec les événements passés, il a fallu en effet choisir et rejeter ; il a fallu une « heureuse oubliance » sous peine de périr étouffé sous l'infinité des rappels du passé. Sans cet oubli, le vieillard est comme sera le saint Antoine de Flaubert ou le poète de Baudelaire fatigués et hallucinés par le poids terrible du passé, et des morts qu'il contient (le Spleen LXXI des Fleurs du mal commence par « J'ai plus de souvenir que si j'avais mille ans./ Un gros meuble à tiroirs encombrés de bilans[9] […] »). Sans cet oubli les Essais de Montaigne ne seraient qu'un livre « d'excréments d'un vieil esprit, dur tantôt, tantôt lâche et toujours indigeste ».

La sixième et dernière idée est cependant que la décadence, la déchéance et la dépendance auxquelles nous condamne la vieillesse sont certes irrémissibles, mais elles contiennent quelque chose de positif. Non désirable, la vieillesse contient pourtant quelque chose d'estimable. Dans les textes lus plus haut, on peut repérer au moins trois éléments : d'abord, le fait que le parcours de la vie a pu susciter « l'affection et l'amour des siens » et, qu'à l'opposé du Géronte moliéresque, le vieux reçoive de son entourage ce qu'il a précédemment donné, planté et transmis ; ensuite, le fait que le vieux a de l'autorité autrement que par la crainte et le commandement. Ce qui signifie qu'il a une douceur permise par l'amoindrissement de ses forces mais qui engage une autre relation à autrui faite de compréhension et non de compétition. Enfin, la vieillesse rend possible cette réflexivité admirable qui parcourt les Essais ainsi que cette adresse aux générations futures qui semblent être l'apanage du grand âge comme étant celui qui apprend aux autres : « Qui apprendrait aux hommes à mourir, leur apprendrait à vivre[10]. » Cette formule merveilleuse retourne l'adage platonicien en retournant justement le moment de la mort sur le processus entier de la vie de manière à montrer que la mort est dans la vie, que nous devons nous y préparer, l'apprivoiser, nous y exercer, et, qu'enfin, cet exercice n'est rien d'autre que ce que nous créons chaque jour dans l'activité et le plaisir réfléchi de nos relations avec les autres et avec nous-même.

Il y a donc une sagesse et une vertu de la vieillesse, une puissance de l'impuissance, une force de la faiblesse.

3. Y a-t-il une vertu de vieillesse ?

Platon, dans la République, affirme que l'on ne peut devenir philosophe et gouverneur de la cité qu'à cinquante ans. Il indique ainsi un autre lieu commun de notre culture sur lequel il ne s'agit pas d'insister autrement que pour dire que notre contemporanéité commence à y renoncer radicalement. Ce qui s'exprime dans la prescription platonicienne (et qui se voit aussi chez Montaigne), c'est une conception à la fois aristocratique et héroïque de la vieillesse. Le vieillard est sage et expérimenté ; il sait tirer les leçons de cette odyssée qui est le cours de sa vie au terme duquel il connaît soi, l'autre et le monde, à la fois sur un mode pratique et sur un mode théorique. Quand Ulysse revient en sa patrie, quand il boucle la boucle de son existence, quand il règle ses comptes, il revient à soi mais à un soi enrichi et devenu, auquel il a ôté l'immédiateté des passions et des envies de la jeunesse grâce aux épreuves, à l'expérience de la mort de ses amis et de la crainte de la sienne propre. Ulysse est désormais vieux et sa vieillesse, comme celle de tout homme, est une puissance lucide de conseil et de transmission qu'impliquent un détachement et un recul vis-à-vis du réel. À la fin de la République, au sein du récit mythique qui raconte le choix par les âmes d'une vie et d'une réincarnation futures, Platon raconte que la plupart des âmes choisissent dans la précipitation et la prévention, telle celle-là qui choisit une vie de tyran en s'apercevant, mais trop tard, que cette vie le conduit à dévorer son propre fils. À la fin, l'âme d'Ulysse choisit avec la patience philosophique dont je parlais au début, une petite âme « oubliée dans un coin », celle d'une vie tranquille de simple citoyen. Avant le combat avec la mort, avant l'agonie, la vieillesse qui « soulage l'âme d'Ulysse des ambitions par le souvenir de ses épreuves passées » comme dit Platon[11], est donc un moment d'apaisement qui libère la possibilité de la méditation et de la communication, laquelle n'est pas seulement la transmission d'un contenu de pensée mais l'acte d'instauration d'un monde commun c'est-à-dire humain. Or notre société perd cette vertu des anciens pour plusieurs raisons.

D'abord, parce qu'elle n'est plus une société traditionnelle adossée aux cultes des ancêtres et parce que notre patrimoine n'est plus cette éternité d'une communauté de héros toujours présents. Notre patrimoine est seulement l'objet d'une analyse historique portant, non sur une présence d'un au-delà transcendant, mais sur un ensemble de représentations passées, c'est-à-dire dépassées et mortes.

Ensuite, notre société est prométhéenne. Alors que Prométhée était chez les Grecs la figure négative du pouvoir exorbitant de l'homme l'amenant à la violence, elle est chez nous la figure positive de la liberté sans limite d'invention d'un monde qui ne possède d'autres bornes que celles que notre puissance technique lui donne. L'homme prométhéen est « un être d'enflure » comme dit Platon, soucieux de progrès, de performance, d'une jeunesse qui possède la vertu nietzschéenne d'augmenter, de déborder, d'accumuler et de démultiplier à l'infini. Le culte du sportif aujourd'hui, c'est-à-dire du « citius, altius, fortius » est le symbole d'une culture de la quantité, de la rationalité et de l'accroissement qui amoindrit considérablement la valeur du vieux rejeté dans le non performant et l'inutile.

Enfin, je crois que notre société démocratique et juridique impose des relations de plus en plus abstraites entre les hommes : ces relations sont faites d'échanges de droits et de devoirs de plus en plus calculés, et elles modifient, à l'intérieur des familles mêmes, les liens concrets et archaïques qui relient les hommes ou les générations. Depuis au moins cinquante ans, les jeunes et les vieux ont mis fin à leur cohabitation : les jeunes pour plus de liberté, les vieux pour le plus de liberté aussi que leur permet l'allongement de l'existence et l'accroissement de sa qualité. Chez les vieux cependant cette liberté possède un prix qui, passé l'étourdissement d'une retraite active et consumériste, est le manque affectif. Or tout le monde sait qu'un vieux se porte mieux quand il est au contact des enfants et des autres, quand le rétrécissement de la vieillesse abandonne la centration sur soi-même pour s'épanouir encore un peu.

Ces trois éléments historico-sociologiques vont dans le sens de cette gérontophobie qui habite notre société et dont Simone de Beauvoir a fait le diagnostic il y a plus de trente ans en disant que notre culture considère le vieillard non comme le semblable de l'adulte mais comme son autre étranger. Ces trois éléments entravent la pensée et la possibilité d'une vertu de sagesse accordée à la vieillesse pour ne conserver que la face négative de la crainte de la souffrance sans signification et de la fermeture du temps.

Or il me semble que la vieillesse oblige à une réorientation partielle de la temporalité et, en conséquence, à une réorientation générale du sens de l'existence vers la recherche d'un rapport plus qualitatif que quantitatif. C'est cette réorientation qui se trouve chez Montaigne et qui m'a fait prendre sa pensée pour boussole.

Tous les moments d'une vie, qui est humaine parce qu'elle se pense et se juge, prennent en considération les trois dimensions de la temporalité : le passé, le présent et l'avenir. Le passé sans lequel nous n'avons pas d'identité, le futur qui est le lieu de nos virtualités et de nos promesses à soi ou aux autres, le présent où nous nous efforçons, appuyés sur le passé et penchés sur l'avenir, de vivre dans l'actualité et dans l'actualisation de nos possibilités. À chaque étape de la vie, ces trois dimensions existent mais ne coexistent pas de la même manière : l'enfance est orientée vers le futur et constitue progressivement son propre passé par appropriation du passé de sa famille et de sa société. L'âge mûr est celui de l'équilibre entre le passé et le futur, le sien propre et celui de ses enfants. L'âge de la vieillesse semble au contraire celui du passé encombré et fatiguant à force de recollection. Il semble ainsi se priver de toute perspective d'avenir et devient, par là même, insupportable ou infernal au sens où Dante dit à celui qui entre dans les cercles de l'Enfer de La Divine comédie : « Toi qui entres ici, abandonne tout espoir. » Est-ce si sûr ?

Notons que, même à la fin ou à l'extrême fin, tout homme, quel que soit son âge d'ailleurs, laisse indéterminé le moment de sa mort et, qu'en conséquence, il laisse la place vacante à une série sans fin de minuscules événements nouveaux.

Notons aussi que si la vieillesse n'ouvre plus vers une félicité éternelle, elle ouvre aussi sur l'ouverture d'une transmission, d'un héritage qui est celui des biens, mais plus encore celui d'un exemple, d'une œuvre, d'un souvenir perpétuellement réactualisé et réarticulé au récit familial qui agence le récit que chaque homme fait de lui-même, qu'il s'appelle Michel de Montaigne ou vous et moi.

Notons enfin que la vieillesse qui ravive cette sensibilité et émotivité propre aux enfants, ravive du même coup ce que notre vie ordinaire intranquille nous fait souvent oublier : je veux parler du sens du présent que notre société historienne et techniciste voulant toujours se rassurer (et même s'assurer tout court) abandonne au profit de ce qui a été comme au profit de ce qui sera. Ceci veut dire que, si on est toujours assez vieux pour mourir, on est aussi et surtout toujours assez jeune (et cela même très vieux) pour jouir de l'instant présent, pour jouir de la présence même du présent, c'est-à-dire de l'existence même et de sa densité. Dans le Second Faust, Goethe écrit :

Alors l'esprit ne regarde ni en avant ni arrière. Le présent seul est notre bonheur.

De même Mallarmé écrit en 1895 au jeune homme déchiré par la conscience de la crise de la littérature et de la société, c'est-à-dire par « l'écart » ou le « suspens » qui brisent le temps :

Aussi garde-toi et sois là[12].

Ce que disent Goethe et Mallarmé, c'est que le présent est notre seul et véritable lieu et, qu'en conséquence, il faut être présent au présent, c'est-à-dire vivre « la santé du moment ». Être là n'est pas seulement un fait ; c'est aussi une exigence que l'épicurisme, un certain stoïcisme (et même la pensée moderne de Nietzsche) nous ont transmise depuis plus de deux millénaires. Comme l'a indiqué Pierre Hadot, qui est un grand connaisseur de la philosophie antique, le carpe diem d'Horace n'est pas un conseil de jouisseur : « C'est la prise de conscience de l'imminence de la mort, de l'unicité de la vie, de l'unicité de l'instant[13]. »

Je crois donc que, dans la déréliction la plus totale, sous l'haleine même de la mort, quand il n'y a plus rien d'autre à vivre que la simple présence de l'autre et de la nôtre auprès de la sienne dans la douceur de l'instant présent, il y a toujours la place d'un moment vécu dans une sorte de gratitude réciproque. Si un vieillard dit, comme le rapporte Horace ou Sénèque « j'ai vécu », « j'ai eu ce que je devais avoir », il est pleinement heureux et il est sans inquiétude parce que ce qu'il vivra tout à l'heure ou demain, il le recevra comme quelque chose d'inespéré qui est bien le plaisir d'exister dans l'instant.

À notre époque où la présence de Dieu ou de l'Absolu s'est définitivement retirée, il faut la remplacer par la seule présence qui vaille et qui n'existe que dans la plus profonde immanence : c'est la présence de l'autre à moi et de moi à l'autre dans le seul présent qui est l'unique véritable point de contact. Voilà pourquoi Montaigne peut dire :

Prenons, surtout les vieillards, prenons le premier temps opportun qui nous vient. […] À mesure que la possession du vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde et plus pleine.

Pierre-Henry Frangne

 

Éléments bibliographiques

Nadine Bernard, « L'ancienneté chez les Anciens », Revue L'Histoire, juin 2005.

Simone de Beauvoir, La Vieillesse, Gallimard, 1970.

Pierre Hadot, Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, Le Livre de Poche, 1997.

Marc Aurèle, Pensée pour soi-même.

Georges Minois, Histoire de la vieillesse, 1987, Fayard.

Montaigne, Essais.

Jérôme Porée, Il y a tant de défauts en la vieillesse, tant d'impuissance, Pleins-feux, 2005.

Sénèque, Lettres à Lucilius.



[1] Ménon, 80 a.

[2] Hegel, Phénoménologie de l'esprit, trad. Jean Hyppolite, Aubier, 1941, t. 1, p. 164.

[3] « Pourquoi souffrir ? L'homme, le plus vaillant, le plus apte à la souffrance de tous les animaux, ne rejette pas la souffrance en soi : il la cherche même, pourvu qu'on lui montre la raison d'être, le pourquoi de cette souffrance. Le non-sens de la douleur, et non la douleur elle-même est la malédiction qui a jusqu'à présent pesé sur l'humanité, — or l'idéal ascétique lui donnait un sens ! » La Généalogie de la morale, Gallimard, 1964, p. 245.

[4] Les Essais, édition Villey, PUF, livre I, chapitre 20, pp. 90-91.

[5] Les Essais, 1965, livre II, chapitre 8, p. 393.

[6] Les Essais, livre III, chapitre 2, p. 817.

[7] Les Essais, livre III, chapitre 2, p. 804.

[8] Ibid. p. 817.

[9] Baudelaire, Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1975, t. 1, p. 73.

[10] Les Essais, Livre I, 20, p. 90.

[11] La République, 619 e.

[12] « L'action restreinte », Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1945, p. 372.

[13] Pierre Hadot, « Le présent seul est notre bonheur », in Diogène, n° 133, p. 67.

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