Pierre-Henry Frangne. Penser la petitesse.
Pierre-Henry Frangne est maître de conférences en philosophie de l'art à l'université de Rennes 2 Haute Bretagne (UFR Arts, Lettres et Communication). Il a notamment fait paraître La Négation à l'œuvre. La philosophie symboliste de l'art (1860-1905), coll. Aesthetica, Presses Universitaires de Rennes, 2005 ; Alpinisme et photographie (1860-1940), (avec M. Jullien et P. Poncet), L'Amateur, 2006 ; les éditions critiques de deux utopies baroques : Charles Sorel, La Description de l'île de Portraiture (1659), L'Insulaire, 2006 ; et Francis Godwin, L'Homme dans la Lune (1638), L'Insulaire, 2007. Il est membre du comité de bio-éthique de Rennes.
© Pierre-Henry Frangne.
Mis en ligne le 20 mai 2007.
Ce texte est une conférence
dite à la journée d'études médicales sur les chondrodysplasies, au Centre
Hospitalier Universitaire de Rennes, le 3 février 2006.
Penser la petitesse, ou le regard de Gulliver
L'homme de petite taille et la petitesse de l'homme
Mon projet est de tenter de dégager philosophiquement les
propriétés de la petitesse ou de l'extrême petitesse d'une part ; de poser
les problèmes et les exigences éthiques engendrés par cette différence
particulière d'autre part. Ce dégagement et cette position se feront en trois
moments. 1) La pensée du rapport entre le petit et le grand. 2) La
reconnaissance d'une dépréciation historiquement héritée de la petitesse dans
une société de la performance. 3) La reconnaissance d'une valeur de la
petitesse, de la faiblesse et du handicap, comme ce qui doit être reconnu et
protégé : c'est ce devoir de protection de ce qui est le plus petit, le
plus faible et le plus différent qui circonscrit l'exigence éthique dans ce
qu'elle a de plus fondamental.
Évidemment, les propos qui suivent paraîtront nécessairement fort
abstraits et à distance des difficultés et des souffrances de la vie. Il me
paraît pourtant qu'une distance (qu'un « long détour » comme dit
Platon) est nécessaire à la lucidité de la pensée, à la condition que cette
distance rende possible un mouvement pour rejoindre la réalité de la vie. Toute
pensée vraie est ainsi approximative ;
cela veut dire modeste, précaire comme la vie même, et s'approchant en un
mouvement nécessairement infini d'une réalité qui par principe échappe
toujours.
1) Le petit et le grand
Vous savez que, depuis Socrate, la philosophie est essentiellement
ironique. Cela signifie que derrière les apparences ou les opinions souvent
faciles, flatteuses et séductrices, elle cherche à renverser les certitudes. Je
voudrais ainsi partir d'une posture ironique, mais cette fois-ci tournée
vers l'ironie philosophique elle-même.
Cette ironie sur l'ironie philosophique est celle d'un maître en la
matière : il s'agit de l'auteur, en 1726, des Voyages de
Gulliver, à une époque où l'on découvre les
pygmées et où l'homme européen s'interroge sur l'humanité ou la sous-humanité
de cette homme de petite taille et que Buffon nommait à l'époque homonculus (étymologiquement, le petit homme). Vous savez que
Jonathan Swift raconte d'abord le voyage de Gulliver au pays de Lilliput où il
est un géant aux prises avec des hommes minuscules, puis le voyage de son héros
dans la contrée de Brobdingnag où Gulliver devient lui-même l'homme minuscule
en danger de mort dès qu'un citoyen de ce royaume le lâche ou le laisse seul
avec un rat ou avec un chat. Tous ces renversements ont évidemment une
dimension essentiellement critique
et dénonciatrice des illusions visant à démontrer que la réalité n'est qu'un
effet de perspective et qu'un beau sein de femme lisse et agréable pour un
homme de notre taille devient pour l'homme minuscule qu'est devenu Gulliver
quelque chose de « monstrueux. Il faisait, écrit Swift, une protubérance
grosse de six pieds […] Le volume du téton était la moitié de ma tête ; sa
surface et celle de l'aréole étaient constellées d'une quantité de boutons, de
crevasses et d'excroissances qui en faisaient la chose la plus répugnante du
monde. » Un
peu plus haut et plus sérieusement, Swift décrit les inquiétudes de Gulliver
fraîchement débarqué sur l'île des géants. Il écrit :
Je songeais à l'humiliation que serait pour moi d'apparaître,
en ce pays-ci, aussi insignifiant que le serait le lilliputien isolé parmi
nous. Mais je compris bien que
c'était là le moindre de mes malheurs ; car si l'on a pu observer que la
cruauté et la sauvagerie des hommes sont proportionnées à leur taille, quel
sort m'attendait donc, sinon de n'être bientôt plus qu'une bouchée sous la dent
du premier de ces barbares gigantesques qui s'empareraient de moi ? Sans
aucun doute les philosophes ont raison de nous dire que rien n'est grand ni
petit que par comparaison. Peut-être pourrait-il plaire un jour à la Fortune de
découvrir aux Lilliputiens un peuple aussi minuscule par rapport à eux qu'ils
l'étaient par rapport à moi ? Et qui sait si la race de ces mortels
gigantesques elle-même n'apparaîtrait pas lilliputienne à son tour en quelque
lointain pays du monde que nous n'avons pas encore découvert.
L'ironie de la fiction possède ici une valeur philosophique de
vérité peut-être plus profonde que celle que possède la philosophie même. À
quatre titres.
a) Ce que le texte délivre ici, c'est d'abord la souffrance
psychologique et éthique de l'homme de petite taille qui vit sa condition comme
une « humiliation ».
b) Deuxièmement, le texte manifeste l'inadaptation de l'être de
petite taille. La fiction romanesque utilisant volontiers l'hyperbole et
explorant les extrêmes limites, montre ici l'être de petite taille envisageant
de mourir : du moins cette fiction met-elle au jour l'idée véridique que
l'homme très petit habite un monde inadapté, un monde rétif, une contrée
adverse, c'est-à-dire un univers qui n'est pas fait pour lui.
c) Troisièmement, ce texte affirme philosophiquement la relativité
du grand du petit ; il pose l'idée que le grand et le petit ne sont jamais
des absolus, c'est-à-dire des existences en soi, des essences pérennes.
Gulliver est petit. Dans son voyage précédent, il était un géant. Gulliver est
le même pourtant ; il conserve l'identité de sa personne alors qu'il était
un géant et qu'il est devenu un nain. Plus même, la relativité du grand et du
petit, c'est-à-dire la relation entre les deux, fait de Gulliver un être qui
est à la fois et sans contradiction, un géant et un nain, un être où coexistent
en même temps des déterminations opposées. Son gigantisme ou son nanisme
laissent donc indemne ce qui fait que Gulliver est un homme ou une personne
humaine. Comme le disait déjà Platon dans le Phédon qui met en scène les derniers efforts philosophiques
de Socrate dans la prison où il va mourir et où il dialogue encore avec ses
amis Cébès, Phédon et Simmias, le grand et le petit sont des propriétés
accidentelles qui font que Simmias est à la fois grand et petit, grand par
rapport à Socrate, petit par rapport à Phédon.
— C'est bien ce que je veux dire. — En réalité,
pourtant, tu es bien d'accord, l'énoncé « Simmias dépasse Socrate »
ne formule pas ce qu'il est en vérité ? Car, je pense, si
« dépasser » constitue une propriété naturelle de Simmias, cela ne
tient pas au fait que Simmias est Simmias mais bien à la grandeur qui se trouve
être la sienne ? Et que ce soit Socrate qu'il dépasse, cela ne tient pas
davantage au fait que Socrate est Socrate, mais au fait que Socrate a de la
petitesse relativement à la grandeur de l'autre ?
d) Enfin, après l'idée selon laquelle la petitesse et la grandeur
ne déterminent pas des essences et encore moins l'essence de l'homme, le roman
de Swift dit le plus important. Le plus
important, c'est que, géant ou nain, Gulliver, cet homo viator passant lÔun monde à l'autre et envisageant d'autres
mondes possibles, ce personnage qui tient à la fois de l'Ulysse homérique, du
Gargantua rabelaisien, de l'homonculus de Cyrano de Bergerac, ce personnage qui revient à la fin du roman du
royaume des chevaux vertueux et raisonnables et qui s'y est tellement habitué
que sa propre femme et ses propres enfants retrouvés le répugnent au début de
son retour comme « des odieux animaux »,
ce personnage donc, possède la propriété profondément humaine, sage et
authentiquement éthique c'est-à-dire véritablement grande, de faire que ces
mondes coexistent. Gulliver montre que cette pluralité des mondes forme tout de
même un monde commun qui vit de la
reconnaissance de l'autre dans sa différence et son étrangeté mêmes. Et dans ce
monde où prolifère la différence, le personnage de Swift rend possible la
circulation et le voyage comme étant la vie véritablement humaine faite de
dialogue, de tolérance et de sollicitude. Par delà les extrêmes des corps nous
amenant aux bornes du possible et de l'imaginable, Swift met au jour le
principe d'équivalence, le
principe de l'égalité de la valeur même des êtres. Ce principe d'équivalence se
heurte au fait de la minorité, de l'inégalité des forces et des différentes
fonctionnalités des corps, au fait enfin de ce qu'il faut bien appeler la
monstruosité pensée non comme exclusion hors du champ de l'humanité bien sûr
mais, comme le disait Aristote, comme un simple écart par rapport à une norme
générale. Ce heurt est d'autant plus violent pour la personne de très petite
taille, que notre société s'adosse au culte de la grandeur.
2) Malheur de la petitesse et culte de la grandeur
La souffrance de l'homme petit doit donc être envisagée à partir
de cette reconnaissance de l'horizon culturel ou idéologique préalable d'une
dévalorisation spontanée et inconsciente de tout ce qui est petit. La formule small
is beautiful (il faudrait dire : le slogan
venu paradoxalement du monde économique de l'entreprise et de la publicité) ne
serait ainsi que l'expression retournée (ou inversée comme dans un négatif
photographique), de l'extrême négativité conférée à la petitesse. Cette
négativité se déploierait sur plusieurs plans : sur un plan ontologique,
elle renverrait à l'inachevé et à la moindre existence ; sur un plan
technique ou pragmatique de la production, elle renverrait à lÔinefficacité, à
l'échec et à la précarité ; sur un plan social, elle renverrait à
l'infériorité d'une condition ; sur le plan éthique de l'action enfin,
elle indiquerait un manque de dignité, une mesquinerie qui calcule au lieu
d'accorder dans la surabondance du don ce qui doit l'être. Sur tous ces plans,
le petit est un diminutif et l'expression ou le principe d'un manque ou d'une
déficience : l'objet de l'ironie ou de la raillerie. La petitesse n'est
pas le propre du rien ou du non-être puisqu'elle est bien quelque chose et la
propriété de quelque chose qui existe ; elle possède cependant la valeur négative du rien : la couleur noire, mélancolique et ténébreuse
si l'on veut, d'une pauvreté, d'une privation et, existentiellement, du malheur
ou de l'impuissance. Cette dépréciation du petit qui projette sur lui le point
de vue du néant au point que l'on pourrait utiliser le mot de Montaigne de
« dénéantise », cette dénéantise donc du petit, s'adosse à une double
explication contemporaine.
D'abord, la justification technicienne, industrielle, scientifique
et économique de la grande quantité ; de la grande quantité qui s'accroît
et qui ne vaut, non pas par sa direction, son sens, sa signification
c'est-à-dire sa qualité, mais par sa quantité même, par une mesure qui cherche à se dépasser elle-même
dans un unique mouvement vers le plus grand. Notre société moderne, née de
l'effort de mesure et de quantification du monde, contient cette exigence de ce
que les Grecs appelaient la pléonexia qui est le trop-plein, le débordement des limites qui fait sombrer
dans la démesure (l'hubris) et,
finalement, l'irrationalité (alogos).
Dans la République, Platon
condamnait déjà l'homme qui désire et désire toujours plus. Deux millénaires et
demi après lui, notre société contemporaine, de part en part laborieuse et
technicienne, agrandit sa puissance et sa maîtrise en se souciant de perfection
quantitative plus que de perfection qualitative. À la « juste
mesure » comme l'appelle Platon qui dit le convenable, le souhaitable,
l'harmonieux, ce qui doit être, notre culture de la performance préfère la
mesure d'une nature inférieure (selon Platon et selon nous) parce que strictement
mathématique : pour cette culture et cette métrétique (cette conception de
la mesure), seule la grandeur importe ; et cette grandeur dans le monde
humain est bien souvent celle de la puissance, de la maîtrise et de la force.
La seconde raison de la dénéantise de la petitesse (qui s'emmêle
d'ailleurs inextricablement avec la première) est alors la suivante. Si la
petitesse possède la couleur du néant c'est aussi du point de vue d'une
conception de la vie que nous considérons volontiers depuis F. Nietzsche comme
un processus d'accroissement et une volonté
de puissance. Cette volonté de puissance
est une force proprement ou entièrement corporelle et pour laquelle
« l'âme n'est qu'un mot pour quelque chose dans le corps ».
Cette puissance vise « le débordement nécessaire par delà toutes les
limites »
déclare Nietzsche. Elle est un autodépassement (selbstüberwindung) condamnant l'individu contemporain à un cruel et
nouvel impératif éthique. Cet impératif « n'est pas un “tu
dois”, dit Nietzsche, mais un “il faut que je” de
l'hyperpuissant-créateur ».
Selon cette éthique de la force, de la puissance et de la créativité,
l'exigence est celle du dépassement incessant des bornes, de la petitesse et de
la faiblesse qui lui est nécessairement corrélée. De cette exigence naît alors
bien évidemment un interdit portant sur tout ce qui est malade, déchu, vieux,
handicapé.
Nous avons donc ici la double racine de la souffrance de l'homme
petit : dans son rapport au regard d'autrui qui est un regard anonyme,
standardisé et social, dans son rapport aux choses artificielles qui lui sont
inappropriées (ce qui n'est pas le cas des choses naturelles), dans son rapport
à soi enfin qui découle du regard de l'autre et de sa position face aux objets
techniques fabriqués pour le plus grand nombre, l'homme de petite taille
souffre triplement : il souffre de demeurer toujours un enfant, d'être
regardé par le haut ce qui signifie très vite d'être regardé de haut, c'est-à-dire sans la reconnaissance exigible par
quiconque de son autonomie, de sa liberté et de sa dignité.
3) Les promesses de la petitesse
Il faut reconnaître cependant que, face à la double condamnation du
petit et donc à sa double humiliation, notre culture maintient aussi
souterrainement et contradictoirement un souci et une vertu de la petitesse
qu'il nous faut tout aussi bien explorer. Vincent Voiture, poète contemporain
de Descartes et de Molière écrivait dans l'une de ses lettres :
Comme c'est dans les plus petits vases que l'on enferme les
essences les plus exquises, il semble que la nature se plaise à mettre dans les
plus petits corps, les âmes les plus précieuses.
Il y a donc une irréductibilité de la pensée au volume et aux
dimensions de l'espace du corps. Plus même, l'intelligence et la ruse (ce que
les Grecs nommaient la métis) sont le
propre des êtres petits, comme Ulysse triomphant du géant Polyphème, comme
David l'emportant sur Goliath. Hercule est sans doute un héros du fait de sa
force, mais son excès de force et d'extériorité, si lÔon peut dire, le condamne
à une dépense sans mesure et à une mort inéluctable. La sagesse et même
l'efficacité sont donc toujours du côté de l'intériorité de la pensée qui vainc
la grandeur de la force des hommes comme celle de la nature. Le philosophe
anglais Thomas Hobbes le remarquait en disant que, bien que les hommes soient
petits ou grands, faibles ou forts, ils vivent tous dans un état d'égalité
naturelle :
En effet, pour ce qui est de la force corporelle, l'homme le
plus faible en a assez pour tuer l'homme le plus fort, soit par une machinerie
secrète, soit en s'alliant à d'autres qui courent le même danger que lui.
C'est donc bien par l'intelligence d'une machinerie, dÔune
alliance ou d'un pacte que les petits sont aussi forts que les grands et
peuvent même les vaincre. Or, non seulement cette intériorité de la pensée
surpasse la grandeur de l'extériorité du corps, mais on peut même dire que la
pensée est rendue possible par la petitesse et la faiblesse du corps. Le grand
et fort vit toujours dans une espèce d'illusion très funeste : celle de sa
puissance, de son invulnérabilité et peut-être de son éternité. Le petit et le
faible font au contraire l'expérience immédiate (il faudrait dire l'épreuve) de la précarité, de la crainte de mourir et de
l'indépassable temporalité : cette expérience peut alors être considérée
comme le commencement de la sagesse et de la lucidité.
Il y aurait donc une sorte de privilège du petit et du fragile que
notre culture reconnaît aussi aisément quand elle pense l'humanité même sur le
mode de la plus extrême petitesse. Le très petit homme serait ainsi l'emblème
exemplaire de ce qu'est l'homme en général et en chacun d'entre nous. Il nous
renverrait à la petitesse de l'humanité même, petitesse et fragilité que nous
oublions trop facilement dans notre époque technicisée qui se croit toute
puissante. Emmanuel Kant dit à cet égard très bien que ce qui fait l'homme est
sa nudité native, son impuissance
physique (on pourrait même dire son handicap) qui l'ont amené à inventer des
moyens de survivre au sein de la nature hostile. « La nature semble s'être
complue, dit-il, à sa plus grande économie, et avoir mesuré sa dotation animale
au plus court et au plus juste en fonction du besoin le plus pressant d'une
existence à ces débuts. […] Elle ne lui donna ni les cornes du taureau, ni les
griffes du lion, les crocs du chien, mains seulement des mains. »
Et il faudrait ajouter : des mains qui sont initialement impuissantes comme
celles de l'enfant, celui que nous appelons affectueusement le petit, le tout
petit qui vient de naître et qui demande
tous les soins sous peine de disparaître. Cette idée selon laquelle la
petitesse est l'essence de humanité même parce que l'homme est le plus faible
et le plus nu des animaux a été pensée dès les origines de la culture
occidentale. Le mythe de Prométhée, dont nous avons une magnifique version au
début du Protagoras de Platon,
dit explicitement que l'homme est un être né d'une bêtise, celle d'Épiméthée
qui a oublié de lui donner des pouvoirs ou des aptitudes lui permettant de
survivre face aux animaux qui possèdent, eux, la force sans la vitesse, la
vitesse sans la force, des ailes pour s'enfuir, des cornes, des griffes ou des
crocs pour se défendre. Et c'est pour corriger cette bêtise, cette impuissance
originaire, que Prométhée commit une seconde bêtise encore plus grande, celle
de voler le feu aux dieux (le principe de la technique) pour en doter l'homme
et lui permettre d'entrer dans l'histoire, c'est-à-dire dans un processus
infini et souvent irrationnel d'inventions. N'oublions pas qu'avant d'être pour
l'époque moderne une figure positive, la figure de Prométhée est pour les
Grecs, une figure négative, la figure et le principe d'une catastrophe et d'une
déchéance dont l'homme ne saurait jamais complètement se remettre. Dans la
mesure où l'homme fait exception à et dans la nature par sa petitesse et sa
précarité extrêmes, dans la mesure aussi où il est né d'une erreur, on peut
alors dire qu'il est lui-même un monstre et que c'est cette monstruosité qui
circonscrit ou constitue sa différence spécifique par rapport aux animaux d'une
part, et l'ensemble de sa condition d'autre part.
On voit donc que parcourt, dans l'ensemble de notre culture, la
conscience humaine d'une petitesse anthropologique. Cette petitesse dont
l'homme de petite taille mais aussi l'enfant, mais aussi l'handicapé, nous
renvoient l'image, cette petitesse fait entrer la vulnérabilité, et dans la
définition de l'homme, et dans l'exigence éthique qui rapproche « le plus
l'homme de l'homme ». Cette petitesse congénitale fait de l'homme,
naturellement si l'on peut dire, un être moral, un homo ethicus, qui ne peut pas ne pas prendre en compte la
fragilité de celui qui souffre, qui ne peut pas ne pas avoir le souci du plus
faible physiquement ou mentalement parce qu'il est lui-même faible, souffrant
et petit c'est-à-dire inadapté au monde tel qu'il est. Toutes les morales
religieuses renvoient d'ailleurs l'homme à ce principe de
vulnérabilité ou de précarité sans lequel
un homme oublie qu'il est un homme et se prend soit pour une bête, soit pour un
dieu : pour le Dieu chrétien, les derniers seront les premiers ; les
faibles et les petits immanquablement sauvés. Mais même dans les morales
contemporaines laïques ou non religieuses, ce principe de vulnérabilité semble
être la source même de l'expérience et de l'exigence éthiques (une source plus
profonde sans doute que la reconnaissance du principe d'autonomie, du principe
de dignité et du principe d'intégrité). Voyez la pensée d'Emmanuel Lévinas.
Pour elle, la rencontre avec l'autre ne se fait pas dans ce que
l'on voit de lui ou dans ce que je sais de lui mais dans sa présence immédiate.
Or cette présence est un excédent d'être, une altérité radicale qui déborde
toute totalité close et qui est donc par principe infinie. Le paradoxe de l'expérience
éthique tient dans le fait que cette présence débordante de l'autre se donne à
moi dans la manifestation d'une pénurie, d'une nudité, d'une vulnérabilité de
l'autre qui m'oblige à répondre à son appel sans réclamer quoi que ce soit en
retour (pas de réciprocité). Lévinas explique alors que l'expérience d'autrui
est principiellement celle de son visage où la personne se donne à moi et m'est
présente dans une nudité qui est aussi un complet dénuement. Et c'est cette
nudité et ce dénuement du visage qui m'obligent à la sollicitude envers autrui,
c'est-à-dire à me détourner de moi-même. C'est cette fragilité qui me rend
authentiquement responsable puisque je réponds d'abord à autrui afin (et avant)
de répondre de mes actes envers lui. Peut-être alors en va-t-il de la rencontre
du visage comme de celle de la personne de très petite taille qu'elle soit
dysmorphique, handicapée ou pas : ce que je vois (et ce que voyait aussi
le regard de Gulliver au début de mon exposé), c'est un autre moi-même,
c'est-à-dire moi-même comme un autre, à savoir : un homme, une personne
humaine, un être fondamentalement petit et précaire et qui ne saurait l'oublier,
ni pour autrui ni pour soi.
Si le visage, le petit enfant,
le nain, mais aussi lÔhandicapé congénital m'obligent à répondre et à être
responsable d'eux comme de moi, c'est qu'ils nous obligent à protéger le plus
faible, à accepter et à aider le plus différent, c'est-à-dire à réfuter
l'impératif de notre monde technique qui a le culte de la grandeur ou de la
force physiques et qui dit toujours sans trop de réflexion : « Tu
peux donc tu dois. » Si l'homme de petite taille ou si l'handicapé
congénital nous apprennent à être libre, c'est qu'ils nous invitent à refuser
un univers standardisé, tyrannique et homogène qui fait violence à toutes les
dimensions de l'altérité en les rejetant soit dans la barbarie soit dans la
monstruosité. S'ils nous
apprennent à être libre, c'est qu'ils nous donnent l'occasion d'éprouver notre
véritable humanité qui consiste à instituer un monde commun reposant sur la
sollicitude ou la générosité, et défendant les petits ou les faibles parce
qu'ils le sont mais aussi parce que nous pouvons tous le devenir
et, qu'au fond, comme le dit le mythe prométhéen, nous le sommes tous.
Pierre-Henry
Frangne
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