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Pierre-Henry Frangne. Mythe et pensée au cinéma. Pierre-Henry Frangne est maître de conférences en philosophie de l'art à l'université de Rennes 2 Haute Bretagne (UFR Arts, Lettres et Communication). Il a notamment fait paraître La Négation à l'œuvre. La philosophie symboliste de l'art (1860-1905), coll. Aesthetica, Presses Universitaires de Rennes, 2005 ; Alpinisme et photographie (1860-1940), (avec M. Jullien et P. Poncet), L'Amateur, 2006 ; les éditions critiques de deux utopies baroques : Charles Sorel, La Description de l'île de Portraiture (1659), L'Insulaire, 2006 ; et Francis Godwin, L'Homme dans la Lune (1638), L'Insulaire, 2007. © Pierre-Henry Frangne. Mis en ligne le 22 janvier 2006. MYTHE ET PENSÉE AU CINÉMAAlbert Lewin, Charles Laughton, Luchino ViscontiCe texte est issu d'une conférence faite à l'Université Rennes 2 Haute Bretagne le mercredi 3 février 1999. Cette conférence ouvrait une table ronde qui vit se succéder trois autres exposés de Denis Kermen (professeur de philosophie en khâgne au Lycée Chateaubriand de Rennes), Suzanne Liandrat-Guigues (professeur d'études cinématographiques à l'Université de Paris VII) et Michel Menu (professeur de littérature grecque à l'Université de Rennes 2). Cette table ronde qui prit la forme d'un mini colloque accompagnait une programmation de films projetés à l'auditorium de l'université le mardi 2, le mercredi 3 et le jeudi 4 février. Cette “Semaine du cinéma” organisée par le département des Arts du spectacle mais dont j'avais la responsabilité à la fois du thème, de la programmation et de la table ronde, s'attachait à traiter la question des rapports entre le mythe et le cinéma. Je remercie très chaleureusement Gilles Mouëllic, aujourd'hui maître de conférences en études cinématographiques et en musique (directeur du département des Arts du spectacle de notre université), de m'avoir donné l'occasion des remarques qui suivent. Elles lui sont très fraternellement dˇdiées.
« Celui qui aime les mythes est, en quelque manière, philosophe, car le mythe est fait de merveilles. » Aristote, Métaphysique, Α, 2 Mon étude se donne simplement pour fonction de justifier et d'orienter une réflexion sur les rapports entre l'usage que la pensée philosophique fait du mythe d'une part, l'usage que le cinéma fait du mythe d'autre part, et la nature du spectacle ou de la pensée proprement cinématographiques enfin. Pour que mon analyse ne déborde pas en tous sens, j'articulerai mon analyse sur trois exemples qui sont trois chefs-d'œuvre de l'histoire du cinéma d'après-guerre : Pandora and the flying Dutchman d'Albert Lewin (Pandora, 1951), Vaghe stelle dell' Orsa de Luchino Visconti (Sandra, 1965), The Night of the Hunter de Charles Laughton (La Nuit du chasseur, 1955). Je partirai d'une lecture de Walter Benjamin parce qu'il a pensé la contradiction interne au cinéma qui, dès l'origine (Lumière, Méliès), était celle de l'art et du non-art : de l'enregistrement des choses matérielles, du divertissement forain ou populaire d'un côté, de la transfiguration esthétique et fictionnelle de l'autre côté. Walter Benjamin ou le cinéma comme liquidation du mythe Pour déplier cette contradiction interne et cette essence du cinéma, je voudrais reprendre la position négative et radicale de Benjamin dans L'Œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique[1]. Cette position conjoint une critique très sévère et négative du cinéma à l'idée positive qu'il est en même temps un art critique et libérateur. Quant à la critique du cinéma, on sait que pour Benjamin, il est un art du mouvement et du fractionnement qui empêche toute concentration, tout recueillement, toute fixation ou permanence de la pensée. Soumis aux conditions de la reproduction, il acquiert une pure valeur d'exposition (une valeur publique face à un public) et perd toute valeur cultuelle ou religieuse, c'est-à-dire toute aura. Qu'est-ce que l'aura ? « L'ici et le maintenant de l'œuvre d'art, l'unicité de sa présence au lieu où elle se trouve[2] » ; ou, comme le note aussi Benjamin, son authenticité et son autorité qui proviennent de son originalité. Par originalité, Benjamin sous-entend deux significations : sa présence nouvelle, irréductible à toute autre ou à sa reproduction ; sa capacité de remonter à l'origine (original veut dire ici originaire) sacrée ou religieuse ou simplement primordiale, à l'origine d'une présence. L'aura, c'est la fonction mythologique de l'œuvre d'art en tant qu'elle est pensée depuis les Grecs comme un instrument, non de mémoire ou de remémoration au sens strict, mais de réminiscence (anamnésis), c'est-à-dire de saisie du fond éternel de toute chose[3]. C'est cette double signification du mot original qui fait que Benjamin définit l'aura comme « l'unique apparition d'un lointain, si proche soit-il[4] ». C'est elle aussi qui lui fait dire que « dans quelque mesure que l'art vise le beau et si simplement même qu'il le “rende”, c'est du fond même des temps […] qu'il le fait surgir[5]. » Pour ce néoplatonicien du XXe siècle qu'est Benjamin, l'œuvre d'art est un espace sacré (un templum), un lieu de mémoire mais de mémoire pensée, non comme mnémotechnique (technique pour se rappeler un fait, un mot, une idée), mais comme « surgissement », manifestation ou puissance d'apparition. Or c'est justement cette fonction de révélation de l'origine qui voue l'artiste à un « sacerdoce de la beauté », c'est elle qui disparaît avec le cinéma parce qu'il atomise l'œuvre (Benjamin compare le montage cinématographique au scalpel du chirurgien) ; parce qu'il atomise aussi la société en transformant les spectateurs en des individus « massifiés » c'est-à-dire réunis mais séparés dans leur réunion même. Ce que Benjamin dit du cinéma, Guy Debord le dira du spectacle dans la thèse 29 de La Société du spectacle : « L'origine du spectacle est la perte de l'unité du monde, et l'expansion gigantesque du spectacle moderne exprime la totalité de cette perte […]. Dans le spectacle, une partie du monde se représente devant le monde, et lui est supérieure. Le spectacle n'est que le langage commun de cette séparation. Ce qui relie les spectateurs n'est qu'un rapport irréversible au centre même qui maintient leur isolement. Le spectacle réunit le séparé, mais il le réunit en tant que séparé[6]. » Séparation des parties de l'œuvre qui n'est plus une totalité organique mais un montage et comme un appareillage, séparation entre l'œuvre et le spectateur qui se divertit sans se concentrer, séparation avec la tradition (séparation du temps) aussi et en conséquence : le film, dit Benjamin, « même considéré sous sa forme la plus positive » ne peut être considéré en dehors de « son aspect destructif ». Il produit « la liquidation de l'élément traditionnel dans l'héritage culturel ». Le cinéma est donc l'art de la coupure du temps entre le passé et le présent, de la coupure par rapport à l'origine par perte de l'aura : il est l'art de l'actualité et donc de l'histoire, c'est-à-dire d'une temporalité sans répétition et faite de séparation et de déchirure entre les événements. Et Benjamin conclut en citant Abel Gance : « Ce phénomène est particulièrement sensible dans les grands films historiques, et lorsque Abel Gance s'écriait avec enthousiasme en 1927 : “Shakespeare, Rembrandt, Beethoven feront du cinéma […]. Toutes les légendes, toute la mythologie et tous les mythes […] attendent leur résurrection lumineuse, et les héros se bousculent à nos portes pour entrer”, il nous invitait, sans le vouloir, à une liquidation générale[7]. » Ce qui est liquidé involontairement c'est donc l'ensemble de tous les mythes au sens platonicien de révélation de l'absolu. Pourtant, il faut noter que ces mythes ressuscitent et, ce faisant, changent complètement de signification. Avant de dire ce qu'est cette signification, il faut noter que la position de Benjamin, ce penseur du cinéma malveillant mais lucide, n'est pas complètement négative comme on pourrait le penser. Car cette liquidation a quelque chose de libérateur puisque ce qui est libéré ou rendu possible, c'est la réflexivité du cinéma et de la culture moderne scientifique, technique et philosophique. Le cinéma est donc pour lui un art pour temps de crises, c'est-à-dire un art critique aux deux sens du terme : un art en crise qui se fait non-art et atteint par là le point critique de sa propre destruction comme art ; un art qui réfléchit sur lui-même, qui se scinde à l'intérieur de lui-même pour se représenter à lui-même et mettre en scène sa souveraineté puisque désormais il est libéré de tout contenu religieux c'est-à-dire de toute aura. Benjamin s'oppose ainsi aux intellectuels comme Duhamel qui insistait sur la nullité du cinéma (« passe-temps d'illettrés » pour Duhamel) mais aussi Valéry qui affirmait, dans La Conquête de l'ubiquité, « mon âme est divisée par ces prestiges ». L'expression doit s'entendre en deux sens : mon âme est écartelée et s'abîme dans cet écartèlement ; mon âme hésite sur la valeur du cinéma pouvant détruire l'art ou « modifier merveilleusement la notion même de l'art ». Or ce sont justement ces deux sens que l'on trouve chez Benjamin qui esquisse l'idée de cette merveilleuse modification d'un art du choc, de l'histoire, du montage qui libère l'esprit critique des spectateurs et les transforme en experts ou en examinateurs. Benjamin précise : « en examinateur qui [puisque l'aura a disparu] se distrait[8] ». L'oxymore indique bien la contradiction, la répulsion et la fascination du cinéma qui étaient aussi celles que Benjamin ressentait pour Baudelaire, le père selon lui de cette révolution qui se radicalise avec le cinéma. Car si pour Baudelaire « la modernité c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable[9] », alors quel est l'art moderne par excellence sinon le cinéma capable d'engendrer une beauté « toujours bizarre[10] », c'est-à-dire une beauté impossible, où l'éternel sort contradictoirement de la particularité, de l'individualité, de la fugacité des choses de notre monde. Or ces choses sont en mouvement et le cinéma (réaliste par essence, comme E. Panofsky et A. Bazin le diront devant l'échec du Cabinet du docteur Caligari) les enregistre par le double mouvement du montage et de la caméra. On voit ainsi que la critique du cinéma qui détruit tous les mythes permet d'engendrer un mythe et un art modernes d'un nouveau type qui détruit et conserve à la fois la référence à l'éternel. On voit aussi que si le cinéma démythologise la pensée, il ne la démythifie pas cependant[11]. S'il participe à la perte de la croyance dans le sacré, il récupère cependant les caractères essentiels de la pensée mythique. Quels sont ces caractères ? La pensée mythique 1) La pensée mythique est une pensée de la totalité, du monde dans son unité et sa clôture. Cette idée a été transmise à notre modernité par les romantiques allemands (par Friedriech Schlegel par exemple) qui cherchaient à reconquérir l'unité grecque par delà les divisions que la société moderne impose (celles de la science qui analyse, du groupe social qui individualise). Si le mythe englobe le monde, l'œuvre devra l'englober en englobant toute les œuvres : comme la Bible est le livre de tous les livres, il faudra engendrer un art total comme synthèse suprême. « Si tout au monde existe pour aboutir à un livre » dit Mallarmé, on peut affirmer qu'avec Albert Lewin, Luchino Visconti et Charles Laughton, tout au monde existe pour aboutir à un film, au film de tous les films, un film unique qui contient tout[12]. Le film alors construit un univers imaginaire qui se substitue au monde en s'en faisant le grand réceptacle. Voilà pourquoi sa loi est celle de tout monde imaginaire ou de l'imaginaire comme monde. Elle est la loi de la tautologie ou de la circularité : la loi de la répétition qui fait que les mythes sont faits pour être répétés, variés au sens musical, avec l'idée selon laquelle, comme le dit Claude Lévi-Strauss, « le mythe est l'ensemble de ses variantes et de ses répétitions ». 2) Cette circularité prend aussi la forme de la narration, de la fable ou du drame. La totalité du mythe est déployée. Elle est toujours instaurée, perdue et restaurée. Et cette restauration est toujours dangereuse et douloureuse. Voilà pourquoi le mythe est toujours un récit ; un récit d'initiation qui raconte des épreuves, un combat, une généalogie. Dans tout mythe, il y a donc une circularité mais aussi une linéarité c'est-à-dire un commencement, un milieu et une fin (ce qui est la définition du muthos chez Aristote[13]). Dans nos films comme dans la plupart de nos mythes, cette circularité et cette linéarité s'illustrent par le fait qu'ils présentent un monde souillé, taché, déchu (Pandora est celle qui libère le mal, Sandra est souillée comme lui dit sa mère folle, le réel de la nuit du chasseur est lui aussi impur et travaillé par le mal, le mal radical au sens strict : à la racine). Cette déchéance primordiale est relayée par le récit qui répète la faute et qui, en même temps, l'avoue (la faute du Hollandais volant, celle de Sandra et de Gianni, celle de Ben Harper dans La Nuit…). Enfin, l'aveu de la faute est lui-même relayé par la culpabilité qui rationalise l'aveu et réfléchit sur le sens de la faute. Il est frappant de voir à cet égard que nos trois films mettent en scène des actes juridiques où la culpabilité et la faute passent nécessairement par une opération de rationalisation, d'expression publique et de mesure : des procès pour Pandora et La Nuit du chasseur et un acte notarial pour Sandra. 3) Le mythe possède un caractère de présence en tant que la présence se distingue de la représentation. La représentation suppose l'absence de ce que l'on représente. Elle suppose l'écart, non seulement par rapport à son objet mais aussi par rapport aux éléments qui la constituent comme un espace ou une architecture. Or, comme le dit Blanchot, « le mythe suppose entre les êtres de la fiction et leur sens, non des rapports de signe à signifié, mais une véritable présence. En nous engageant dans l'histoire mythique, nous nous mettons à vivre son sens, nous en sommes imprégnés, nous le « pensons » vraiment et dans sa pureté, car sa pure vérité ne peut être saisie que dans les choses où elle se réalise comme action et sentiment […]. Le mythe est comme la manifestation d'un état primitif où l'homme ignorerait le pouvoir de penser à part des choses, ne réfléchirait qu'en incarnant dans des objets le mouvement même de ses réflexions […]. De là vient que la littérature puisse constituer une expérience qui, illusoire ou non, apparaît comme un moyen de découverte et un effort, non pour exprimer ce que l'on sait, mais pour éprouver ce que l'on ne sait pas[14]. » De là, la quatrième propriété de la pensée mythique. 4) La pensée mythique est symbolique. Or le symbole se distingue de l'allégorie. Une allégorie est une image traduisant une pensée qui existe en dehors d'elle. Une allégorie se déchiffre en termes clairs. Le symbole au contraire ne signifie pas autre chose que ce qu'il dit (il est, selon Schelling, « tautégorique[15] »). Il n'est pas une pensée en image. Il est une pensée-image qui possède deux caractères : celui de l'équivocité ; celui de l'absence d'au-delà, laquelle lui confère l'autonomie et l'immédiateté. 5) Le mythe est, aussi et enfin, la réactualisation ou la répétition d'une pensée impersonnelle qui n'est ni la pensée d'un auteur, ni une pensée qui s'adresse à un sujet (spectateur ou lecteur) maître de ses représentations. Le recours au mythe en littérature (voir par exemple Mallarmé et la « disparition élocutoire du poète »), en peinture, au cinéma, en philosophie même (voir Nietzsche), permet ainsi de contester le cogito humaniste (voir Foucault, la fin des Mots et les choses[16]) et les présupposés traditionnels du concept de sujet pensant et de représentation. Le recours à la pensée mythique s'effectue donc dans des pensées où l'homme est moins un être pensant qu'un être pensé, englobé dans des significations dont il n'est pas le maître. Le mythe au cinéma Quelles conséquences pouvons-nous tirer de ce remarques pour le cinéma ? Comme le disait tout à l'heure Abel Gance, le cinéma tue les mythes mais il les ressuscite. Et il ne peut les ressusciter que parce qu'il les a d'abord tués. Évidemment, la résurrection est toujours une transfiguration ou un changement de nature. On peut estimer que le cinéma possède trois armes de destruction. 1) La réflexivité. À cet égard il clair que nos trois films sont des œuvres, autant sur un contenu mythique qu'ils mettent à distance que sur le cinéma lui-même (comme, et avec plus d'évidence encore, le Mépris de Godard qui filme les prémisses d'un film de Fritz Lang sur l'Odyssée d'Homère) et sur l'art dans son ensemble. Pandora et Sandra contiennent une multitude de références aux arts : la poésie d'Omar Kayyam ou de Leopardi ; le roman de Proust ; la peinture de Chirico ; la photographie de Man Ray ; la musique de César Frank ; le théâtre de Shakespeare ; le cinéma de Chaplin pour Pandora et le western pour La Nuit du chasseur. On n'en finirait pas ici de jouer à ce jeu de la référence et de la citation qui montre bien que ces films, et peut-être tout le cinéma, appartiennent à ce que Hegel appelait l'âge de l'esthétique, l'époque de l'après-art en tant qu'elle est celle d'un art réflexif. Le propre de ces trois films est qu'ils jouent avec le mythe pour nous mettre à distance de lui ou de son caractère sacré, pour nous le faire le comprendre ou nous l'expliquer et, en même temps, pour nous y faire croire. Ce faisant, ils jouent avec le cinéma lui-même : La Nuit du chasseur avec l'imaginaire du western, mais surtout Pandora qui filme une caméra filmant la voiture de Stephen battant le record de vitesse, Sandra qui filme Andrew filmant Sandra dans la maison de Volterra. Dans ces deux derniers films, la mise en scène de la caméra a pour fonction de nous montrer un usage pervers du cinéma comme pure reproduction ou enregistrement, un usage du cinéma qui le voue à ce que Mallarmé appelait (en désignant l'usage ordinaire ou trivial du langage) « l'universel reportage[17] ». 2) Le naturalisme. Car « l'universel reportage », c'est-à-dire la reproduction des choses concrètes, l'enregistrement des événements historiques est un effet pervers du cinéma, mais c'est aussi, conformément à la modernité baudelairienne et benjaminienne, une nécessité technique du cinéma comme photographie en mouvement de choses ou de corps eux-mêmes en mouvement. Le cinéma, comme la poésie moderne d'un Mallarmé par exemple qui passe (faussement) pour un auteur spéculatif, prend par nature un aspect fondamentalement prosaïque. L'univers du cinéma est réaliste et sans doute matérialiste comme le dit Panofsky[18]. Deux aspects de nos films le montreront. D'abord le choc du mythe — qui tire toujours du côté de l'éternité — avec l'histoire : dans Pandora le thème final de la coïncidence de l'instant présent avec l'éternité est toujours repris, au sein de ce port d'Esperanza qui pourrait être partout et nulle part, dans des références à la vie urbaine occidentale (New York où a vécu et travaillé Pandora, la voiture de course, les musiciens de jazz qui jouent adossés à des statues grecques). Dans Sandra, le mythe d'Électre transparaît dans la référence à la seconde guerre mondiale, la mémoire étrusque contraste avec la musique de variété émise par la radio, le drame immémorial se noue dans un admirable générique où le voyage de Sandra et Andrew à Volterra commence par le mouvement des panneaux de circulation, des feux de signalisation, des bretelles d'autoroute, des tunnels (mouvements auxquels se mêlent d'ailleurs une furtive image d'oiseaux qui prennent leur envol). Dans La Nuit du chasseur enfin, le mythe de Moïse, la scène magnifique de la barque qui permet aux enfants de se réfugier dans les bras d'une nature cosmique et intemporelle, sont enchâssés dans un cadre historique précis, celui de l'Ouest américain, celui d'une prison, d'un tribunal, d'une période qui est celle de la crise de 1929. Le deuxième élément de ce « parti pris des choses », si l'on peut dire, c'est évidemment l'attention soutenue aux objets et aux corps. Dans Pandora et Sandra cette attention est saisissante car les deux films contiennent de nombreuses scènes d'intérieur. Or ce sont des intérieurs bourgeois, de véritables musées (Andrew le dit à Sandra) saturés d'objets et d'ornements ; des intérieurs mallarméens si l'on peut dire, où la totalité du monde se trouve circonscrite non seulement dans un objet mais dans un aspect d'un objet ou mieux encore dans un objet qui, comme chez Mallarmé[19], possède la propriété de montrer ses différents aspects, de se plier ou de se déplier : rideau, lampe, vase, livre, miroir, robe de femme, corps de femme. Voyez aussi la figure du couteau dans Pandora et La Nuit du chasseur : symbole violent de coupure entre la vie et la mort, le bien et le mal dans le film de Laughton, entre le rêve et la réalité dans Pandora, mais surtout symbole du symbole lui-même avec ses deux aspects, ses deux sens dans leur inséparabilité. Symbole aussi de la réflexion du symbole et du cinéma sur eux-mêmes qui se coupent eux-mêmes et détruisent la présence opaque du symbole ou du mythe. 3) Le subjectivisme, le psychologisme. Au cinéma tout est intériorité psychologique parce que, comme le dit Bazin, « le cinéma réalise l'étrange paradoxe de se mouler sur le temps de l'objet et de prendre de surcroît l'empreinte de sa durée[20] ». Art du temps c'est-à-dire de la substance même de notre vie intérieure, le cinéma est l'art ou tout, et même les choses, a une valeur psychologique : celle de l'individualité et de l'intimité. On voit donc que, si le cinéma ressuscite les mythes, c'est nécessairement en passant par ces trois processus de démythologisation, pour retrouver les cinq catégories du mythique que nous avons repérées plus haut. Comment s'effectue cette récupération, c'est-à-dire cette synthèse contradictoire ou dialectique ? Risquons une hypothèse et ouvrons la discussion. Le cinéma fonctionne comme le mythe en tant qu'il est composé non de représentations mais de symboles dans leur triple fonction que Paul Ricœur a bien mise au jour dans Finitude et culpabilité : fonction cosmique de totalisation (voir La Nuit du chasseur où luisent les belles étoiles de la grande Ourse), fonction poétique (symbolique et de présentification), et fonction onirique. Ce que montrent nos trois films, c'est que le réalisme s'identifie à l'onirisme parce qu'ils engendrent exemplairement des images cosmiques et poétiques qui sont comme les images d'un rêve derrière lesquelles il n'y a rien et qui ne sont pas des tableaux ou une scène de théâtre (avec leur cadre) mais un monde « ouvert se substituant à l'univers au lieu de s'y inclure[21] ». Au cinéma on est dans le noir ; les objets sont « tirés de l'intérieur » (reflet dans un œil, dans un œil d'or si vous voulez) ; ils sont énormes et produisent un effet de sublime et de sacré ; nous sommes absorbés par la lumière et le spectacle au sens strict disparaît. De là, l'aspect musical du cinéma. Mais sa musique est paradoxalement concrète, une musique de choses dans laquelle ce qui est montré est à la fois à l'extérieur de moi et en moi, ni subjective ni objective, comme les images du rêve. Il y a donc au cinéma une nouvelle aura possible, mais une aura non religieuse et bien matérielle où la différence entre le spirituel et le matériel n'a plus de sens, où comme le dit Gianni à Sandra « le mysticisme n'est que sensualité ». Le lumineux au cinéma n'est pas la présence englobante d'un dieu. Le lumineux n'est pas le numineux. Ou s'il l'est, c'est à condition de considérer cette énergie lumineuse du cinéma comme aussi et surtout celle des pulsions inconscientes qui se trouvent en nous universellement et individuellement. Or c'est la puissance de ces pulsions qui motive nos trois films (pulsions de vie des personnages érotiques incarnés par Ava Gardner et Claudia Cardinale ; pulsion de mort du personnage incarné par R. Mitchum) parce qu'elles sont, comme le dit Freud, « des êtres mythiques, grandioses dans leur indétermination[22] ». C'est cette puissance possédant comme chez Freud une dimension immédiatement psychologique que le film déploie en ses dimensions narrative, cosmologique et métaphysique (au cinéma c'est toujours tout un). Michel Foucault dans sa belle préface à Rêve et existence de Ludwig Binswanger dit que « la psychanalyse n'est jamais parvenue à faire parler les images » c'est-à-dire les symboles[23]. Je propose l'hypothèse selon laquelle le cinéma y réussit parfaitement. La reprise du mythe au cinéma est peut-être alors le symptôme de ce qu'est le cinéma plus largement : un art à l'ère du soupçon comme le disent Sarraute et Ricœur, c'est-à-dire un art de l'époque de Hegel, Marx, Nietzsche et Freud qui engendrent chacun à manière une critique du sujet cartésien transparent et libre. L'aspect mythique du cinéma ne lui vient donc pas tant de la présence cachée et transcendante de Dieu, mais de la présence inconsciente et immanente du désir. Aussi, je ne résisterai pas, pour terminer, à citer la formule que Jean-Luc Godard attribue faussement à André Bazin dans l'ouverture du Mépris : « Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s'accorde à nos désirs. Le Mépris est l'histoire de ce monde. » La phrase est curieuse. Elle parle de substitution à un regard, d'un monde. Or c'est bien ce passage d'un regard nécessairement représentatif à un monde nécessairement englobant qui explique que le cinéma possède bien une aura, mais une aura non religieuse et bien matérielle, une aura laïque ou profane qui confère quand même, et comme le disait Benjamin, « le pouvoir de lever les yeux[24]. » Pierre-Henry Frangne [1] L'Œuvre
d'art à l'ère de sa reproductibilité technique,
in Essais 1935-1940, trad. Maurice de Gandillac, Deno‘l-Gonthier, 1983,
tome 2, p. 87 et suivantes. [2] L'Œuvre
d'art à l'ère de sa reproductibilité technique,
op. cit., p. 90. [3] Sur cette
distinction voir la fin du Phèdre de
Platon, son récit par Socrate du mythe de Teuth et sa critique de l'écriture
comme art funeste de la remémoration et non comme art vivant de la réminiscence
et de la pensée. [4] Walter Benjamin, op. cit., p. 94. [5] Walter
Benjamin, Charles Baudelaire, un poète lyrique à l'apogée du capitalisme, trad. J. Lacoste, Petite bibliothèque Payot, 1982,
p. 198. [6] Guy Debord, La
Société du spectacle, Folio-Gallimard,
1992, p. 30. [7] Walter Benjamin, op. cit., p. 93. [8] Ibid., p. 123. [9] Charles
Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne,
in Œuvres complètes, Biblio. de
la Pléiade, Gallimard, 1976, tome II, p. 695. [10] Charles
Baudelaire, Exposition universelle de 1855,
op. cit., t. II, p. 578. [11] Voir Paul
Ricœur, Finitude et culpabilité, Aubier,
1960, tome 2, p. 13. [12] L'acteur Charles Laughton est l'auteur d'un unique film. [13] La
Poétique, chapitre VII. [14] Maurice Blanchot, La Part du feu, Gallimard, 1949, p. 83. [15] Voir par
exemple, F.W.J. Schelling, Schème, allégorie,symbole, in Textes esthétiques, trad. Xavier Tilliette, Klincksieck, 1978, pp.
45-49. [16] Gallimard, 1966, p. 394 et suivantes. [17] Stéphane
Mallarmé, Avant-dire au Traité du verbe de René Ghil, in Œuvres complètes, Gallimard, 1945, p. 857. [18] « C'est le cinéma, et seulement le cinéma, qui rend justice à l'interprétation matérialiste de l'univers qui, que nous y adhérons ou pas, imprègne la civilisation contemporaine […]. C'est avec des choses et des personnes réelles, pas avec une matière neutre, que le cinéma façonne une composition dont le style et, à l'occasion, l'aspect fantastique ou éminemment symbolique viennent moins de l'interprétation du monde qui a germé dans l'esprit de l'artiste que de sa manipulation des objets physiques et du matériel d'enregistrement. La matière des films est la réalité physique en tant que telle […]. » On movies , in Trois essais sur le style, trad. B. Turle, Le Promeneur, 1996, p. 139. [19] La référence à Mallarmé ne me semble pas forcée car elle est la référence à tout l'univers symboliste « fin de siècle » ou « décadent » qui hante la pensée de Lewin — qui mit en film aussi le Portrait de Dorian Gray — ainsi que celle de Visconti. [20] Qu'est-ce que le cinéma ?, Éditions du Cerf, 1975, p. 151. [21] André
Bazin, ibid., p. 164. [22] Sigmund
Freud, Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, trad. R.-M. Zeitlin, Folio, Gallimard, 1989, p. 129. [23] Michel
Foucault, Introduction à Le Rêve et l'existence de Ludwig Binswanger, Desclée de Brouwer, 1954, p. 28 et suiv. [24] Walter
Benjamin, Charles Baudelaire, un poète lyrique à l'apogée du capitalisme, trad. J. Lacoste, Petite bibliothèque Payot, 1982,
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