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Pierre-Henry Frangne. Penser en cinéma. Qu'est-ce qu'une idée cinématographique ?

Pierre-Henry Frangne est Professeur en philosophie de l'art à l'université de Rennes 2 (UFR Arts, Lettres et Communication). Il a notamment fait paraître La Négation à l'œuvre. La philosophie symboliste de l'art (1860-1905), coll. Aesthetica, Presses Universitaires de Rennes, 2005 ; Alpinisme et photographie (1860-1940), (avec M. Jullien et P. Poncet), L'Amateur, 2006 ; les éditions critiques de deux utopies baroques : Charles Sorel, La Description de l'île de Portraiture (1659), L'Insulaire, 2006 ; et Francis Godwin, L'Homme dans la Lune (1638), L'Insulaire, 2007.

Ce texte est celui d'une conférence faite le vendredi 30 mai 2014 à la Société Nantaise de Philosophie et à l'invitation d'André Stanguennec. Qu'il en soit ici remercié.

© Pierre-Henry Frangne.

Mis en ligne le 9 mars 2015.


Penser en cinéma. Qu'est-ce qu'une idée cinématographique ?

Introduction

Je voudrais limiter l'ambition un peu folle de mon titre d'exposé et du projet qui consisterait à vouloir dire précisément ce que sont la pensée et l'idée cinématographiques comme si cette pensée et cette idée pouvaient exister en dehors des films qui les créent. Car mon projet est beaucoup plus modeste : il s'agit de déployer simplement devant vous une réflexion d'esthétique du cinéma cherchant à repérer les traits les plus marquants ou les propriétés les plus saillantes de l'art filmique. Ces traits ou ces propriétés lui permettent d'exprimer, par des moyens, des procédés, des motifs ou des formes qui lui sont propres ou adéquates, un contenu qui n'existerait pas en dehors d'eux, en dehors de leur nature, de leur mouvement et de leurs contraintes. Je procéderai en cinq moments : 1) un premier qui dira rapidement la nature de l'esthétique que je pratique (sur le cinéma ou sur les autres arts), 2) un second qui déterminera la notion d'idée artistique, 3) un troisième qui plongera la pensée cinématographique au creux de la contradiction du cinéma comme, à la fois, art et non-art, 4) un quatrième qui visera à montrer que l'idée cinématographique relève, contradictoirement encore une fois, et d'un matérialisme et d'un psychologisme, 5) un cinquième enfin qui montrera que la pensée du cinéma se déploie tout entière sous la double exigence de totalisation et de fragmentation, de construction fictionnelle unie et d'enregistrement désuni de la texture brute du flux de la vie ordinaire. Cette double exigence s'effectue selon un mouvement que la photographie avait déjà inauguré qui n'est pas un mouvement qui va du haut vers le bas (c'est le mouvement des arts dans leur moment classique), mais, au contraire, du bas vers le haut.

1) Esthétique

La première idée, liminaire et générale — la première conviction —, est donc pour moi que l'art n'est pas étranger à la pensée ; il n'est pas la simple expression d'une pensée déjà constituée avant lui et abstraite ; il n'est donc pas assimilable à une technique qui réaliserait un concept donné à l'avance et qu'il faudrait retrouver. Dans le cinéma comme dans tout art, la pensée (et les idées en lesquelles cette pensée consiste) n'existe pas en dehors du champ du sensible que cette pensée ne transcende, ni ne traverse jamais. La première idée — proprement et radicalement esthétique —, est que l'art est le mouvement de la pensée elle-même prenant forme et configurant le sensible en élevant ce dernier à ce que Hegel appelait la pure apparence sans que cette élévation aboutisse à une coupure ou une séparation définitive. Pensée-image (ou, pour la musique, pensée-son ; pour le cinéma pensée-image-son), image-pensée mue par le devenir forme du fond et par le devenir fond de la forme, l'art serait ainsi moins une représentation qu'une manifestation ; et, comme tel, il serait profondément philosophique ou philosophant. Non bien sûr au sens académique, disciplinaire et même universitaire. Non au sens conceptuel, mais au sens où l'art est une pensée sensible et matérielle (on pourrait dire symbolique) qui possède avec la philosophie les mêmes propriétés d'être — alors même que la pensée artistique n'est pas argumentative —, une pensée réflexive, une pensée problématique qui, selon la vieille idée grecque, s'étonne. Et par étonnement, il faut entendre comme chez Platon et Aristote bien sûr, l'acte contradictoire de s'émerveiller mais aussi de s'inquiéter ; l'acte d'admirer le réel d'un côté, mais, d'un autre côté, l'acte profondément fragile et ouvert de ne pas se satisfaire de cette admiration afin de comprendre qu'il y a, derrière les formes de la réalité comme des œuvres qui explorent cette réalité, quelque chose à comprendre, quelque chose à chercher pour sortir de l'ignorance, de l'embarras et des impasses d'une pensée essentiellement et non occasionnellement questionnante.

On voit ici ce que l'esthétique que j'essaie de mettre en œuvre doit à Hegel et à Kant. Avec une double distance toutefois que je voudrais dire afin d'introduire ma seconde idée. Elle doit à Hegel dont la philosophie, par le fait même qu'elle accorde à l'art la propriété de la pensée, accorde du même coup à la philosophie, la propriété de l'art : au sein de ce chiasme, la philosophie comme l'art sont profondément créateurs. Si, dans sa création de formes sensibles, l'art pense, alors inversement la philosophie qui pense, crée des formes, des formes du discours qui disent la vérité tout comme le peintre ou comme le cinéaste par exemple l'exprime par des formes sensibles. Il y a du philosophique dans l'art. Il y a donc de l'artistique dans la philosophie ; en elle, il y a des formes et des figures ; et c'est la raison pour laquelle l'esthétique de Hegel peut alors être considérée comme un roman philosophique où le sensible devient discours, ce qui amène le texte hégélien, non pas tant à réfléchir sur les œuvres, qu'à les recréer dans l'élément (dans le matériau) du langage et de la pensée conceptuelle. Toutefois, et c'est ici que j'abandonnerais Hegel, ce poème des arts est profondément fermé puisque déployant la réalité artistique dans sa totalité, puisque, construisant un concept unifié d'art, un système des arts et une histoire conceptuelle des arts, il ne donne aucune place ni aucune chance à l'émergence de nouveaux arts comme la photographie et comme le cinéma. Le cercle des arts, ce cercle de cercles qui est ouvert à l'égard de l'histoire de toutes les autres formes de pensée est, à l'égard d'autres arts susceptibles de naître, complètement fermé.

On voit aussi ce que la notion d'esthétique doit à Kant qui est avant Hegel l'un des premiers à insister, dans son analyse de l'idée esthétique et du génie, sur l'idée selon laquelle l'idée esthétique est « une représentation de l'imagination, qui donne beaucoup à penser (viel zu denken), sans qu'aucune pensée déterminée, c'est-à-dire de concept, puisse lui être adéquate et que par conséquent aucune langue ne peut complètement exprimer et rendre intelligible » (Critique de la faculté de juger, § 49). Il y a bien chez Kant cette idée d'un symbolisme dans la nature et dans l'art par lequel l'esprit humain élargit ses pensées à des intuitions auxquelles aucun concept n'est adéquat et qui sont par là même inexprimables parce qu'elles ouvrent, « à perte de vue » dit Kant, au-delà des limites de l'expérience et des mots.

2) Idée artistique

Mais l'idée artistique (c'est la seconde idée que je voudrais expliquer) n'est pas l'idée esthétique kantienne qui donne une forme sensible aux « êtres invisibles, aux saints, à l'enfer et à l'éternité » ou qui élève à la perfection (et au-delà des bornes de l'expérience sensible) des choses que l'on expérimente comme la mort, les vices, l'amour, la gloire, etc. L'idée artistique ne représente pas le suprasensible et n'élève pas le spectateur à l'ordre spirituel de la moralité. Elle est simplement un nœud de significations indétachable de la forme matérielle, sensible et concrète qu'une œuvre d'art met en scène, en image, en son, selon les lois propres et immanentes du médium qu'elle utilise et informe de façon singulière. L'idée artistique (qui comme toute idée dépasse les cloisons définitionnelles auxquelles tendent le concept) n'est pourtant pas un brouillard de significations qui oriente notre esprit au-delà de notre existence sensible : elle est, dans l'immanence du sensible informée par l'artiste, ce complexe de sens et de forme qui est si serré que c'est le dualisme même du sens et de la forme qui devient caduc, ­— complexe qui est très difficile à décrire car il n'existe pas ailleurs qu'en lui-même ou au-delà de lui-même (par exemple, dans sa description ou dans son commentaire critique). Pour employer l'expression de Boris de Schloezer, l'idée artistique est une « idée concrète » qui ne veut rien dire ou qui ne veut rien montrer parce que ce vouloir dire introduirait une distance entre le contenu et son expression ; elle est simplement un dire ou un simple montrer exactement comme le corps dont on doit dire qu'il ne manifeste pas un sentiment se cachant et se montrant comme derrière un vêtement, mais qu'il est proprement le sentiment. Pour Schloezer comme auparavant pour Eduard Hanslick (1854) « la forme, par opposition au sentiment, est le vrai contenu, le vrai fond de l'œuvre, elle est l'œuvre même : le sentiment provoqué en nous, on ne peut l'appeler ni forme ni fond, il n'est qu'un effet, qu'une résultante[1] ». L'œuvre (musicale ou autre) selon Schloezer ne livre pas de significations qui seraient autres que spécifiquement artistiques : de manière tout à fait paradigmatique, la musique de Jean-Sébastien Bach — qu'elle soit sacrée ou pas — propose à l'auditeur, non des « significations » nécessairement transcendantes par rapport à elle et qui pourraient se dire indépendamment d'elle, mais ce que Schloezer appelle un « sens » : un sens nécessairement intérieur à la forme musicale ; un sens qui est la forme musicale elle-même[2]. Ce sens, Schloezer le nomme « spirituel », non pas parce qu'il renverrait à d'obscures réalités suprasensibles mais parce qu'il souhaite le distinguer du sens qu'il appelle « rationnel » (qui est un contenu que l'on pourrait dire sans l'œuvre à l'aide du langage nécessairement représentationnel) et du sens qu'il appelle « psychologique » (qui est tout imprégné de sentiments et d'émotions subjectifs immédiatement vécus par l'auditeur).

Dans son ordre propre, chaque art construit donc des idées concrètes artistiques. Prenons des exemples différents avec la pensée selon laquelle il sera difficile de dire ce qu'est une idée cinématographique, le cinéma apparaissant d'emblée comme art des arts ou comme art mixte qui contient les autres et qui joue avec les autres.

La musique : le premier mouvement de la Musique pour cordes, percussions et célesta de Béla Bartók (1936) : une fugue qui se déploie organiquement sur le modèle d'un éventail se dépliant crescendo et se repliant decrescendo à partir d'un sujet et d'un contre-sujet ; une fugue en deux parties nettement séparées qui, vers la fin du mouvement, au moment d'un trait répétitif du célesta qui fonctionne comme un signal, superpose le contre-sujet et le sujet de façon à faire entendre et comprendre que le contre-sujet est le sujet inversé comme dans un miroir : le monde sonore et toute la variété mélodique, rythmique, harmonique et dynamique qui le constitue montre, de façon réflexive, la loi sur laquelle ce monde et sa variété existent et se présentent à nous. Cette loi est un schéma géométrique simple (une construction symétrique et un ordre arithmétique rigoureux, le nombre d'or). C'est le rapport qui gouverne le nombre de mesures des deux parties de la fugue ainsi que des deux parties de chacune des deux parties, celle du déploiement de la fugue et celle de son reploiement.

On pourrait aussi analyser une idée littéraire ou une idée picturale : l'idée picturale de La Chasse au tigre de Rubens (1616, musée de Rennes) qui présente, très proche et monumentale pour le regard, un tumulte, un emmêlement de corps possédant le mouvement d'une spirale tournant autour du croisement central des deux diagonales de l'œuvre. La dialectique du visible et de l'invisible par laquelle les corps se montrent, se recouvrent, se découvrent, se manifestent sous des aspects différents s'emboîtant les uns dans les autres, cette dialectique est d'autant plus vive que les contrastes de formes comme de couleurs permettent de mêler les corps des chevaux, des hommes et des fauves. Ce qui s'échange alors, ce qui passe l'un dans l'autre, ce ne sont pas seulement les aspects visibles et invisibles des corps en mouvements, c'est, plus profondément encore, la condition de chasseur et de chassé, de bourreau et de victime, d'homme et d'animal. De façon seulement visuelle et plastique, le tableau donne à voir et à penser (Rubens serait autant peintre-philosophe que Poussin) la réversibilité de ces conditions, le devenir-proie du chasseur, le devenir-chasseur de la proie, l'animalisation de l'homme en sa férocité, et l'humanisation réciproque de l'animal qui, lui aussi, souffre et meurt.

Dernier exemple, littéraire cette fois, d'une idée artistique : celle de l'incipit de Madame Bovary où Flaubert décrit la fameuse casquette de Charles écolier en un texte si saturé de détails que l'objet en devient monstrueux, effrayant et invisible par une telle hypertrophie du visible et par une telle densité de l'écriture et de ce qu'elle montre que le monde est donné à sentir dans son idiotie originaire, dans sa « laideur muette », dans son opacité, sa gravité, son étrangeté et même dans son obscénité que la photographie et le cinéma pourront reprendre selon leur logique visuelle propre.

Au terme de ce second ensemble de remarques et afin d'en venir à l'idée cinématographique, mon objet aujourd'hui devant vous, apparaît bien comme relayant la parole de Deleuze qui disait en 1987 à la fin de sa vie lors d'une conférence à la Fémis :

Avoir une idée en cinéma, encore une fois, ce n'est pas la même chose qu'avoir une idée ailleurs. Et pourtant, il y a des idées en cinéma qui pourraient valoir aussi dans d'autres disciplines. Il y a des idées en cinéma qui pourraient être d'excellentes idées en roman. Mais elles n'auraient pas la même allure du tout. Et puis, il y a des idées en cinéma qui ne peuvent être que cinématographiques.

3) Art et non-art cinématographique

Pour aller plus avant dans la description de l'idée spécifiquement cinématographique — maintenant que j'ai un peu éclairci l'idée d'idée artistique — je voudrais déployer un troisième ensemble de remarques sur le statut de l'art cinématographique. Ce statut est tout à fait contradictoire puisqu'il oscille entre celui d'un divertissement culturel sans consistance ou profondeur spirituelle et celui du grand art qui est capable de penser et de philosopher selon les sens que j'ai dits en commençant. Cette contradiction, un grand poète l'avait dite de façon fulgurante dès 1898, soit quatre ou cinq ans après les premiers films des frères Lumière et six ans après la publication du premier roman illustré par des photographies, celui de son ami Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte. Dans une réponse à une enquête « sur le roman illustré par la photographie » et par une formule de la plus grande ironie et de la plus tournoyante ambiguïté, Mallarmé écrit :

Sur le roman illustré par la photographie.

Je suis pour — aucune illustration, tout ce qu'évoque un livre devant se passer dans l'esprit du lecteur ; mais, si vous employez la photographie, que n'allez-vous droit au cinématographe, dont le déroulement remplacera, images et texte, maint volume, avantageusement[3].

Pour le poète et théoricien du Livre, du poème, de l'esprit comme espace intérieur et qui fait du cogito cartésien le modèle du théâtre en lequel consiste tout œuvre d'art, pour le poète contemporain toujours attentif à ce qu'il appelle « les engins de captation du monde moderne[4] », le cinéma amènerait à son plus haut point d'incandescence la contradiction entre les deux pôles qui structurent la pensée du cinéma depuis son origine.

1) Le pôle du non-art par lequel le cinéma est industrie de masse et d'« illétrés » comme dit Georges Duhamel, une activité culturelle générant des produits que le public consomme comme une marchandise. Complètement éloigné de ce que l'on pourrait appeler « le sacerdoce de la beauté », le cinéma serait un spectacle vain qui abandonnerait le public à sa perte c'est-à-dire à une complète absence de sens et d'unité. Le cinéma pousserait ainsi à bout la logique du spectacle telle que Guy Debord l'a décrite à la thèse 29 de La Société du spectacle : « L'origine du spectacle est la perte de l'unité du monde, et l'expansion gigantesque du spectacle moderne exprime la totalité de cette perte… Dans le spectacle, une partie du monde se représente devant le monde, et lui est supérieure. Le spectacle n'est que le langage commun de cette séparation. Ce qui relie les spectateurs n'est qu'un rapport irréversible au centre même qui maintient leur isolement. Le spectacle réunit le séparé, mais il le réunit en tant que séparé. » Le spectacle cinématographique est, de cette façon, scission pure : coupure des parties de l'œuvre qui n'est plus une totalité organique mais un montage et comme un appareillage ; coupure entre les spectateurs réunis dans leur isolement individuel ; coupure entre l'œuvre et le spectateur qui se divertit sans se concentrer et sans l'attention que suppose le livre ou le tableau ; séparation enfin qui produit « la liquidation de l'élément traditionnel dans l'héritage culturel » (Walter Benjamin). Cette quadruple coupure est d'autant plus puissante que le cinéma est totalement intégré à la vie sociale. Il est bien, sinon un mode de vie, du moins un mode de la vie où celle-ci se représente et, en se représentant, se modifie, c'est-à-dire se transforme et se reproduit. Erwin Panofsky le remarquait très clairement dans son texte On movies de 1936, c'est-à-dire la même année que la version définitive de la fameuse Œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique de Benjamin :

Ils [les films] sont, avec l'architecture, le dessin animé et le design commercial, l'une des formes d'art visuel encore vives. […] Que cela plaise ou pas, il n'existe rien qui façonne plus que les films l'opinion, le goût, la langue, l'habillement, le comportement et jusqu'à l'apparence physique d'un public qui se montre à plus de soixante pour cent de la population mondiale. Si une loi forçait tous les poètes, tous les compositeurs, tous les peintres et sculpteurs à renoncer à leur activité, seule une fraction du public s'apercevrait de la différence et une portion plus infime encore en éprouverait le moindre regret. Si la même interdiction frappait les cinéastes, les conséquences sociales seraient catastrophiques[5].

2) Mais le cinéma appartient au pôle inverse. Le pôle d'un art si puissant par son opération de « déroulement » qu'il aurait la possibilité d'appartenir au grand Art au même titre que la peinture et la littérature. Le cinéma « représente la première tentative réfléchie visant à hisser une forme d'art populaire au niveau du grand art […] » dit E. Panofsky (p. 112). Le cinéma procède à cet exhaussement en tant qu'il possède la capacité de convoquer l'ensemble des arts, de les assembler, de les fusionner en un jeu d'une très grande plasticité. Art total ou synthétique sÔil en est, le cinéma produit des œuvres qui ressemblent à des morceaux de musique, à des tableaux, à des romans, à des poèmes, à des ensembles architecturaux, mais qui sont — au sein même de cette ressemblance – capables de conquérir une singularité que la photographie par exemple ne possède pas tout à fait tant elle est susceptible de s'identifier, malgré elle, à un tableau[6]. Cette singularité tient sans aucun doute à l'aptitude cinématographique d'envelopper dans ses images, ses sons et ses musiques, toutes les configurations sensibles et esthétiques au sein de la dimension du mouvement et du temps. Cet enveloppement est si fort, que le mouvement et le temps ne sont pas seulement ceux d'un mobile enregistré par la caméra immobile (comme c'est le cas dans les premiers films des frères Lumière) : ils sont ceux des images elles-mêmes, doublement mouvantes et temporelles, parce que la caméra bouge d'une part et parce que les séquences montées les unes à la suite des autres meuvent ce qui est déjà en mouvement, d'autre part. Cet empilement de mouvements (mouvement de mouvement de mouvement) produit dans les images filmiques, en plus d'une spatialisation du temps, une temporalisation de l'espace même. Comme ce ne sont pas seulement les corps qui se meuvent, mais l'espace lui-même qui s'agite et change, ce dernier se temporalise profondément en n'étant plus un cadre ou un réceptacle fixe mais une pure mobilité qui modifie les choses et les corps de façon irréversible quand bien même ils ne se déplacent pas. À bien des égards (Gilles Deleuze l'a bien analysé), cette temporalisation engendre une expérience pure de la temporalité comme pure mobilité, sans la stabilité, sans l'immobilité et sans les stéréotypes (Deleuze parle de « clichés[7] ») d'une narration par exemple. Dans le cinéma classique, les images-mouvement, dit Deleuze, sont organisées par la figuration et la narration qui stabilisent leur mobilité et les asservissent encore à l'espace. La grande invention du cinéma d'après-guerre, c'est la libération progressive des images-mouvement de ce qui les enchaîne encore à la perception ordinaire des choses c'est-à-dire à l'action que nous avons sur elles habituellement dans la vie sociale ou dans le travail. La mobilité croissante de la caméra, la variabilité croissante des angles de cadrage, la complexité croissante du montage, vont permettre de bousculer complètement la position centrale d'un sujet percevant dans le pur ordre chronologique ou logique d'une action. Alors vont apparaître, dit Deleuze, les images-temps, c'est-à-dire des images ou des montages aberrants ou anormaux qui ne brisent pas le temps comme on pourrait le penser, mais qui brisent au contraire la domination de l'espace, de l'action et de la narration sur le temps. Dans les images-temps déconnectées de nos perceptions ordinaires centrées sur un sujet percevant et agissant, se montre un temps antérieur au mouvement, un temps pur où l'image présente contient un passé et un avenir qui ne sont pas reliés à l'image précédente ni à l'image suivante. On pourrait dire dans cette perspective que c'est cela une idée cinématographique : si une idée est une pause de la pensée qui ralentit, qui réfléchit sur elle-même et qui, dans ce mouvement de réflexion saisit quelque chose de problématique, l'idée cinématographique est une image-temps qui se détache du flux narratif pour faire voir et entendre, en une sorte de suspension fulgurante et étonnante à la fois, ce qu'elle est en elle-même, sa forme et son expression, sans au-delà intellectuelle, psychologique ou diégétique ou en considérant ces au-delà comme ne lui étant pas essentiels.

Plusieurs exemples. La séquence au milieu de 2001 : l'odyssée de l'espace de Stanley Kubrick (1968) où l'os jeté en l'air dans la furie du combat des préhominiens se transforme en une vaisseau spatial : sans doute la séquence joue-t-elle un rôle narratif puisqu'elle est une prodigieuse ellipse condensant en quelques secondes plusieurs millions d'années et puisqu'elle assure le passage entre la première et la seconde partie du film. Mais, dans son quadruple mouvement ralenti (mouvement de montée et de descente de la caméra, mouvement tournoyant de l'os-fusée, mouvement du passage progressif de l'os à la fusée, mouvement de coupure entre deux scènes ou entre deux actes), les images spécifiquement cinématographiques se reploient sur elles-mêmes et sur leur forces plastiques et suggestives par lesquelles se disent et où se montrent le nom même de l'homme ainsi que le mouvement et la nature de son histoire.

Deuxième exemple moins connu : ce plan de quelques secondes qui se trouve au cœur de Pandora et le Hollandais volant d'Albert Lewin (1951, avec Ava Gardner et James Mason). Filmé en nuit américaine, « un bolide qui passe à vive allure devant la statue d'une déesse grecque, debout sur le sable. En réalité, dit Lewin lui-même, c'est cette image qui fut la première pour moi et qui me poussa à développer l'histoire toute entière de Pandora[8] ». Le film n'est pas fondamentalement « une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l'histoire » comme le disait Alberti du tableau[9] et ce ne sont donc pas ses relations logiques qui assemblent tous les plans de Pandora en un mouvement qui irait de la multiplicité à l'unité selon la logique du muthos exposée par Aristote dans la Poétique. Au contraire, c'est un seul et unique plan de cinq secondes (et qui n'a pas une grande fonction diégétique — plan se démultipliant dans tous les autres selon un processus ressemblant à une immense explosion audio-visuelle) qui en est l'archè cachée c'est-à-dire la forme visuelle et expressive simple qui se diffracte dans l'ensemble du film et dans l'ensemble des ses parties. Or, ce plan en mouvement (mouvement de l'automobile et de la caméra) est de pures scissions, juxtapositions et incongruités ; et ces dernières sont en même temps visuelles, temporelles, narratives, culturelles, symboliques. Ce plan qui contient tous les autres est, dans sa déhiscence c'est-à-dire dans ses plis, proprement cinématographique ; et il contient le film tout entier reposant sur le choc des temps, des citations, des arts, de la légende et du prosaïque.

De tous ces deux exemples, on pourrait facilement remonter au si célèbre film-manifeste de Dziga Vertov, L'Homme à la caméra (1929), qui explore à chaque instant (dans une systématique réflexivité puisque Vertov filme en plus d'une journée dans les villes d'Odessa et de Kiev, l'acte de filmer, l'acte de monter, l'acte de regarder un film) les pouvoirs créateurs du cinéma et de ce qu'il appelle dans son texte de 1923 « le ciné-œil », ce ciné-œil qui « affranchit désormais et pour toujours de l'immobilité humaine ». Ce pouvoir serait de monter ou de coller, d'une façon similaire au montage et au collage constructiviste d'Alexandre Rotchenko, des plans sans intertitres, sans scénario et sans acteurs qui enregistrent « la vie à l'improviste » (titre du film de 1924) et qui fait se succéder des idées cinématographiques que seuls la caméra et le montage sont capables de montrer parce que, dans un mouvement spécifiquement filmiques, ils « juxtapose(nt) tous les points de l'univers, peu importe d'où ils viennent[10] ».

4) Matérialisme et psychologisme

On pourrait dire qu'en ressemblant à tous les arts (à la photographie, à la peinture, à la musique, à la littérature), le cinéma ne ressemble à aucun d'entre eux, nous offrant une expérience sui generis très difficile à décrire parce qu'elle ne ressemble à rien, à rien d'autre qu'à elle-même : images sonores qui sont devant nous et qui nous enveloppent de façon à ce que nous soyons en elles ; images qui ne sont ni à l'extérieur, ni à l'intérieur, ni complètement spectacle du monde, ni complètement images mentales, ni complètement images oniriques, quoiqu'elles tiennent, par un côté, à chacune d'elles. À cette difficulté de la description phénoménologique répond évidemment une difficulté d'ordre ontologique portant sur le mode d'existence des films qui, pour aller vite et pour le dire dans les mots de Stanley Cavell, « ne ressemblent à rien sur la terre. Ils ont l'évanescence des exécutions musicales, mais ils ne sont pas des enregistrements (parce qu'il n'existe rien indépendamment d'eux à quoi ils doivent être fidèles) ; et ils ne sont pas non plus des exécutions ou des représentations théâtrales (parce qu'on peut les réitérer parfaitement)[11] ».

Il semblerait en conséquence que le cinéma possède sa particularité, son « évanescence » (selon Cavell), son aspect esthétiquement problématique et sa séduction artistique, du fait qu'il soit pris dans la tension qui oppose un matérialisme de principe[12] à un subjectivisme qui ne l'est pas moins.

a) Un matérialisme, parce que tout film s'adosse à l'indépassable idée qu'il capte la réalité physique et qu'il possède toujours, au fond de lui, le fait qu'il tienne à quelque chose du documentaire :

C'est le cinéma, écrit Panofsky, et seulement le cinéma, qui rend justice à l'interprétation matérialiste de l'univers qui, que nous y adhérions ou pas, imprègne la civilisation contemporaine… C'est avec des choses et des personnes réelles, pas avec une matière neutre, que le cinéma façonne une composition dont le style et, à l'occasion, l'aspect fantastique ou éminemment symbolique viennent moins de l'interprétation du monde qui a germé dans l'esprit de l'artiste que de sa manipulation des objets physiques et du matériel d'enregistrement. La matière des films est la réalité physique en tant que telle… (On movies p. 139)

Siegfried Kracauer l'énonce très fermement tout au long de son maître livre, La Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle[13] : le cinéma ne s'accomplit pleinement comme cinéma que s'il nous met en présence des origines, des ramifications et des connotations matérielles de tous les événements émotionnels et intellectuels qui constituent l'intrigue ; qu'il ne peut rendre exactement compte des ces faits intimes qu'en nous entraînant au cœur de « la jungle de la vie matérielle » dont ils sont issus et dans lequel ils restent insérés. Le cinéma est beaucoup plus dépendant que la peinture, la musique et la littérature de la réalité à l'état brut qu'il se donne pour tâche de scruter et d'explorer. Si, comme le dit Hegel, la musique est l'art qui se donne à lui-même son propre matériau (les sons obtenus par tous les instruments inventés pour les produire avec leur timbre, leur hauteur, leur dynamique et leur attaque), le cinéma est, comme la photographie, cet art qui trouve déjà-là tout son matériau qu'il doit enregistrer et dont il doit découvrir les infinis détails. Au fond de chaque film comme au fond de chaque photographie, et même au fond d'un film et d'une photographie extrêmement composés, sophistiqués, artificiels où se manifestent de façon spectaculaire les choix de l'artiste, gît l'idée que c'est la réalité elle-même dans sa massivité, dans son opacité et dans son étrangeté qui est donnée à voir. Photographie et cinéma sont ici solidaires par l'effet d'estrangement de leurs images, effet sur lequel a beaucoup insisté Siegfried Kracauer dans le prolongement de Marcel Proust. Dans Le Côté de Guermantes, le narrateur observe sa grand-mère sans être annoncé :

J'étais là, ou plutôt je n'étais pas encore là puisqu'elle ne le savait pas […]. De moi […] il n'y avait là que le témoin, l'observateur, en chapeau et manteau de voyage, l'étranger qui n'est pas de la maison, le photographe qui vient prendre un cliché des lieux qu'on ne reverra plus. Ce qui, mécaniquement, se fit à ce moment dans mes yeux quand j'aperçus ma grand-mère, ce fut bien une photographie. Nous ne voyons jamais les êtres chéris que dans le système animé, le mouvement perpétuel de notre incessante tendresse, laquelle, avant de laisser les images que nous présente leur visage arriver jusqu'à nous, les prend dans son tourbillon, les rejette sur l'idée que nous nous faisons d'eux depuis toujours, les fait adhérer à elle, coïncider avec elle. Comment, puisque le front, les joues de ma grand-mère, je leur faisais signifier ce qu'il y a avait de délicat et de plus permanent dans son esprit, comment puisque tout regard habituel est une nécromancie et chaque visage qu'on aime, le miroir du passé, comment n'en eussé-je pas omis ce qui en elle avait pu s'alourdir et changer, alors que, même dans les spectacles les plus indifférents de la vie, notre œil, chargé de pensée, néglige, comme ferait une tragédie classique, toutes les images qui ne concourent pas à l'action et ne retient que celles qui peuvent rendre intelligible le but ? […] moi, pour qui ma grand-mère c'était encore moi-même, moi qui ne l'avais jamais vue que dans mon âme […], pour la première fois et seulement pour un instant […], j'aperçus sur le canapé, sous la lampe, rouge, lourde et vulgaire, malade, rêvassant, promenant au-dessus d'un livre des yeux un peu fous, une vieille dame accablée que je ne connaissais pas[14].

La photographie et le cinéma nous transforment en voyant et peut-être en voyeur. Il nous font regardeur étranger et abstrait au sens de séparé, au travers du bien nommé objectif par lequel c'est la réalité physique et objective qui se livre sans les projections qui habituellement subjectivisent et adoucissent notre regard toujours narcissique, c'est-à-dire tourné vers lui-même. Le cinéma partage avec la photographie ce regard distancié ou détaché à la fois cruel et intéressant, cruel quand il porte sur des personnes et des scènes émouvantes, intéressant quand il porte sur des objets ou des situations que nous ne cessons jamais de voir dans la vie ordinaire mais que nous omettons de contempler pour eux-mêmes : rues, façades de maison, automobile, téléphone, éclairage public, publicité, etc., etc. Le cinéma est l'art du souci de l'extériorité et de la corporéité pour elles-mêmes. Il s'attarde volontiers à nous faire voir à la fois ce que nous voyons trop et ce que nous rechignons à contempler : la mort, la souffrance, le sexe : « il s'attache à rendre visible ce qui est habituellement noyé dans le trouble intérieur.[…] C'est ainsi que le cinéma vise à transformer le témoin bouleversé en un observateur conscient » affirme Kracauer[15]. Peu métaphorique ou épiphorique (comme le sont la peinture ou la littérature), le cinéma est métonymique parce qu'il nous plonge « au cœur du réel », au sein de sa trame et des infinis détails qui la constituent. Il est donc l'art de notre curiosité pour la réalité, et de nos aventures au milieu d'un monde conçu comme foncièrement rétif parce qu'il ne conspire ni ne s'accorde avec nos désirs et toute la douceur de notre intériorité interprétante. Comme le disait de façon fulgurante Mallarmé qui a vu le développement de la photo et le moment primitif du cinéma : « Fuir ce monde ? On en est[16]. »

b) Mais l'inverse est également vrai et c'est là sa spécificité, celle d'une oscillation aporétique qui ne saurait trouver de dépassement synthétique : le cinéma relève aussi d'un subjectivisme voire d'un onirisme, parce que tout film, par et dans la labilité extrême du spectacle qu'il propose, nous projette, non plus dans le monde extérieur, mais dans le monde intérieur extraordinairement fluant de l'esprit d'un artiste ou d'un personnage. L'usage du gros plan est ici intéressant parce qu'il pénètre au plus profond des détails de la réalité et au plus près de ce que l'on pourrait appeler la poussière du monde, au plus près de ce que Benjamin appelle « l'inconscient de la vue » ; mais il le fait avec une telle force et avec tant de possibilités de mouvements et de perspectives qu'il acquiert une très grande puissance expressive et émotionnelle. Le gros plan est l'une des opérations principales du cinéma parce qu'il joint toujours à l'estrangement et au détachement du regard (à la dénotation), la subjectivisation des choses (la connotation) c'est-à-dire leur animation et leur portrait. Béla Balàzs disait que le gros plan signifie « une sorte de naturalisme ». Mais il y voyait aussi ce qu'il appelle « un naturalisme de l'amour » tant le cinéaste qui filme en gros plan les corps comme les choses les caresse et les aime.

Dans les films comportant de nombreux gros plans de bonne qualité, on a souvent l'impression que l'observation est le fait non pas d'un bon œil, mais d'un bon cœur. C'est ainsi qu'ils rayonnent d'une chaleur, d'un lyrisme médiatisé dont l'importance artistique particulière consiste en ce qu'ils émeuvent sans tomber dans la sentimentalité. Ce lyrisme reste impersonnel, objectif. Le sentiment de tendresse envers les choses est éveillé sans en recevoir le nom[17].

Avec le gros plan contrastant avec les plans moyens et larges (ce qu'aucun autre art ne peut faire), les choses deviennent des acteurs et l'art filmique un art de l'accentuation de l'expression et un art du sublime, non le sublime kantien qui ouvre l'esprit au suprasensible, mais un sublime contemporain, un sublime sans transcendance ni chimères, ni mythes, un sublime qui consisterait en la monstration d'expériences sensibles et affectives qui choquent nos modes habituels de perception du monde et qui leur font violence alors même que c'est la réalité qui est enregistrée et qui est ainsi montrée et aimée comme le lieu d'une infinité d'expériences nouvelles.

Dans la Recherche, Proust toujours lui, utilise le modèle de l'image photographique pour décrire l'expérience, si troublante pour chacun, du baiser (dans le texte, le baiser s'effectue de façon moins troublante sur les joues) :

D'abord, au fur et à mesure que ma bouche commença à s'approcher des joues que mes regards lui avaient proposé d'embrasser, ceux-ci se déplaçant virent des joues nouvelles ; le cou, aperçu de plus près et comme à la loupe, montra, dans ses gros grains, une robustesse qui modifia le caractère de la figure. Les dernières applications de la photographie […] je ne vois que cela qui puisse, autant que le baiser, faire surgir de ce que nous croyions une chose à aspect défini, les cent autres choses qu'elle est tout aussi bien, puisque chacune est relative à une perspective non moins légitime. […] comme si, en accélérant prodigieusement la rapidité des changements de perspective et des changements de coloration que nous offre une personne dans nos diverses rencontres avec elle, j'avais voulu les faire tenir toutes en quelques secondes pour recréer expérimentalement le phénomène qui diversifie l'individualité d'un être et tirer les unes des autres, comme d'un étui, toutes les possibilités qu'il enferme, dans ce court trajet de mes lèvres vers sa joue, c'est dix Albertines que je vis ; cette seule jeune fille étant comme une déesse à plusieurs têtes, celle que j'avais vue en dernier, si je tentais de m'approcher d'elle, faisait place à une autre[18].

Proust utilise la photographie afin de faire comprendre notre propre perception du baiser à même sa labilité et à même la démultiplication des aspects qu'elle recèle (tel ici est le véritable trouble). Inversement, il utilise la description de la perception du baiser pour faire comprendre la logique diversifiante de la photographie. Cette entre-compréhension de la photo par le baiser et du baiser par la photo, m'apparaît maintenant valoir infiniment plus pour les rapports entre le baiser et le cinéma dont les scènes de baiser sont évidemment légion et dont certaines sont légendaires. J'ai alors l'impression que, si le cinéma filme volontiers le baiser, c'est évidemment parce que le baiser est émouvant par lui-même et l'occasion de toutes les identifications et projections de la part du spectateur, mais aussi et peut-être surtout, parce qu'en filmant le baiser (sous tous ses aspects, par d'infinies manières et au moyen de tous les plans), il filme sa propre puissance d'émotion et d'expressivité, quels que soient l'objet ou la scène filmés. Dès lors, le cinéma serait capable de faire coïncider « l'universel reportage » de la captation des choses et des corps, avec l'imitation, non plus des choses, mais des effets subjectifs qu'elles produisent sur le metteur en scène et sur le spectateur. Au sein de l'exploration attentive d'un réel foisonnant – exploration que permettent les mouvements de caméra, les mouvements des zooms, les mouvements du montage des différents plans —, s'ouvriraient alors toutes les perspectives de fiction ; et cela sans nécessairement de narration. Au sujet de son film Une femme est une femme sorti en 1961, Godard déclarait :

Si je m'analyse aujourd'hui, je vois que j'ai toujours voulu, au fond, faire un film de recherche [le « côté Lumière » qui est le côté documentaire] sous forme de spectacle [le « côté Méliès » qui est le côté de la fiction]. Le côté documentaire c'est : un homme dans telle situation. […] Le côté spectacle vient, dans Une Femme est une femme, de ce que la femme est une comédienne […][19].

Le « côté Lumière » et le « côté Méliès » qui s'échangent chez Flaherty, Eisenstein, Johan van der Keuken ou Jean-Luc Godard ne sont donc pas deux voies indépendantes que le cinéma pourrait prendre tour à tour. Ils sont comme l'endroit et l'envers d'une feuille de papier, les deux aspects intriqués d'une même réalité et d'une même force dans laquelle notre entendement peut bien distinguer deux faces, mais une seule et même force que le film déploie ou, plutôt, qu'il est. Pour le dire d'un mot : cette force permet l'échange, ou la perpétuelle et indécise redistribution, de l'intérieur et de l'extérieur.

C'est ce trouble qui se trouverait thématisé, mis en œuvre et donné à sentir dans une idée spécifiquement cinématographique telle qu'on la voit chez Hitchcock. On sait que, dans Vertigo (1958), Hitchcock met en scène l'histoire fascinante de ce que Georges Rodenbach appelait, au sein de son roman Bruges-La-Morte (1892), le « pouvoir indéfinissable de la ressemblance » puisque les deux pseudo-personnages de Madeleine et de Judy font tomber le personnage masculin central (Scotty ) dans un piège dont il sort, à la fin, victorieux et brisé. Tout le film repose sur le double jeu consistant à reconnaître à chaque fois sous des habits différents la même femme, et à ne pas pouvoir distinguer deux personnages féminins différents quand ils s'habillent exactement de la même façon et qu'ils deviennent, alors, absolument identiques. Or, ce double jeu engendrant la méditation divertissante du film d'Hitchcock sur les vertiges du double, de l'apparence et du simulacre, n'est possible que grâce au fait spécifiquement cinématographique, et qu'aucun autre art ne saurait produire, que les deux personnages sont joués par la même actrice (Kim Novak). De la même façon, le même trouble de l'identité par le jeu cinématographique du double se retrouve, mais inversé, dans Cet obscur objet du désir de Luis Bunuel (1977) puisque le même personnage de Conchita est cette fois joué par deux actrices différentes, Carole Bouquet et Angela Molina.

5) Totalisation et fragmentation

Les trois aspects du cinéma que je viens de repérer (le cinéma comme mode de la vie, comme art synthétique, comme art de l'extériorité et de l'intériorité sans que l'on puisse faire une véritable séparation) semblent pouvoir trouver leur rassemblement dans la singulière capacité du cinéma, à savoir celle de faire tenir ensemble les trois modalités du rapport entre art et vie quotidienne (fuite au dehors, transfiguration et volonté du quotidien), ces trois modalités se répartissant en un éventail qui se déplie entre le pôle de la totalité et celui du fragment. Dans un même film en effet – et selon moi dans les plus grands – s'imbriquent absolument la volonté d'une parfaite construction formelle, narrative, plastique et sonore, avec la volonté d'une attention aux choses, aux corps, à leurs aspects les plus matériels, aux instants extrêmement fragmentés et fugaces de leurs apparitions (voir La Nuit du chasseur de Charles Laughton). Cette attention peut produire leur transfiguration un peu comme dans la peinture hollandaise (ici le cinéma mime la peinture en devenant un cinéma que l'on appellerait esthétisant), mais elle peut aussi et simplement en rester à leur simple exposition sans souci de liaison entre les images les unes avec les autres, sans souci de liaison entre les images et la totalité narrative. Or, dans cette exposition se livrent le quotidien ou le banal[20] comme tels, c'est-à-dire comme ils sont dans notre vie où les événements n'arrivent pas les uns à cause des autres, mais les uns à la suite des autres. Dans un film de Bresson — par exemple dans Au hasard Balthazar — se donne à voir ce que nous ne cessons jamais de voir au hasard dans la réalité mais sans le regarder véritablement : un lampadaire, une poignée de porte, une chaise, un regard, une main, etc. L'objet du film peut être les pérégrinations d'un âne abandonné à la méchanceté des hommes. Il est plus fondamentalement le mouvement du réel lui-même en sa matérialité d'où sortent les événements, les hommes, leurs rapports et les récits qu'on peut en faire. Dans ce spectacle coupé du monde qu'est le cinéma, le quotidien se livre pourtant dans le mouvement de son apparaître même, dans ce battement ou dans cette vibration que Mallarmé cherchait à voir partout, au sein des phénomènes naturels et humains, des mythes de l'humanité et des choses les plus modestes et les plus minuscules. Il est donc très important qu'au cinéma on puisse voir et entendre, comme dans un film de Godard à la narration branlante et à l'obscurité sciemment aménagée, des bruits de voitures, des affiches placardées sur les murs, des néons publicitaires, des journaux dans un kiosque, des hommes et des femmes en train de marcher, de fumer, de bavarder sans qu'aucun contenu, qu'aucune information et même qu'aucun sentiment soient véritablement exprimés. Car c'est toute cette inutilité contingente dont nous sommes pétris qui doit être montrée parce que c'est elle qui est le fond de tout ce qui existe pour nous : de nos amours, de nos idées, de nos croyances, de nos arts et de l'ensemble de notre culture. C'est cette inutilité contingente que le cinéma doit montrer, non complètement totalisée et unifiée, mais comme contingence, comme un désordre s'ordonnant et, immédiatement, se désagrégeant à nouveau. Dans Le Mépris, l'amour finissant et la nouvelle relation naissante, les rapports humains inaboutis, les malentendus, le cinéma lui-même (celui de Rossellini ou celui de Fritz Lang), la culture méditerranéenne, l'Odyssée d'Homère, n'existent que parce qu'il y a d'abord des objets, des corps, des parties de corps, des ustensiles, des maisons avec une salle de bain et un canapé rouge.

Rendre attentif le spectateur à ce qu'il ne voit pas habituellement ; lui faire regarder et admirer le monde qui lui est devenu invisible à force d'être étalé devant lui constamment et ordinairement ; lui faire saisir enfin tout le côté fugace, transitoire et éphémère de la vie comme par exemple une couleur, l'aspect d'un objet, un regard, un geste, un sourire, un lieu dans lequel nous passons ou demeurons, bref toute cette insignifiance du quotidien qui accède, grâce à l'art, à la signification : telle est la tâche de l'art au moins depuis la Renaissance. Il me semble que la pensée cinématographique d'un Godard va jusqu'au bout de cette mission, jusqu'au bout c'est-à-dire au moment critique  où le film se construit et se déconstruit à la fois au contact de la contingence et de la gratuité du réel qu'il enregistre : « aller jusqu'au bout là où on voit qu'on ne peut pas aller plus loin » dit Godard.

Godard est un grand cinéaste qui expérimente radicalement les ressources de son art parce qu'il ne cesse de nous faire comprendre que la signification n'est pas l'antipode absolu de l'insignifiance dont il faudrait qu'elle se garde pure par un saut en dehors d'elle. Cinéaste hégélien au contraire, il nous montre que la signification de l'œuvre doit, de part en part, se nourrir de l'insignifiance du monde comme cet autre en lequel elle doit s'aliéner pour pouvoir fragilement émerger et qu'elle doit conserver pour avoir une chance de la dépasser. Ainsi explique-t-on (parce que la signification contient l'insignifiance et en est le simple déplacement) que Godard s'intéresse et nous intéresse à tout ce qui relève du lieu commun, de la bêtise, de l'opinion, de ce que Flaubert appelait une « idée reçue » et Baudelaire un « poncif » répété par « le premier venu[21] » : par exemple, le cliché selon lequel « une femme est une femme », un être innocent, désirant, éminemment sensible, fragile, naïf, variant, enfantin, qui « répond à côté », qui fait « souffrir les hommes » et qui « veut l'impossible », comme dit Émile tout au long du film Une femme est une femme. C'est tout le bavardage dont nous sommes faits, c'est tout le babillage sans aucune consistance dont nous sommes à la fois les agents et les patients, les causes et les effets, les auteurs et les victimes, que Godard nous montre et nous fait entendre afin que la banalité apparaisse chez lui comme le lieu et la condition même de « la profondeur immense de la pensée[22] » du cinéma. Ce cinéma est sans réel contenu substantiel ; il conteste même tous les contenus en les exhibant souvent cruellement, parce qu'il veut montrer sa propre puissance dÔinvention, ses propres puissances de mise en scène, de mise en image et de montage qui sont d'autant plus spectaculaires qu'elles ne s'adossent sur rien ; sur rien d'autre qu'elles-mêmes : un cinéma « sur rien […] qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style […][23] ».

Dans cette perspective, il y a aurait une longue étude à faire sur la présence filmique envahissante de l'acte ordinaire de fumer, du geste en lequel cet acte consiste, des sentiments extrêmement variés qu'il exprime, du motif visuel qu'il permet : l'étincelle de lumière de la surface ignée, la cendre grise qui tombe, les volutes ou les arabesques de fumée qui s'élèvent. Par delà l'enracinement de l'acte de fumer dans la réalité sociale la plus quotidienne, par delà les significations psychologiques et symboliques (l'amour et la mort) qu'il détient, la fumée de cigarette est un motif cinématographique par excellence parce qu'il est celui du mouvement même, de l'indéterminé, de l'éphémérité, de la caducité et du quasi rien de ses « jeux circonvolutoires » comme dit Mallarmé : tout cela, dans son inconsistance et dans un pur mouvement de naissance et d'abolition, est bien constitutif du flux ou du continuum de la vie prise sur le vif et qui n'a ni commencement, ni milieu, ni fin. On pourrait aussi considérer de la même façon les motifs de la foule ou de la rue comme des motifs non spécifiquement cinématographiques mais parfaitement adéquats à sa pensée et sa pratique : une pensée et une pratique qui ne vont pas du haut vers le bas comme les autres arts, mais une pensée et une pratique qui vont du bas vers le haut :  de la texture de la vie de tous les jours vers les totalités les plus fines ou les plus intellectualisées sans que ces totalités ne soient jamais détachées du matériau brut, amorphe et fragmenté qui en constitue la trame.

Conclusion

Même s'il considérait le cinéma comme le lieu d'un art sans mythes ni illusions, Walter Benjamin s'inquiétait de voir le film comme un instrument aussi coupant et violent que le bistouri de chirurgien[24]. Cette coupure est double. 1) Elle est une crise culturelle puisque, comme l'on sait, Benjamin interprétait le cinéma comme l'aboutissement du processus de liquidation de l'aura, ce processus qui avait commencé avec la photographie et qui s'était approfondi par Dada. 2) Cette coupure est aussi celle de l'œuvre et de son mode d'existence eux-mêmes, puisque le film est un montage asservi à des exigences techniques au plus loin de la sereine contemplation attentive et recueillie que ce montage ne sollicite plus. Au contraire, la successivité des images et leur séparation engendrent ce que Benjamin nomme « un traumatisme ».

J'ai le sentiment plus immédiatement optimiste que le cinéma est cependant parfaitement capable de conquérir, dans le temps et le mouvement des images et des sons bouillonnants de notre réalité fragmentée (de notre seule réalité), non seulement une nouvelle aura non religieuse ou une présence non transcendante, mais l'unité enveloppante des anciens mythes auxquels nous ne croyons plus mais qui conservent dans leur fiction une puissance d'intelligibilité de ce que nous sommes et de ce que nous faisons. Au cinéma, la grandeur des images, la puissance de la lumière et des sons amènent à la constitution d'un spectacle et d'une représentation qui ne sont plus tout à fait un spectacle et une représentation dans la mesure où ils absorbent le spectateur en lui faisant, par moments et presque, perdre le statut de sujet voyant et entendant et de ce que Mallarmé nommait, dans son analyse de l'opéra wagnérien, un « témoin ». Telle est la force de ce curieux spectacle très spectaculaire au sens trivial du terme, mais qui l'est si peu par ailleurs, parce que nous sommes en lui et parce que, inversement, il se loge en nous sous la forme de puissants souvenirs et d'usages. Si bien que le cinéma produisant l'intrication d'une « mythologisation du quotidien » et d'une « quotidianisation du mythe[25] », fait coïncider l'idée qui est celle de la pensée mythique sous toutes ses formes (à savoir l'idée selon laquelle l'homme est moins un être pensant qu'un être pensé, englobé dans des significations dont il n'est pas le maître), avec l'idée moderne selon laquelle ces significations non transcendantes (car psychologiques, sociales, historiques, culturelles, etc.) qui se passent dans son dos sont inséparables de l'insignifiance et de la contingence des choses matérielles qu'on ne dépasse jamais. Dans Sandra de Visconti par exemple, la mondanité creuse, le désordre de la ville, des routes et des panneaux de signalisation, la mémoire (anamnésis plus que mnémè) de la culture étrusque, les pulsions « êtres mythiques, grandioses dans leur indétermination[26] », tout cela affleure à la surface du chatoyant et somptueux jeu en noir et blanc du film : du film de Visconti et du regard de Claudia Cardinale.

Pierre-Henry Frangne



[1] Eduard Hanslick, Du beau dans la musique, trad. franç., Paris, Christian Bourgois, 1986, p. 135.

[2] Boris de Schloezer, Introduction à Jean-Sébastien Bach, [1947], rééd. PUR, 2009, p.114.

[3] Stéphane Mallarmé, Réponses à des enquêtes, dans Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2003, vol. II, p. 668.

[4] Stéphane Mallarmé, Villiers de l'Isle-Adam, ibid., p. 116.

[5] Erwin Panofsky, « Style et matière du septième art », in Trois essais sur le style, trad. franç., Le Promeneur, 1996, pp. 110-111.

[6] Et cela en mettant de côté le mouvement pictorialiste, contemporain du symbolisme pictural et littéraire des années 1880.

[7] Gilles Deleuze, L'Image-temps, Éditions de Minuit, 1985, p. 31 et suivantes.

[8] Cité par Patrick Brion, Albert Lewin, un esthète à Hollywood, BiFi/Durante éditeur, 2002, p. 113.

[9] Leon Battista Alberti, De la peinture, trad. J.-L. Schefer, Macula, 1992, p. 115.

[10] « Kinoks-Révolution », dans Cinéma l'art d'une civilisation, Champs Flammarion, 2011, p. 89.

[11] Stanley Cavell, « La pensée du cinéma », in Le Cinéma nous rend-il meilleur ?, trad. franç., Bayard, 2003, p. 30.

[12] C'est encore l'idée de Panofsky, « Style et matière du septième art », op. cit., pp. 139-141.

[13] Siegfried Kracauer, La Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle, trad. franç., Flammarion, 2010. Voir par exemple, pp. 425-426.

[14] Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, dans À la recherche du temps perdu, vol. II, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1988, pp. 438-440. Cité par S. Kracauer, Théorie du film. La rédemption de la réalité matérielle. Flammarion, 2010, p. 43.

[15] S. Kracauer, op. cit., pp. 104-105.

[16] Stéphane Mallarmé, La Dernière mode, in Écrits sur l'art, GF, 1998, p. 123.

[17] Béla Bal‡zs, L'Homme visible et l'esprit du cinéma, trad.. franc., Circé, 2010, p. 63.

[18] Marcel Proust, Le Côté de Guermantes, dans À la recherche du temps perdu, vol. II, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1988, p. 660.

[19] Jean-Luc Godard, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, op. cit., p. 222.

[20] Le banal serait le quotidien dans son aspect anonyme, pesant, gris, répétitif : le quotidien comme relation malheureuse ou inauthentique à l'existence dont parle Heidegger dans ćtre et temps.

[21] Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, fragment n° 2, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1976, vol. I, p. 676.

[22] Charles Baudelaire, ibid., frag. 56, p. 696.

[23] Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet du 16 janvier 1852, in Correspondance, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1980, vol. II, p. 31.

[24] Walter Benjamin, L'Œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique, in Essais 2, trad. franç., Deno‘l/Gonthier, 1983, p. 112.

[25] J'emprunte ces deux expressions à Pierre Macherey, Petits riens. Ornières et dérives du quotidien, Éditions Le Bord de l'eau, 2009, p. 183.

[26] S. Freud, Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, trad. franç., Folio, 1989, p. 129.


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