Pierre-Henry Frangne. Les formes de l'obligation : droit, morale, éthique et
déontologie. Délimitations conceptuelles.
Pierre-Henry Frangne est professeur en philosophie de l'art à
l'université de Rennes 2 (UFR Arts, Lettres et Communication).
Sur ses activités de recherche et ses publications,
voir sa
page personnelle sur le site de l'université Rennes 2.
Ce texte est sorti d'une courte conférence en colloque et de plusieurs
enseignements au sein du Diplôme Inter Universitaire « Soins palliatifs »
de l'université Rennes 1, d'une part ; au sein de la formation doctorale à
l'éthique de la recherche et à l'intégrité scientifique du Pôle doctoral de
Rennes, d'autre part.
Mis en ligne le 11 janvier 2022.
Les formes de l'obligation : droit, morale, éthique et
déontologie
Délimitations conceptuelles
Mon étude n'est pensée que comme un rapide travail
de délimitation conceptuelle. Ce travail correspond aux exigences premières de
la philosophie. Celle-ci s'est constituée depuis les Grecs, et notamment dans
les dialogues de Platon, comme un exercice intellectuel de circonscription des
significations de manière à déterminer et à identifier les éléments du réel et
les idées qui permettent de les comprendre. Dans le Phèdre, Platon
compare le philosophe à un boucher et il montre qu'il y existe deux types de
boucher, c'est-à-dire deux types de découpes : le mauvais boucher
« sacrificateur et dépeceur » comme il le dit qui coupe la viande de
façon arbitraire sans égard à la structure du corps de l'animal ; le bon
boucher qui est au contraire respectueux de l'harmonie du corps dont il sépare,
non les fragments violemment découpés, mais les organes constitutifs de la
totalité de l'organisme. Il « découpe par espèces suivant les
articulations naturelles, en tâchant de ne casser aucune partie, comme le
ferait un mauvais boucher sacrificateur » (265e). Au siècle des Lumières, Emmanuel Kant qui
nomme sa méthode philosophique le criticisme, envisage aussi la philosophie
comme un travail, l'art « de divisions et des rassemblements
permettant de parler et de penser » (Platon, 266b), permettant à
la pensée de s'orienter (Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ?
1786). Que l'on utilise le paradigme de la boucherie ou celui moins sanglant de
la cartographie géographique, il est d'abord question en philosophie de la
détermination de ce de quoi l'on parle, de son identité par laquelle on le
reconnaît et on le connaît, de la recherche de critères de distinction (crise,
critique, critère, examen, c'est le même mot en grec : le verbe krinein)
afin de fuir autant qu'il est possible le glissement de sens et la confusion.
Dans cette perspective, je vais simplement
donner des définitions afin d'établir comme une carte
d'orientation et rien de plus. Cette carte paraîtra abstraite. Elle l'est
effectivement comme toute carte par rapport au paysage ou au territoire qu'elle
est censée signifier. Cette carte comporte 4 régions : le droit, la
morale, l'éthique et la déontologie. Ces 4 régions sont les quatre faces d'un
tétraèdre (ou d'une tétralogie) qui les rassemble et qu'il faut identifier pour
commencer.
Le fait et la valeur, l'être et le devoir-être. C'est la
distinction conceptuelle princeps au sein de laquelle se trouvent sis les quatre
concepts que je viens de dire. C'est l'espace entier de la carte que je veux
proposer où sont localisés le droit, la morale, la déontologie et l'éthique, lesquels
constituent le champ entier de l'action humaine, qui est humaine justement parce
qu'elle repose sur la nécessaire distinction entre ce qui est (Sein), et
ce qui doit être (Sollen), entre ce qui existe, et ce qu'il est
souhaitable de faire. Et cette distinction suppose un critère susceptible de constituer
une norme de notre action, c'est-à-dire un principe directeur qui nous dit, non
ce qui est, mais ce qu'il faut faire ; qui nous dit notre ou nos finalités
à faire advenir. C'est le domaine entier ouvert par ces deux ordres de l'être
et du devoir être, de ce que je peux faire (ma puissance) et ce que je dois
faire, de ces deux ordres qui sont différents et radicalement coupés en un sens
parce que l'on ne saurait jamais entièrement déduire ce qu'il faut faire
(déterminer la valeur et la norme) de ce qui est dans les faits. C'est ce
domaine ouvert entre ces deux ordres qui prend les quatre figures du droit, de
la morale, de la déontologie et de l'éthique : quatre figures de
l'obligation, de ce qui nous engage, vis-à-vis d'autrui et vis-à-vis de nous-même ;
quatre figures de ce à quoi nous sommes tenus ; quatre formes de ce qui
nous lie les uns aux autres pour une liberté authentique conçue comme
autonomie, processus et interaction.
Le
droit. C'est un ensemble ou un système de règles qui contraignent légitimement
de l'extérieur les individus (qu'ils y consentent ou pas) et des instances
(commission disciplinaire, tribunal par exemple) qui sanctionnent selon une
échelle de gravité et selon une procédure déterminée la transgression des lois.
Cette sanction se fixe en un jugement qui lui-même fixe une peine (interdiction
de certains exercices d'activité, amende, emprisonnement). Dans nos sociétés
démocratiques, le droit positif (réellement existant, établi, positum) se
fonde sur une constitution qui peut comprendre dans ses assises les droits de
l'homme et du citoyen déclarés en 1789 et déclarés à nouveau universellement
sous la forme en 1948 après l'horreur nazie. Ces droits de l'homme inspirent
notre droit et le droit international. Ils sont des droits naturels, soit présupposant
une nature éternelle de l'homme, c'est-à-dire une essence, soit se référant à
des aspirations tenues pour universelles ou légitimes (liberté fondamentale,
bonheur, égalité, justice, etc.). Par essence, chaque individu (les droits de
l'homme ressortissent à un individualisme politique pensant la société comme
une association supposant elle-même un pacte ou un contrat originaire) est porteur
de droits subjectifs, droits égaux et inaliénables : le droit de propriété
de son corps et de sa liberté (Pufendorf, Hobbes, Locke). C'est ce droit (right)
qui conditionne la légitimité des lois (law) ; ce droit qui n'est
pas vraiment construit mais déclaré, amené à la lumière, possèderait
intrinsèquement une moralité. C'est la force de son jusnaturalisme et c'est sa
faiblesse que dénonce le positivisme juridique de Bentham, de Kelsen ou
d'Austin.
La
morale. Si le droit est le domaine de la contrainte et de la légalité, la
morale est celui de l'obligation, de la légitimité et du bien. Si la contrainte
est nécessairement externe, l'obligation peut être quelque chose d'intérieur :
elle renvoie dans ce cas à une gamme de sentiments du bien et du mal, du
respect, du remords, de la culpabilité, du souci de la réprobation par autrui. Ces
sentiments sont moraux au sens où ils sont corrélés à un système de normes du
bien et du mal, du permis et du défendu, du souhaitable et du convenable. Ces
sentiments nous font obéir par la reconnaissance, non de la seule légalité de
la loi juridique, mais par la reconnaissance de la légitimité de prescriptions morales
diversement orientées par le devoir, le bien ou le juste. Que convient-il de
faire et selon quelles normes ? Telle est la question morale fondamentale.
Cette question de la normativité morale engage évidemment un discours sur le
phénomène moral en général qui ne dit pas ce qu'il faut faire, mais qui tente
de dire par exemple ce qu'est un comportement, une conduite, un discours, un
jugement moral. Il suit de là deux usages du terme éthique dont la distinction
avec le terme morale n'est pas aisée parce qu'elle est floue. Ce flou se marque
par l'origine étymologique de morale et d'éthique. Morale vient de mores qui veut dire en latin mœurs, le
mot désignant l'ensemble des règles de conduite et les valeurs au sein d'une
société. Or le terme latin traduit le terme grec d'ethikos qui veut dire la même chose.
L'éthique 1. Elle concerne la conception générale de ce qu'est être
moral. Or, à cette question de ce qui fait la moralité d'une action ou d'une
personne agissante, la tradition philosophique nous livre une triple réponse.
Il y aurait trois types d'éthique au sens de théorie générale de la moralité.
1) Le premier est celui d'une éthique de la
vertu dont la source est très ancienne parce qu'antique et aristotélicienne.
Qu'est-ce quÔune vertu ? Une force, une puissance, une virtù comme
disent les italiens (de vir, l'homme). Dans le domaine de la morale,
c'est une disposition acquise qui doit être perfectionnée, disposition qui ne
suspend pas le désir et toutes les inclinations humaines, mais qui les
réoriente sous la lumière de la raison, de ce qu'Aristote appelle l'orthos
logos. Les vertus sont ce qui accomplit la nature même de l'homme comme
animal désirant son bonheur, mais aussi comme animal raisonnable et animal
politique vivant en société. Le bien n'est pas un Bien suprême, principe
métaphysique existant en soi comme chez Platon. Le bien est l'ajustement de nos
actions afin de les accomplir parfaitement. Cet ajustement et cet
accomplissement se trouvent dans la conquête de ce qu'Aristote appelle la
médiété, le juste milieu entre deux extrêmes, l'un par excès, l'autre par
défaut : le courage est la médiété entre la témérité et la lâcheté ;
la tempérance entre la débauche et l'insensibilité ; l'amabilité entre l'agressivité
et la flatterie ; la justice entre prendre plus que sa part et se retirer
dans l'abstention et l'irresponsabilité. Il existe des vertus pour toutes les
actions humaines et pas seulement les quatre vertus cardinales que sont la
sagesse, le courage, la tempérance et la justice. Dans toutes les actions
humaines toutefois, il y a de la réflexion, de la délibération, de la prudence
(phronésis), c'est-à-dire une adaptation aux circonstances dans la
relation sociale à l'autre visant la concorde et l'amitié. Pour être heureux,
il ne s'agit pas de se replier sur soi et de se retirer de toute vie sociale. La
liberté et la raison sont une liberté et une raison partagées, ce qui
suppose une bienveillance réciproque.
2) La modernité a inventé le second type d'éthique
que l'on appelle une éthique déontique fondée sur le devoir (to deon
en grec) et de l'obligation. Cette éthique déontique est de type kantien. Elle
repose sur la nécessité d'un devoir moral catégorique et non hypothétique
(dépendant des conditions) qui tire sa force contraignante de sa forme
rationnelle. C'est cette forme qui assure l'aspect impersonnel de la raison
d'agir de façon inconditionnelle, c'est-à-dire non déduite des
situations : « Agis uniquement
d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne
une loi universelle. » La maxime de l'action c'est la règle générale
que l'on se donne pour agir (par exemple ne pas parler sans savoir). La règle
est ici celle de l'universalisation. Kant montre que l'impératif catégorique
peut prendre une autre forme : « Agis de telle sorte que tu
traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout
autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. »
Le devoir ne commande pas seulement d'agir rationnellement en faisant taire les
désirs. Il devient celui du respect de la rationalité de soi et de l'autre
comme fondement de la dignité de la personne humaine qui ne saurait être
exclusivement utilisée ou instrumentalisée. On a là une éthique de l'intention
et de ce que Max Weber a appelé une éthique de la conviction. Attachée à
l'impératif du devoir, cette éthique de la conviction considère la fin visée en
mettant entre parenthèses la question des moyens ainsi que celle des
conséquences possibles de la réalisation de la fin.
3) C'est la raison pour laquelle, à côté de cette
éthique déontique, Weber dégage une éthique
de la responsabilité qui est pour nous le troisième type d'éthique :
une éthique conséquentialiste qui commande, non catégoriquement mais
hypothétiquement, en tenant compte des situations et de ce qui peut être fait
dans les limites de l'action humaine. Une des variantes cette éthique
conséquentialiste est l'utilitarisme anglo-saxon de Jeremy Bentham et de John
Suart Mill envisageant l'action bonne comme celle qui maximise les plaisirs et
le bonheur du plus grand nombre. Du point de vue de l'éthique
conséquentialiste, celui qui agit est engagé dans la multiplicité des fins et
des moyens. Il doit ainsi calculer, ajuster, envisager les conséquences de ces
actions, envisager ses propres actions au milieu des actions réelles ou
possibles des autres. Ici, la raison commande ou dicte, mais elle ne peut le
faire qu'après un calcul (une pesée) qui nous éloigne du principe de l'éthique
de conviction, mais qui nous rapproche en revanche des contradictions, de la
complexité, des incertitudes et des limites du réel ainsi que de notre pouvoir
sur lui. Mesurer ces déterminations du réel et de notre action sur lui, telle
est l'exigence première de cette « éthique de responsabilité » qui
fait que tout homme responsable répond des conséquences de son acte et s'impute
à lui-même les mauvais usages ou les dérapages que son acte peut susciter. Max
Weber insiste sur l'irréductibilité de ces deux exigences que je viens de
rappeler. Il insiste aussi sur la nécessaire
conciliation que tout homme doit faire entre la conviction et la
responsabilité, pour que la première ne soit pas irresponsable et pour que la
seconde ne soit pas un pur calcul machiavélien. La liberté de celui qui agit
consiste à maintenir un principe d'action qui en est la rationalité (la
sauvegarde et le respect de la personne) dans un univers complexe et rétif.
Trouver un équilibre sans cesse précaire et sans cesse repris dans cette
tension ou cette déchirure, telle est bien l'exigence de l'action et de toute
éthique qui tient compte des hommes et de leur singularité.
L'éthique 2. On
peut distinguer l'éthique au sens 1 de l'éthique au sens 2 en disant que si la première
éthique est une réflexion sur les principes de l'action et sur ce qu'est
l'action morale, l'éthique en son sens 2 est une forme de réflexion sur
l'action appliquée à des situations particulières. L'éthique échappe ainsi à la
prééminence d'un bien déjà désigné et à une détermination formelle, universelle
et abstraite. Elle échappe même à une conception générale de la vertu et à une
conception abstraite du devoir. L'éthique en ce second sens se réaliserait
alors dans une sagesse pratique qui, tout en visant des normes universelles, tient
compte des situations historiques, des institutions concrètes, des
comportements de la subjectivité vivante des individus. À l'opposé de l'éthique
1 qui dit l'exigence universelle surplombant la singularité des hommes et de
leurs conditions, l'éthique 2 est toujours rapportée à un ici et maintenant, à
une communauté humaine et à un contexte. Cette éthique est alors ouverte et
appliquée aux champs de l'action humaine. Voilà pourquoi on parle volontiers
d'éthique médicale ou biomédicale : d'une part parce qu'on est face à des
situations particulières et à des hommes particuliers et non à des principes
universels ou des cas généraux ou typiques ; d'autre part, parce qu'on est
dans une réflexion régionale : une morale de l'acte médical, un territoire
qui englobe des questions engendrées par les progrès techniques de la médecine.
De même, il existe une éthique des affaires, une éthique de lÔenvironnement car
ces territoires de l'action impliquent des devoirs particuliers, une
responsabilité et une liberté appliquées (affaires : fraude, abus de
confiance, conflits d'intérêts ; environnement : développement
économique et préservation, justice entre les générations, droits de l'animal,
etc.).
De même, il existe une
éthique de la recherche avec ses devoirs particuliers, ses manquements, ses
méthodes, ses exigences quant aux objets sur lesquels elle porte (des choses, des
animaux, des œuvres, des personnes auxquelles ces œuvres appartiennent). C'est
au sein de cette éthique de la recherche que l'on tente de déterminer ce qu'est
l'intégrité scientifique : « L'intégrité scientifique est la
conduite intègre et honnête qui doit présider à toute recherche » dit
Pierre Corvol ancien professeur au Collège de France qui a rendu un rapport en
2016. Évitons de faire entrer le mot même d'intégrité dans sa propre
définition. C'est ce que fait Pierre Corvol lui-même en disant : « Les activités de recherche doivent être
conduites par des chercheurs honnêtes, suivre une méthodologie rigoureuse, les
résultats sauvegardés disponibles de façon ouverte, les publications libres
d'accès. » Le Ministère de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche
reprend (circulaire du n¡ 2017-040 du 15-3-2017) : « L'intégrité
scientifique […] se comprend comme l'ensemble des règles et des valeurs qui doivent
régir l'activité de recherche, pour en garantir le caractère honnête et
scientifiquement rigoureux. » Honnêteté (vertu morale a contrario du mensonge, de la fraude ou de la falsification :
ne pas mentir, ne pas voler, etc.), rigueur méthodologique et épistémologique
(rationalité), ouverture et accessibilité des preuves, des données et des
publications (transparence et liberté d'expertise ou de vérification), telle
sont les dimensions d'un travail de recherche intègre qui est encadré par la
déontologie, la morale et le droit lui-même et qui constitue l'éthique de la
recherche et, plus encore, du chercheur face à la valeur de la vérité.
On voit ainsi que les
éthiques régionales possèdent des points communs : fraude, conflits
d'intérêts, respect des personnes par exemple. Elles partagent la double
propriété de la concrétude des cas
sur lesquels elles portent, et de la réflexivité
face à la difficulté de prendre certaines décisions. Elles nous dirigent
également vers la considération des devoirs dans les différents domaines, non
seulement de nos actions, mais de nos métiers.
La déontologie. De to deon encore une fois, ce qui montre
la congruence de la notion avec les notions précédentes : la déontologie
est une éthique qui ne relève pas seulement d'un champ d'action et de pensée
mais d'une profession et d'un métier. Cette éthique professionnelle qui n'a de
sens que pour une profession déterminée (il y a un code de déontologie pour les
médecins, pour les avocats, pour les fonctionnaires) est formalisée en un code.
Le non-respect du code entraîne des sanctions par une instance habilitée à
juger (le conseil de l'ordre des médecins par exemple inscrit dans la loi par
le code de santé publique). Pour la recherche, il existe non pas un code
contraignant supposant un serment, mais une charte nationale de déontologie de
la recherche (refus de la fraude, du plagiat, des conflits d'intérêts). On
pourrait croire que la déontologie est le cercle le plus étroit de l'éthique,
son plus bas degré en quelque sorte. Il me semble au contraire que, parce
qu'elle est traversée par le droit, la morale et l'éthique, elle se trouve au
fondement de la confiance que les hommes ont entre eux et dans les institutions
qu'ils créent et au sein desquelles ils agissent ensemble.
Conclusion. Dans cette perspective, l'éthique me semble mise en
tension entre a) le souci de soi relevant plutôt de la vertu (le je) ; b) le
souci de l'autre (le tu) relevant plus du devoir ; et c) le souci de
l'institution sociale juridiquement constituée (le il, le nous)
« irréductible aux relations interpersonnelles mais pourtant reliée à
elles » comme l'écrit Paul Ricœur qui a bien déterminé les trois pôles
entre lesquels circule toute question éthique. C'est la raison pour laquelle,
je crois que la question éthique me semble bien posée quand elle s'adosse à la nature,
aux fonctions et à la forme du dialogue ou de la discussion.
D'abord, parce
que le dialogue signifie la traversée (dia) de la parole comme de la
raison (logos). Ce transit est celui qui s'instaure entre un je et un tu
qui créent ensemble un nous.
Ensuite, parce
qu'un dialogue est un processus qui doit être construit ou perfectionné et
qu'il n'existe pas tout fait.
Enfin (comme le
dit Jean-François Malherbe dans Pour une éthique de la médecine, Larousse,
1987, p. 85), parce que « la parole est le lieu de la réciprocité entre les hommes, le moyen de la réciprocité et aussi le but de la réciprocité puisque c'est en traversant la parole tout en
se laissant traverser par elle que l'homme réalise son essence véritable ».
C'est l'échange de parole libre et responsable qui définit la finalité de
l'être humain. Dans le dialogue, les
interlocuteurs sont présents l'un à
l'autre ; ils manifestent leurs différences
(nous ne sommes pas identiques) ; ils maintiennent une équivalence (nous nous valons dans notre
différence même, parce que nous sommes libres et autonomes).
De là découlent les trois exigences
éthiques fondamentales. 1) L'exigence du maintien de la présence, c'est la solidarité et le refus de la violence. 2)
L'exigence de reconnaissance de la différence, c'est la modestie. Celui qui dialogue doit en effet
reconnaître qu'il a quelque chose à apprendre de l'autre, à recevoir de lui,
qu'il a à l'écouter. Le dialogue suppose une capacité de décentrement et la
reconnaissance de notre finitude. 3) Enfin, le dialogue implique la liberté
et la responsabilité des interlocuteurs, et c'est ce qui leur confère une
égale dignité et le respect qui leur est dû puisque qu'en répondant à l'autre, ils
répondent d'eux-mêmes. Ce faisant, ils constituent une conscience partagée en
laquelle l'autre est un autre soi-même.
Pierre-Henry
Frangne
Philosophie, Université
de Rennes