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Pierre-Henry Frangne. Le fragment et le quotidien dans l'art.

Pierre-Henry Frangne est maître de conférences en philosophie de l'art à l'université de Rennes 2 Haute Bretagne (UFR Arts, Lettres et Communication). Il a notamment fait paraître La Négation à l'œuvre. La philosophie symboliste de l'art (1860-1905), coll. Aesthetica, Presses Universitaires de Rennes, 2005 ; Alpinisme et photographie (1860-1940), (avec M. Jullien et P. Poncet), L'Amateur, 2006 ; les éditions critiques de deux utopies baroques : Charles Sorel, La Description de l'île de Portraiture (1659), L'Insulaire, 2006 ; et Francis Godwin, L'Homme dans la Lune (1638), L'Insulaire, 2007.

© Pierre-Henry Frangne.

Mis en ligne le 3 janvier 2005.



Ce texte est la version légèrement remaniée d'une conférence faite au Centre culturel Le Triangle, le 4 février 2004, à Rennes. Cette conférence servait d'introduction théorique à un stage national intitulé « Le quotidien et le fragment comme supports de création en danse, littérature et design ». Ce stage était organisé conjointement par la Direction Régionale des Affaires Culturelles de Bretagne, l'Académie de Rennes et la Pôle National de Ressources Danse. Je remercie Bernard Le Doze, Conseiller à la DRAC Bretagne, de m'y avoir invité et d'avoir ainsi rendu possible le texte qui suit.

P.-H. F.


 

Le fragment et le quotidien dans l'art

Pour Janine

 

« Es-tu aussi perplexe, Socrate, au sujet de choses qui pourraient paraître ridicules, comme le poil, la boue, la saleté ou tout autre chose insignifiante et sans valeur ? »

Platon[1]

Préambule

Dans la conception ordinaire de l'art et de l'expérience esthétique, la contemplation artistique nous projette hors le quotidien en un monde de rêverie, de fantaisie et de beauté. Cette projection impose immédiatement une coupure et une clôture : une coupure de l'œuvre par rapport aux objets quotidiens qui nous entourent d'abord ; ensuite, une clôture de l'œuvre qui, fermée sur elle, s'isole du monde où nous vivons et constitue par elle-même un monde : un monde imaginaire marqué du sceau de la cohérence, de l'unité, de la totalité et de la perfection. Pourtant et dans le même temps, cette coupure et cette clôture ne sauraient être complètement consommées ou achevées. Si elles l'étaient en effet, l'intransitivité de l'œuvre d'art coupée du réel ordinaire d'une part, son organisation systématique, intemporelle et parfaite d'autre part, abandonneraient le spectateur à une complète fascination. L'expérience esthétique deviendrait ainsi une sorte de liturgie au sein de laquelle chacun serait enveloppé et comme happé par et dans une unité plus haute qui ne nous apprendrait rien du monde et de nous-même. Pire encore : dans cette liturgie, le monde et nous-même seraient l'objet d'une sorte d'abolition ou d'un oubli irrémissibles.

Si nous voulons donc que l'art ait une véritable fonction de connaissance, si nous voulons que l'art nous enseigne quelque chose du réel sur un mode qui lui soit propre, alors il faut penser que la fuite hors le quotidien et le fragment à laquelle il nous convie nécessairement soit le paradoxal moyen d'un retour à eux, c'est-à-dire à nous-même : d'un retour à notre expérience de tous les jours dans laquelle l'unité de ce que nous appelons « notre vie » se cherche sans parvenir jamais à se conquérir définitivement. L'expérience de l'art serait donc celle d'une contradiction : la contradiction qui sépare et relie à la fois la quête d'unité, de nouveauté et de transcendance et celle de séparation, de répétition et d'immanence qui est notre indépassable horizon. Comment l'art fuit-il le fragment et le quotidien et, dans le même mouvement ou le même processus, comment le maintient-il fermement en lui dans ses représentations comme dans ses opérations ? C'est cette tension et cette dialectique qui sont l'objet de l'étude qui s'ouvre ici.

Je voudrais la débuter par une introduction qui produira : une définition des notions de fragment et de quotidien ; le repérage de leurs relations à partir de leur disjonction ; enfin, la position d'une thèse ou d'une hypothèse qui orientera l'ensemble de mon texte.

La thèse est la suivante : l'art occidental commence par interdire le fragment et le quotidien ; il le reconnaît ensuite pour le transfigurer ; pour finir, il le veut comme tel, c'est-à-dire à même sa banalité disséminée. Refuser, racheter, souhaiter, tels sont les trois moments de l'art dans sa relation au fragment et au quotidien. Ces moments sont chronologiques ou historiques ; ils sont, aussi et surtout, logiques. Aussi peuvent-ils être contemporains les uns par rapport aux autres ; se mêler et se superposer dans une même œuvre ou chez le même artiste.

Introduction

1) Le fragment

Commençons par définir le fragment. Le fragment est un morceau de ce qui a été brisé. Il suit de là plusieurs conséquences.

1) Tout fragment est fragment de quelque chose. Il vient de ; mais bizarrement, il ne renvoie pas à. Le fragment suppose en droit et la pluralité des fragments, et l'unité dont il n'est qu'une part ou une fraction. Mais on doit dire qu'à cette unité, le ou les fragments ne renvoient pas dans la mesure où, dans le fragment, l'unité est justement brisée et défaite. Le fragment porte donc le paradoxe selon lequel sa transitivité est, en même temps une intransitivité. Toute réflexion sur le fragment sera donc le déploiement de la contradiction entre l'idée qu'il porte peut-être et encore (et de manière très douteuse) la trace de ce qui a été fragmenté (il serait une ruine), et l'idée contraire selon laquelle il est désormais coupé et séparé de la réalité qui s'est fragmentée.

2) Le fragment n'est pas un commencement ; il est un résultat. Non pas l'effet maîtrisé d'une opération réglée et méthodique de division ou de déconstruction, mais la conséquence involontaire, inattendue et accidentelle d'une catastrophe et d'une chute. Le fragment est ce qui reste quand la totalité ou l'ensemble, c'est-à-dire l'essentiel, ont été perdus. Le fragment n'est donc pas une partie ou un détail dans la mesure où la partie et le détail possèdent toujours une position, une structure ou une fonction qui font qu'ils conviennent aux autres parties ainsi qu'au tout ou à l'ensemble. La partie est déterminée, le fragment est indéterminé. Dans le Phèdre, Platon compare l'activité philosophique ou, globalement, celle de penser méthodiquement, à celle du boucher. Or, dit-il, il y a deux types de bouchers. Le bon boucher est celui qui découpe la viande selon les structures internes et naturelles du corps, c'est-à-dire selon les jointures qui séparent et articulent les parties ou les organes de l'organisme. Le mauvais boucher, que Platon appelle « sacrificateur » et « dépeceur[2] », est au contraire ce découpeur qui n'a aucun égard pour l'harmonie et pour les plis du réel, et qui le coupe afin d'obtenir des morceaux qui ne sont que des lambeaux ou des fragments nécessairement épars et arbitraires dans leur indétermination.

3) Il y a, en conséquence et initialement, une valeur péjorative attribuée au fragment : la valeur d'un rien, la signification d'un reste, d'un débris, voire d'un déchet. Le fragment est un élément sans autonomie et sans indépendance qui renvoie à ce qui n'est plus, à un non-être qui, avant qu'il ne soit fragmenté ou disséminé, avait les principales déterminations de tout ce qui est, à savoir l'identité, l'unité et la totalité. Ou alors au contraire, l'indépendance ou la solitude du fragment sont le signe de son arbitraire ; non du fait qu'il soit le résultat d'une découpe, mais à l'opposé, celui d'une déchirure. Il y a donc une pauvreté ontologique (dans l'ordre de l'être), une insuffisance théorique (dans l'ordre du savoir), une déficience pratique (dans l'ordre de l'action ou de la production) et un aspect existentiellement malheureux du fragment. Du fragment, de l'existence fragmentée (i.e. atomisée et disséminée) ou de l'existence fragmentaire (i.e. discontinue et incomplète), on ne parvient jamais à saisir pleinement, ni l'origine (la totalité complète dont le fragment est un éclat), ni la fonction (la place qu'il occupait au sein de cette totalité), ni l'organisation, ni la finalité. L'horizon de toute réflexion sur le fragment est ainsi celui d'une irrémédiable perte ou d'un irrémissible manque : la perte et le manque du sens (ou de la signification) qui demeure essentiellement indisponible. L'indisponibilité du sens, c'est sa précarité du fait de son incomplétude, de sa discontinuité, de son indétermination. L'obscurité et la lacune sont les propriétés essentielles d'une œuvre, d'un savoir ou d'une existence fragmentaires adossés à l'idée qu'une maîtrise intégrale de la totalité et de son intelligibilité est impossible, douteuse ou le fruit d'un travail infini, perpétuellement approximatif et incessamment ouvert. Le fragment s'oppose ainsi à la substance au sens métaphysique et philosophique du terme : une réalité dont la simplicité, l'unité et l'identité à soi font qu'elle n'a pas besoin d'autre chose que soi pour exister. Dans la métaphysique occidentale, Dieu (le Bien, le Beau, le Vrai) est substance. Dans la métaphysique platonicienne le lieu du fragment, c'est la matière comme négation, dissémination, indétermination, opacité pure, chaos. Plotin dit : « La matière c'est le mal[3]. »

En conséquence, il estsignificatif que les pensées qui se déploient à partir de la considération d'un fondement absolu et substantiel tentent d'échapper aux fragments, à la brisure du sens et du réel, ainsi qu'au vide interstitiel qui existe entre eux. Il est, symétriquement, significatif que les pensées qui s'élaborent à partir d'une critique de tout fondement, de tout absolu et de toute substance, fassent nécessairement l'expérience assumée du fragment, que celui-ci soit le fragment du discours, de l'œuvre ou de la réalité comme par définition fragmentée.

L'exemple type de cette seconde pensée est celle de Nietzsche dont l'œuvre est nécessairement fragmentaire et s'exprime par le fragment parce que Dieu est mort, les substances et l'Absolu ne sont que des idoles creuses qu'il faut critiquer et détruire à coups de marteau[4]. Cette pensée médicale et belliciste est un perspectivisme pour lequel les valeurs n'existent pas en soi mais existent au contraire dans le mouvement éminemment variable par lequel les êtres s'insèrent dans l'existence et dessinent leur perspective propre. Philosophie du devenir, de la multiplicité, de l'apparence, de la créativité, la pensée nietzschéenne refuse les « arrière-mondes » et accepte l'impossibilité d'une synthèse systématique pour faire l'éloge du chaos, du fragmentaire, du lacunaire qui ne sont plus pensés comme devant être abolis, mais incessamment surmontés, recréés et reconduits. Assumer l'existence fragmentaire et démultipliée, telle est la puissance de l'artiste, toujours au-devant de lui-même et toujours en équilibre précaire, construisant et détruisant l'œuvre par une démesure qui la rend dynamique et explosive. C'est cette explosion que Nietzsche reconnut un temps dans la musique de Wagner. C'est cette explosion qu'il ne reconnut plus en elle dans un second temps, à cause de son emphase et de sa continuité grandiloquente qui firent dire à Nietzsche que, par l'invention de la « mélodie continue », Wagner a « bouleversé toutes les conditions physiologiques de la musique. Nager, planer, au lieu de marcher, de danser[5]… » Pervertir la musique, c'est lui faire perdre la discontinuité, la scansion, la légèreté grâce auxquelles la danse est apte à produire de fugaces équilibres et de labiles déséquilibres. La danse est sans doute pour Nietzsche le modèle esthétique le plus puissant, parce qu'il offre le sens du multiple, le sens d'une liberté et d'une temporalité dans lesquelles la mesure contient une démesure, la continuité une discontinuité, l'unité une multiplicité irréductible et proliférante, l'équilibre un déséquilibre, la pensée enfin, toutes les énergies conflictuelles et mutantes du corps : « Je ne pourrais croire qu'à un dieu qui saurait danser » affirme Zarathoustra. Le philosophe-artiste qu'est Nietzsche affirme qu'il faut « savoir danser avec les mots », « danser avec la plume », pour une écriture capable de d'éparpiller et de fragmenter la pensée par une ironie qui détruit les certitudes stables, les belles significations harmonieuses, c'est-à-dire les identités fondées elles-mêmes sur l'Identité absolue. Cette volatilisation du sens, qui prend pour modèle la danse ainsi que tout art à condition qu'il accepte l'excès et l'irréductibilité de la multiplicité et de son hétérogénéité, cette volatilisation donc s'enracine dans la pensée pré-socratique ou plutôt ce qu'il en reste puisque que nous n'en avons conservé que des fragments épars : des ruines. Contre la décadence de Socrate, l'homme théorique qui cherche l'unité et qui fait de son ironie un instrument tyrannique[6] de vérité, le fragmentarisme joyeux et voulu de Nietzsche s'abreuve au fragment involontaire d'Héraclite. Multiple, obscur et paradoxal, le fragment héraclitéen fait le constat du devenir généralisé qui ne peut être que dans le combat incessant de la vie et de la mort, de l'être et du néant. À l'image de l'arc dont « le nom est vie et l'œuvre mort », le réel est une sorte d'ivresse qui, selon Nietzsche, ne saurait se clore et s'apaiser dans le principe d'identité qui est de part en part illusoire et mortifère.

Au terme de cette rapide analyse de la notion de fragment et des présupposés métaphysiques qui en dirigent la valeur que nous lui accordons, il faut reconnaître une négativité fondamentale du fragment. Multiplicité, hétérogénéité, indétermination, coupure et lacune font du fragment un principe d'affolement, un principe, comme dit Mallarmé « qui se développe à travers la négation de tout principe[7]. » Ce principe, on peut le refuser et le contrecarrer comme c'est le cas des pensées systématiques qui tentent d'égaler la totalité de la pensée à la totalité du monde. On peut aussi l'accepter, y consentir et même le vouloir, dans une pensée sceptique, critique et joueuse qui s'essaye au sens de Montaigne, c'est-à-dire qui tente et examine (exagium) ; et qui oppose, au branle général du réel ainsi qu'à l'impossibilité d'avoir communication à l'être en son identité, le sourire ironique d'une pensée discontinue qui sait qu'elle n'a plus d'assise[8].

2) Le quotidien

Qu'est-ce que le quotidien ? Quelles en sont les déterminations principales ?

Le quotidien c'est d'abord un ensemble bigarré et moutonnant que l'on appelle la vie quotidienne[9]. Celle-ci apparaît comme essentiellement disparate. Qu'y trouve t-on ? Des événements mentaux, des objets, des situations, des rapports de communication avec autrui, des mots, des paysages, etc. La vie quotidienne est d'abord et proprement indéfinie. Précisons que tous ces éléments disparates n'apparaissent que pour autant que notre conscience les a détachés par un effort d'attention et de description. La vie quotidienne, parce qu'elle est la vie qui existe en chaque jour (selon l'étymologie) et qui revient de manière répétitive, prévisible et commune à moi et aux autres, nous ne la voyons pas. Nous la voyons, mais nous ne la regardons pas, car elle est une « toile de fond », une nappe grise et indistincte qui nous enveloppe et dans laquelle nous avons nos habitudes demeurant inconscientes. Le quotidien circonscrit ainsi une temporalité qui n'est pas faite de ruptures ou de coupures, mais de redites, de continuités, de séries régulières d'objets de même ordre. De la vie quotidienne, nous disons qu'elle est la vie courante ; la vie qui court et s'enchaîne à elle-même sans changement brutal. Elle possède ainsi les attributs suivants : a) elle est ordinaire c'est-à-dire régulière : elle manifeste un ordre (ordo) ; b) comme elle est habituelle, elle développe une normalité à condition qu'elle ne soit pas rompue par quelque chose d'extra-ordinaire qui lui serait une exception ; c) elle est un état constant de notre existence par lequel elle se tient elle-même (habere, se tenir) ; d) elle nous enveloppe et nous habille : en elle, nous habitons ; e) elle est, de ce fait, commune à tous les hommes : c'est la vie quotidienne des Français du début du XXIe siècle ou des Grecs au siècle de Périclès, qui définit ce qu'ils ont en commun, leur habitus, leur manière de vivre et d'être. Il y a donc une trivialité de la vie quotidienne ou du quotidien, non au sens d'une vulgarité comme bassesse ou comme manque de noblesse, mais au sens d'une réalité de carrefour : le quotidien, c'est ce qui existe au point de jonction et de passage de trois voies ; f) la communauté de la vie quotidienne, c'est aussi son impersonnalité ou son anonymat qui font que la subjectivité n'atteint ni l'authenticité, ni la liberté, ni l'originalité ; g) cette communauté de la vie quotidienne est liée à sa socialité, elle-même fondée sur son ustensilité ou son utilité ; h) enfin, la vie quotidienne, cet horizon invisible où tous les objets et tous individus communiquent ou plutôt entrent en symbiose, est le lieu d'une sédimentation où se fondent également tous les temps et toutes les expériences passées ou immémoriales des hommes.

Il découle de ces huit remarques trois conséquences.

Premièrement, l'idée selon laquelle le quotidien est la vie elle-même ; ce qui signifie que toute vie est par définition quotidienne en ce qu'elle est un milieu au sein duquel nous nous déplaçons et qui circonscrit notre existence. L'extraordinaire brise la vie, rompt l'écoulement de la vie courante par la nouveauté qu'il fait émerger ou par la prise de conscience et la distance qu'il induit.

Deuxième conséquence : la vie quotidienne, en tant qu'elle est vécue spontanément, immédiatement et au sein d'une pensée pré-réflexive, ne possède rien de fragmenté ou de fragmentaire. Bien au contraire, elle est un flux incolore, neutre, où tout fusionne et s'enveloppe dans une inconscience primordiale qui est la mienne mais aussi celle de tous les autres. La vie quotidienne est nécessairement une co-existence des choses et des consciences dans une sorte d'assoupissement et de quiétude généralisés.

Troisièmement : c'est la conscience qui, par son effort de réflexion et d'attention sur sa vie et sur soi-même, découpe les objets et les êtres, les fait sortir du flux du quotidien senti comme le fond d'immanence où tout communique. Par l'attention, par la pensée des êtres et la pensée de cette pensée, notre subjectivité fait sortir successivement les aspects du quotidien et les constitue comme un ensemble de formes détachées et toujours reliées au fond où la conscience qui les a sortis, peut aussi les ramener, dès qu'elle cesse de s'y rapporter ou d'y faire attention. Alors, la vie quotidienne sera le mouvement où notre conscience fait apparaître et fait disparaître les choses du quotidien selon une sorte de battement par lequel son existence se fragmente et se dissémine au sein même d'une régularité, d'une communauté et d'une grisaille originaire. Les choses et les êtres du quotidien, objets de la conscience qui les rapporte à la vie quotidienne inconsciente, seront ainsi considérés comme banals. La banalité n'est pas la quotidienneté : elle est le jugement péjoratif et négatif par lequel la conscience fragmente son existence et rapporte ces fragments non à une unité articulée qui ferait de ces fragments les parties d'un ensemble, mais au monde quotidien incolore, inconscient d'où elle sort et où elle rentre alternativement. La banalité est le premier état de la conscience qui prend conscience qu'elle est nativement enveloppée dans le quotidien qui est son ennemi mais aussi la condition de ce que les philosophes appellent son ipséité, c'est-à-dire son aptitude à être quelque chose pour soi-même. La conscience vit la banalité comme le premier effort d'une lutte toujours recommencée contre les résistances toujours ressuscitées de la quotidienneté à laquelle nous devons échapper sans pouvoir définitivement le faire.

Il existe un philosophe qui explique assez bien le mouvement par lequel la conscience identifie sur un mode malheureux le quotidien comme banal, c'est Martin Heidegger dans Être et temps[10]. Pour Heidegger, la conscience humaine ou ce qu'il appelle le Dasein, conquiert son existence propre à partir d'une existence ordinaire et quotidienne, l'Alltäglichkeit, qui lui est donnée comme son horizon. La vie ordinaire est d'abord le fait structurel[11] d'exister dans le monde. L'être-dans-le-monde, l'être-au-monde (In-der-Welt-sein) de l'existence humaine, c'est le sentiment existentiel d'une liaison qui structure la conscience en la rendant fondamentalement préoccupée[12], soucieuse de ce qui n'est pas elle, et intéressée à ce qui lui est livré spontanément. Si l'existence quotidienne s'adosse à l'idée d'un monde dans son ensemble, ce monde dans son ensemble n'apparaît qu'à l'occasion d'une vision particulière et intéressée qui constitue sa perspective singulière. Toute conscience est ainsi enfermée dans son monde où elle s'oublie parmi les objets dont elle se soucie. Dans son monde, tout lui devient évident. La banalité c'est l'évidence du monde ou plutôt du monde réduit à notre « monde environnant » ou « monde ambiant[13] » (Umwelt) qui n'est pas tant une situation spatiale qu'une position déterminée par nos préoccupations. Le monde quotidien est ainsi vu au travers de nos outils qui ne sont pas seulement ce que manie l'artisan, mais tout ce qui peut servir (un objet, une idée) et tout ce dont on peut se servir. L'outil renvoie à celui qui s'en sert, et il renvoie à la pluralité des autres outils :

À proprement parler, un outil n' « est » jamais seul. Il appartient à l'être de l'outil de s'insérer dans un complexe d'outils, qui lui permet d'être l'outil qu'il est[14].

Il n'y a pas d'outil universel et il y a toujours quelqu'un qui s'en sert : ce qui implique que l'existence quotidienne soit disséminée par une double multiplicité, celle des hommes et celle de leurs outils, de leurs intérêts et de leurs travaux. Cette multiplicité n'est cependant pas une fragmentation pure et simple parce que tout outil fait partie d'un système au sein duquel il possède une place. La voiture suppose des machines pour la fabriquer, de l'essence pour la mouvoir, des routes, des systèmes de régulation de la circulation, un certain paysage, des villes, etc., etc. : bref, un système d'objets, de pratiques, de vie en communauté, un système de relations qui est souterrain et qui constitue notre vie quotidienne dont nous savons qu'elle est ordonnée sans que nous puissions dire en quoi consiste cet ordre, nous qui sommes préoccupés et happés par des choses ou des activités que nous vivons subjectivement comme séparées ou fragmentées. La conscience de notre vie quotidienne comme vie banale suppose, et le sentiment qu'elle soit une totalité liée, et le sentiment d'une fragmentation ne permettant jamais l'accès à cette totalité que nous brisons à chaque instant par notre attention et notre action. Ce paradoxe de notre existence quotidienne sous la lumière de la banalité se radicalise un peu plus une fois que l'on comprend que notre existence comme moi-même n'est pas seulement un « exister-dans » mais aussi un « exister-avec[15] », un Mit-sein.

Le mouvement d'attachement et de détachement de la conscience avec le monde quotidien est aussi un mouvement d'attachement et de détachement avec les autres consciences dans la mesure où l'automobile renvoie au conducteur, à l'ouvrier, au gendarme, au garagiste, au passager etc. Le monde quotidien est un être-en-commun qui suppose que nous soyons en lui comme dans un mode social, monde social qui n'est pas le résultat de notre association (notion qui suppose la prééminence de l'individu et qui est de ce fait aussi fictive que la robinsonnade), mais l'horizon indépassable à tout acte humain individuel. La vie ordinaire est nécessairement partagée et dialogique. Elle est nécessairement préoccupée et soucieuse d'autrui sous la forme d'un sentiment existentiel fondateur que Heidegger appelle le sentiment de « l'assistance » ou du « souci mutuel[16] ». Mais la relation à autrui connaît la même tension que la relation au monde quotidien. Nous cherchons à nous distinguer de l'extériorité et des autres, mais nous mesurons, dans cet effort même, notre dépendance. La vie banale alors, où je découpe mes perspectives adossées au morne monde quotidien, me condamne à agir par des actes nécessairement adossés à un fond d'impersonnalité et d'anonymat. L'existence humaine sous sa forme initiale de la banalité suppose notre attachement (jamais vraiment dépassable) au sujet véritable qui agit en nous avant que nous puissions être l'auteur personnel et original de nos actions : le On (das Man)[17].

Notre vie quotidienne est sous l'emprise de la puissance d'absorption de l'anonymat du On qui nous ramène inexorablement à ce que Heidegger appelle la banalité moyenne, notre « être-dans-la-moyenne ». Ce dernier nous commande, comme à tout le monde, de nous fondre dans des exigences communes (dormir, travailler, parler, prendre le train), d'abdiquer notre responsabilité, de renoncer à tout secret propre.

Ce souci de la moyenne […] surveille tout ce qui aurait tendance à faire exception. Sans bruit, toute préséance est écartée. Tout ce qui est original se dévalue comme une chose connue depuis longtemps. Ce qui a été conquis au prix de l'effort devient objet d'échange. Tout secret perd la force de son mystère. Le souci de la moyenne recèle une nouvelle tendance de l'être-là, nous l'appelons le nivellement de toutes les possibilités de l'être[18].

L'existence quotidienne est ainsi complètement égalisée et répandue, c'est-à-dire au sens strict étalée au grand jour, complètement ouverte. Elle est pesante et étouffante d'un côté ; elle est rassurante et sécurisante de l'autre. Telle sont les deux faces du conformisme et de l'uniformité de la vie quotidienne où personne n'agit sinon une communauté indistincte à laquelle la conscience doit faire violence pour se constituer. Si elle se laisse submerger par son existence journalière ou si elle se laisse vaincre par la banalité des poncifs, des opinions communes et des clichés, la conscience de soi humaine rétrécit son monde. Elle le réduit aux outils communs et elle réduit ces outils au statut de choses. Ce faisant, la conscience de soi se sclérose et se rigidifie, i.e. elle se chosifie. La banalité de la vie quotidienne est donc le sentiment d'une réification qui engendre un morcellement et une existence au plus près de l'extériorité, au plus près de la fragmentation de l'extériorité et de la matérialité.

Heidegger retrouve ici ce que Bergson avait déjà développé dans une perspective philosophique tout à fait différente : la vie quotidienne devient la banalité fragmentée au sein de laquelle la conscience se retrouve chose parmi les choses. Or, pour Bergson, l'agent banalisant du quotidien est la pensée intellectuelle qui, pour des raisons pratiques de recherche de l'utile, divise le monde en éléments manipulables et quantifiables. L'intelligence n'est pas une faculté théorique. Elle est asservie au souci pratique et a inventé, pour vivre et pour agir, le langage et la science. L'homo sapiens est homo loquax, parce qu'il est d'abord homo faber.

Vivre, explique Bergson, consiste à agir. Vivre, c'est n'accepter des objets que l'impression utile pour y répondre par des réactions appropriées… Je regarde et je crois voir, j'écoute et je crois entendre, je m'étudie et je crois lire dans le fond de mon cœur. Mais ce que je vois et ce que j'entends du monde extérieur, c'est simplement ce que mes sens en extraient pour éclairer ma conduite ; ce que je connais de moi-même, c'est ce qui affleure à la surface, ce qui prend part à l'action. Mes sens et ma conscience ne me livrent donc de la réalité qu'une simplification pratique[19].

La vie quotidienne sous l'agent banalisant de l'intelligence, de la science et du langage, ne livre qu'un réel de surface où l'on perd l'individualité des choses recouvertes par les « étiquettes » des mots au sens nécessairement général, fixe, commun, impersonnel, séparé en entités abstraites :

Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et l'aspect le plus banal, s'insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot même[20].

La vie quotidienne est banale parce qu'elle est attachée aux exigences du travail, de la communication, de la société et de la pensée abstraite. Par cet attachement, elle est un monde fonctionnalisé, spatialisé, fragmenté, rendu homogène et général. Sa multiplicité est ce que Bergson appelle une « multiplicité numérique » qui juxtapose en séries des éléments tous semblables et dont on néglige les différences pour pouvoir les compter[21]. Se livrant sur le mode de l'immédiateté, ce monde quotidien est en fait un ensemble de médiations qui ne s'avouent pas comme telles, et qui nous cachent la réalité des choses ou de nous-même « sous le voile épais de l'utilité. » Par ce voile, nous ne saisissons que de l'extériorité sans pouvoir accéder à une expérience intime, profonde, qualitative et nuancée du monde et de soi. Par ce masque, la vie quotidienne barre toute expérience qui soit désintéressée, détachée et finalement originale. « Original » doit ici être entendu aux deux sens du terme : au sens de neuf et de singulier ; au sens, surtout ici, de ce qui nous ramène à l'origine et qui est, de ce fait, virginal.

3) Le quotidien fragmenté : disqualification, transfiguration, acceptation.

Au terme de cette introduction où je n'ai fait que préciser les deux concepts qui nous occupent, il convient de penser les diverses manières d'accueillir le quotidien comme essentiellement fragmenté. Heidegger et Bergson nous ont procuré un quadruple enseignement :

1) Heidegger et Bergson nous ont proposé une critique de la vie quotidienne sous la lumière négative de la banalité où les significations sont tellement fragmentées et stéréotypées qu'elles ne nous livrent qu'un monde plat, morne et fade. Un monde où les choses et les pensées ont tellement usé toutes leurs aspérités qu'elles apparaissent complètement lisses et comme invisibles. Un monde où la signification est perdue parce que sa fragmentation est toujours la dispersion du même. Le quotidien banal est l'empire du neutre, du tautologique ou du redondant, et du prosaïque. En ce sens et par delà la tristesse répétitive qu'il implique, il peut être dégoûtant et déprimant comme chez Baudelaire, écœurant comme chez Sartre, bête comme chez Flaubert.

2) Heidegger et Bergson nous proposent également de sortir de la vie quotidienne enveloppée dans le voile de la banalité, par l'expérience esthétique en tant qu'elle donne sens et ouverture à ce que la vie ordinaire ne nous présente que sous la forme de la dissémination et de la fermeture. Pour Bergson, l'art est un monde débarrassé ou désencombré du quotidien pour qu'émerge la singularité pure, qualitative et créatrice du réel et de la conscience conçus comme un « élan », une « durée » ou une force explosive jaillissante[22] dont la vie quotidienne n'est que l'arrêt par solidification ou encroûtement. Pour Heidegger, l'œuvre d'art nous aide à sortir de la compacité de la chose qui se suffit à elle-même. Elle nous aide aussi à sortir des fonctionnalités de l'outil. En ce sens, elle est fondamentalement « insolite » parce qu'elle nous libère de l'ordinaire selon les thèses que développe Heidegger dans Hölderlin et l'essence de la poésie[23] en commentant cinq vers du poète allemand considéré comme « poète du poète ». La poésie est activité innocente parce qu'elle est un jeu désintéressé à l'inverse de nos activités quotidiennes. Elle est aussi une activité véritablement dialogique qui suppose l'échange à partir d'une réelle présence commune, alors que le discours ordinaire n'est qu'un pseudo-dialogue, une communication, soit utilitaire, soit vide d'un réel contenu : un bavardage[24] ou une conversation. En conséquence, l'art est une activité fondamentale (fondatrice) qui donne la vérité des choses et la vérité de l'homme comme être qui fonde cette vérité. Ainsi, la poésie nous apprend, en nous désengluant de la vie ordinaire, que « c'est poétiquement que l'homme habite sur cette terre ». Poétiquement, c'est-à-dire en pensant, c'est-à-dire encore, en instaurant une sorte de brèche continuellement ouverte dans le monde. Par cette brèche, la poésie comme vérité de tout art, est une activité dangereuse : loin de la quiétude des habitudes banales, l'art est un « cercle » de décision, d'action, de responsabilité qui induit le risque du tumulte, de la déchéance et de l'égarement[25].

3) Heidegger et Bergson nous ont aussi montré que nous sommes contraints de rester attachés au quotidien comme à notre paysage qui entrave certes la production libre de la pensée et de l'œuvre d'art, mais qui la rend également possible comme l'ennemi rend possible la bataille. Le refus de la banalité est un combat incessant face à un quotidien omniprésent sur lequel il faut paradoxalement s'appuyer pour s'en émanciper. Bergson et Heidegger sont en effet des penseurs contemporains qui développent un immanentisme fondamental. Comme pour Nietzsche, il n'y a pas, pour eux, d'autre monde ou une surréalité qui existerait au-delà, dans la transcendance. Si transcendance il y a, c'est toujours la transcendance de la réalité humaine elle-même qui se dépasse toujours, mais toujours à l'intérieur du monde où elle est nécessairement enclose et jetée. Le quotidien est donc nécessairement dépassé et conservé ; il est relevé c'est-à-dire exhaussé à un niveau supérieur où il n'est pas complètement anéanti. Le fait que Heidegger prenne pour exemple le tableau de van Gogh représentant des souliers de paysans en insistant sur sa banalité voire sa laideur, et sur les petits détails qui renvoient l'image au monde difficile du travail de la terre, suffit à montrer que l'art est une transmutation du quotidien. « La non-banalité n'est pas au-delà du monde[26] », elle est dans les choses elles-mêmes en lesquelles l'art a la possibilité de saisir, sous l'utilité des objets, la vérité totale de l'existence humaine ; comme dit Heidegger :

À travers [le tableau] repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre à nouveau au besoin, l'angoisse de la naissance imminente, le frémissement de la mort qui menace[27].

Alors que « la banalité usée des produits arrive […] à se faire valoir comme l'unique et exclusif mode d'être du produit[28] », l'originalité de l'œuvre d'art consiste à trouver, au creux même de l'utilité, quelque chose qui la dépasse et qui relève de la pensée ou de la vérité de l'homme. L'homme y découvre que « dès qu'il est né, il est assez vieux pour mourir » et qu'il est essentiellement donc « une sentinelle du néant[29] » vivant « à l'ombre de la mort » qui travaille en elle et dont le métier est de la faire travailler de façon constituante.

4) Le quatrième enseignement de mon introduction et des pensées de Heidegger ou de Bergson, c'est qu'ils se trouvent au centre d'un spectre de positions différentes quant au statut du fragment et du quotidien au sein de l'art et de l'expérience esthétique.

Première position esthétique : celle de l'interdit du fragment et du quotidien qui peut prendre trois modalités : la fuite pure et simple vers un autre monde que le nôtre ; l'affirmation d'un Je absolu et original qui ferait de l'œuvre une expression pure de l'Unique ; la substitution au quotidien fragmenté, de la belle totalité de l'œuvre ne représentant pas l'ordinaire insignifiant, mais s'installant au contraire dans l'extraordinaire, l'héroïque et l'immédiatement signifiant du religieux ou du mythologique. L'art est ici conversion.

Seconde position esthétique qui était celle de nos deux philosophes : l'interdit du fragment et du quotidien mais à partir de leur nécessaire reconnaissance qui empêche la fuite au-delà d'eux. Il faut donc échapper aux fragments du quotidien tout en les représentant et en acceptant le péril, qui doit être perpétuellement surmonté, de la dissémination et de l'insignifiance. Cela suppose que ces dernières doivent être reprises dans un processus d'idéalisation que l'on verra à l'œuvre chez Hegel par exemple. L'art sera ici, non pas conversion hors du quotidien, mais, selon la belle expression d'Arthur Danto, « transfiguration du banal[30] ».

Troisième position enfin : celle par laquelle l'art veut le banal et accepte sa fragmentation et son insignifiance sans que celles-ci soient sauvées par la beauté ou même par le sublime. S'ouvre ici le champ entier de l'art contemporain qui n'est pas seulement contemporain parce qu'il est de notre temps, mais parce qu'il transgresse justement la définition et la vocation traditionnelles de l'art comme instrument de conversion et de transfiguration de notre regard porté sur les choses du monde ordinaire. La réévaluation du quotidien et du fragment par l'art contemporain engendre ainsi un brouillage de ce que l'on entend par art dans la mesure où cette réévaluation devient une contradiction interne à l'idée même d'art : les pratiques de la série, du collage, du montage, de l'installation, qui s'adossent toutes à une volonté du quotidien et du fragment, font entrer l'art dans un moment purement ironique et critique. Critique doit s'entendre aux trois sens que le terme possède en français : critique parce qu'il conteste négativement la tradition ; critique parce qu'il est à un moment de crise (krisis) ou de rupture et qu'il se veut comme crise proliférante et indéfiniment reconduite ; critique enfin, parce qu'il cherche des critères (krinein) et fait tout pour les déjouer ou les modifier constamment. La pratique, par exemple d'Andy Warhol, qui consiste à produire des séries d'images publicitaires sérigraphiées, peut être pensée comme l'emblème de cette dimension critique par laquelle nous ne savons plus ce que c'est que l'art aujourd'hui parce que l'art a perdu ses qualités propres ou ses propriétés essentielles : avoir un auteur, s'adresser à un spectateur, manifester une virtuosité technique, exprimer un contenu, une idée ou un sentiment. La série Dix Lize où Warhol juxtapose dix portraits identiques mais retouchés d'une photo de la star américaine Lize Taylor, ravale l'œuvre au statut d'un produit industriel anonyme, fragmenté et indéfiniment reproductible. Dans les temps passés, les hommes se posaient la question de savoir si une œuvre d'art était réussie ou pas. Aujourd'hui et devant cette série, les hommes se posent la question de savoir si cet objet est ou non une œuvre d'art. S'ils répondent oui, au moins sont-ils obligés de reconnaître que cette œuvre d'art contient en son sein, le moment de sa propre disparition et de sa propre mort. L'art contemporain aurait alors pour vocation une pratique du fragment et du quotidien, afin de produire des œuvres déhiscentes (pliées et fendues) adéquates à la déhiscence même de la notion d'art et même au monde moderne dans lequel nous vivons et qui est en proie à un processus de déliaison par lequel nous ne parvenons plus à penser son unité et sa cohérence.

Par rapport au quotidien fragmenté l'art prend donc trois postures que mon étude va désormais explorer : s'en détourner, le transfigurer, l'accepter et même l'exiger.

1) L'art comme conversion et fuite en dehors du quotidien

Première modalité de la conversion : la fuite hors la banalité vers un autre monde qui serait le véritable lieu de la beauté. Comme dit Baudelaire : « Any where out of the World. »[31]

Telle est la position centrale de notre tradition esthétique toute empreinte de platonisme. Ce dernier distingue et hiérarchise en effet le monde sensible, le monde d'en bas soumis à la génération, à la corruption, au devenir et à l'imperfection des choses matérielles et particulières, et le monde intelligible qui est éternel et immuable, qui est constitué des Idées conçues comme principes de l'existence et de l'intelligibilité de toutes choses. Au sommet de cette hiérarchie règne le principe divin, le Bien, le Beau, le Vrai. Dans cette structure, la beauté d'une chose n'existe que par participation à l'Idée qui en est la raison. Pourquoi la maison est-elle belle ? demande Plotin. Il répond :

C'est parce que l'être extérieur de la maison, si l'on fait abstraction des pierres, n'est que l'idée intérieure, divisée selon la masse extérieure de la matière et manifestant dans la multiplicité son être indivisible[32].

S'abstraire de la division du sensible ordinaire, voici le mouvement ascendant par lequel on se convertit à la contemplation de la beauté. À l'inverse, si l'âme ne pense « qu'à des objets mortels et bas… elle trouve son plaisir dans la laideur… elle mène une vie obscurcie par le mélange du mal, une vie mélangée en partie de mort[33] ».

C'est comme si un homme plongé dans la boue d'un bourbier ne montrait plus la beauté qu'il possédait, et comme si l'on ne voyait de lui que la boue dont il est enduit ; la laideur est survenue en lui par l'addition d'un élément étranger, et s'il doit redevenir beau, c'est un travail pour lui de se laver.

La vie ordinaire est une vie laide, multipliée, déchue, impure, recouverte et opaque. Sortir de cette vie, c'est conquérir l'unité par une conversion qui est une contemplation qui permet elle-même une purification. En la dépouillant de ses vêtements et en retranchant la matière comme le sculpteur fait avec le bloc de marbre, l'âme procède bien à un allégement de la vie et elle accède à l'unité, à la splendeur, au silence et à la transparence de la beauté.

Enfuyons-nous donc de notre chère patrie, voilà le vrai conseil qu'on pourrait nous donner. Mais qu'est cette fuite ? Comment remonter ? Comme Ulysse, qui échappa, dit-on, à Circé la magicienne et à Calypso, c'est-à-dire qui ne consentit pas à rester près d'elles, malgré les plaisirs des yeux et toutes les beautés sensibles qu'il y trouvait. Notre patrie est le lieu d'où nous venons, et notre père est là-bas. Que sont donc ce voyage et cette fuite ? Ce n'est pas avec nos pieds qu'il faut l'accomplir ; car nos pas nous portent d'une terre à l'autre […], mais il faut cesser de regarder et, fermant les yeux, échanger cette manière de voir pour une autre, et réveiller cette faculté que tout le monde possède[34][…].

Cette faculté, c'est l'âme. Substituer à un regard charnel un regard intellectuel et intérieur, tel est donc le propre de la sagesse qui possède ici une dimension à la fois éthique et esthétique. L'art ne peut produire la beauté que s'il abandonne la réalité prosaïque qui nous apparaît sous la multitude de ses aspects et de ses figures, afin de contempler une idée sans forme au sens de sans configuration. L'art, dans son régime platonicien, nous propose donc un voyage mental et métaphysique hors du quotidien. Ce voyage possède deux propriétés principales : il est une traversée du sensible ; comme tel, il est un instrument de réminiscence. Par traversée du sensible, il faut entendre un passage par le sensible pour, à la fin, s'en émanciper : il faut passer par la division du sensible (double division : des choses distantes entre elles, et du sujet et de l'objet car, pour voir, il faut être à distance de ce que l'on voit) pour la résorber et obtenir une vision intellectuelle simple. Par instrument de réminiscence, il faut entendre ce par quoi notre esprit se souvient de notre origine divine et du monde intelligible : le souvenir n'est pas ici affaire de mémoire qui ne fait que retenir les instants fragmentés du temps ; le souvenir est ici une anamnèse qui nous ramène à ce qui est au delà du temps, au silence insécable de l'éternité.

On aurait tort de penser que cette conception spéculative et religieuse de l'art est seulement archaïque. Elle irrigue l'art médiéval certes (cf. le vitrail), ainsi que l'art renaissant et classique qui considéraient le tableau comme cosa mentale ou comme dessin intérieur (disegno interno, dessein). Elle irrigue aussi l'art moderne et contemporain : la poésie de Baudelaire violemment scindée entre le Spleen et l'Idéal (première section des Fleurs du mal) et cherchant à fuir « les miasmes morbides », les « ennuis et les vastes chagrins » ; la peinture de Gauguin dont le critique Aurier dira en 1891 « c'est du Platon interprété par un sauvage de génie ». Les romans de Proust dans lesquels le temps perdu et retrouvé ouvre à « l'extratemporalité » de l'œuvre d'art ; l'art surréaliste soumis à l'exigence de création de ce que Breton appelle en 1935 « le trésor d'un mythe collectif » ; la peinture iconoclaste de Malévitch significativement appelée par lui « suprêmatiste », la peinture de Rothko : tous s'appliquent à penser l'œuvre comme un espace sacré, un templum, un lieu de mémoire, mais de mémoire pensée comme manifestation s'opposant à la représentation. Tous pourraient dire comme Walter Benjamin commentant justement Baudelaire : « Dans quelque mesure que l'art vise le beau et si simplement même qu'il le “rende”, c'est du fond même des temps […] qu'il le fait surgir[35]. »

La seconde modalité de la fuite hors de la « terreur du banal[36] », comme dit Valéry, c'est celle qui consiste à substituer, sans soubassement métaphysique ou religieux et sur un plan purement anthropologique, la composition et l'unité harmonieuses de l'œuvre à la dissémination de la réalité ordinaire. Cette modalité est celle de la seconde grande tradition qui structure l'ensemble de notre théorie de l'art : la tradition aristotélicienne greffée sur la lecture de la Poétique d'Aristote.

La Poétique est un ouvrage qui entend faire la théorie de l'art, c'est-à-dire le dégagement des règles de production des œuvres d'art et notamment des œuvres poétiques dont la tragédie. Déterminées à partir de l'observation des tragédies réellement écrites ainsi que de l'observation de l'activité représentative ou mimétique de tout homme, ces règles de production seront aussi des règles d'évaluation critique des œuvres d'art (l'analyse a ici une valeur explicative et normative).

Le chapitre IV pose immédiatement la méthode et le problème d'Aristote qui vont avoir une influence considérable jusqu'à nos jours. L'art est naturel aux hommes. L'art est le prolongement de l'activité représentationnelle de tout homme défini, pas seulement comme animal raisonnable ou animal politique, mais ici comme animal mimétique. Les hommes sont hommes parce qu'ils imitent le monde ordinaire qui les entoure ; ils apprennent en imitant et ils prennent du plaisir à le faire. Or ce plaisir qui est la fin des images et de l'art (plaisir de connaissance), est paradoxal. Comment se fait-il, demande Aristote, que « nous prenons du plaisir à contempler les images les plus exactes de choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, comme les formes d'animaux les plus méprisés et des cadavres[37] » ?

La raison de ce retournement du laid en beau, de l'insignifiant en admirable, de l'indifférent banal en remarquable, est l'aptitude que possède toute représentation (mimésis) à organiser ce qui dans la réalité se présente de manière contingente et rhapsodique, c'est-à-dire hasardeuse et désordonnée. La tragédie est le perfectionnement remarquable de ce retournement dans la mesure où elle se donne le cas le plus difficile qui consiste à produire du plaisir au spectacle de la mort, de la folie, de la terreur, de la fureur, de l'inceste, du parricide, de l'automutilation, etc. Or c'est l'opération de représentation elle-même qui explique ce retournement. Au chapitre VI, Aristote définit la tragédie :

La tragédie est l'imitation d'une action noble, conduite jusqu'à sa fin et ayant une certaine étendue […] ; faite par des personnages en action et non par le moyen d'une narration, et qui par l'entremise de la pitié et de la frayeur, accomplit la purgation des émotions de ce genre.

Faisons plusieurs remarques sur cette définition :

1) La tragédie est une totalité close sur elle-même : elle a un commencement, un milieu et une fin.

2) Cette totalité complète est une unité organisée. Cela signifie que ces éléments ne sont pas simplement juxtaposés dans l'ordre du temps, mais qu'ils sont enchaînés selon une logique du nécessaire ou du vraisemblable. L'œuvre d'art est un système de relations essentiellement pensé et agencé entre des éléments.

3) Pour ce faire, ces éléments constitutifs du système tragique sont les épisodes d'une histoire, d'une fable ou d'une intrigue (muthos). Le poète est un fabricant d'histoires qui se caractérisent par leur nécessité interne.

4) Or, dans la réalité quotidienne, les choses, les hommes, et les faits que nous rencontrons sont essentiellement fragmentés, c'est-à-dire non reliés par un lien de nécessité. C'est la raison pour laquelle nous avons du mal à comprendre souvent le sens de ce qui nous arrive : au plan du quotidien, notre existence manque de sens, de direction, d'ordre. Notre vie est faite d'événements disjoints, non d'épisodes reliés : voilà pourquoi dans notre vie, il n'y a pas de commencement, de milieu et de fin. Ceux-ci sont toujours relatifs alors que, dans l'art, ils sont absolus : avant le début de la tragédie, il n'y a rien ; après, il n'y a plus rien à attendre. Notre existence quotidienne, au contraire, est toujours indéfiniment et doublement ouverte : elle est une série où s'intercalent mille et mille choses en un grouillement évident ; et aux extrémités de laquelle (notre naissance et notre mort) viennent se rajouter mille et mille choses encore. Devant un tableau également, nous avons le sentiment d'une complétude voire d'une plénitude : ce n'est jamais le cas dans la réalité ordinaire fragmentée par la pluralité des choses et scindée par le désir qui fait qu'il nous manque toujours quelque chose. En conséquence, dit Aristote, ce qui fait l'unité de l'œuvre ce n'est pas « qu'elle concerne un personnage unique[38] ». En effet, si c'est la présence récurrente d'Ulysse qui faisait l'Odyssée, alors l'œuvre n'aurait aucune unité parce que la vie d'Ulysse est comme la nôtre : un grouillement d'événements et de faits arrivant au hasard. Ce qui fait l'unité de l'Odyssée, c'est la logique à l'œuvre dans le livre qui a obligé Homère à choisir, à couper dans la vie de son héros, afin d'élire les seuls épisodes qui constituent une action. Or l'action (en son unité logique) que raconte l'Odyssée, c'est bien le voyage d'Ulysse, le retour d'Ulysse en sa patrie. Extrapolons à partir de là.

Un journal intime n'est pas une œuvre d'art parce qu'il y manque l'unité d'action : les notations ne sont chacune que les membra disjecta d'une vie qui s'écoule sans cohérence, sans direction. Au contraire, une autobiographie est une œuvre d'art dans la mesure où l'écrivain qui raconte sa vie ne se perd pas dans les infinis et minuscules détails, mais transforme sa vie en une histoire, en une intrigue avec un commencement logique, un milieu cohérent et une fin qui est l'effet de ses causes antérieures. Dans Les Mots, Sartre transforme sa vie en une fable racontant comment il est devenu écrivain selon une nécessité que toutes les parties de l'œuvre montrent. Quand il raconte la vie de Flaubert, il fait la même chose : il transforme la vie individuelle en destin d'écrivain. Dans les Confessions, Rousseau s'est soumis à la même règle : il ne s'agit pas de tout raconter mais de raconter selon les contraintes d'un projet qui se trouve explicité dans le prologue : dire, intus et in cute (intérieurement et sous la peau), que je suis un homme bon et généreux qui n'a jamais fait de mal.

Tout cela explique le paradoxe du chapitre IX selon lequel « la tragédie est plus philosophique que l'histoire » : paradoxe dans la mesure où la fiction est plus vraie que le récit de ce qui s'est réellement passé. La fiction est plus vraie parce qu'elle articule ce que l'historien ne fait que noter au fur et à mesure. L'histoire ne serait une connaissance que si elle prenait la forme de la fiction, c'est-à-dire du récit : l'histoire (et pas seulement les histoires), cela se raconte.

Concluons cette rapide analyse : l'art fabrique une stylisation, qui est épuration, simplification et liaison du réel ordinaire. C'est pour cela qu'il produit du plaisir : celui de comprendre ce que dans la réalité nous ne comprenons pas ; celui de sentir des émotions qui ne sont pas les émotions pathologiques de la réalité (pitié et frayeur) parce que ces émotions sont intellectualisées, mises à distance parce que réfléchies ; celui de contempler un ordre parfait qui produit un effet de réalité (une croyance), non par sa référence rigoureuse au réel fragmenté, mais par sa cohérence interne, par sa circularité et donc par son auto-suffisance.

C'est toute l'esthétique classique qui découle d'Aristote et qui prend pour modèle la tragédie grecque en tant qu'elle jette un interdit sur le fragment et sur le quotidien. Cette esthétique est un intellectualisme qui pose des idées. Ces idées sont obtenues par une opération de perfectionnement qui engendre la beauté idéale fuyant l'individualité, ses différences et ses laideurs : Zeuxis demande les sept plus belles jeunes filles de Crotone quand on lui commande la représentation picturale d'Hélène de Troie, parce qu'aucune femme réelle n'est assez belle pour servir de modèle à l'idéal de la beauté féminine. Par l'electio et la dispositio, la réalité est réduite à la forme d'une sorte de jardin à la française où tout est convenance et ordre. Par là même, c'est la poésie et ses figures de rhétorique qui offrent leur modèle à tous les arts, et qui leur permettent de sortir du champ, ignoble au Moyen Âge, de l'activité purement mécanique (ut pictura poesis). En conséquence, l'artiste doit produire un chef-d'œuvre où il amène à son plus haut degré la perfection de son art au sein duquel tout doit être pensé, lié et éloquent : l'époque moderne aime l'esquisse, l'ébauche, le non finito ; l'époque classique jusqu'à Nicolas Poussin, aime l'œuvre achevée au terme d'une longue élaboration qui permet, non l'expression excessive d'une subjectivité débridée comme ce sera le cas avec le Romantisme, mais la méditation. L'époque moderne privilégie l'artiste et sa créativité, fût-elle désordonnée, au détriment de l'œuvre ; l'époque classique fait de l'œuvre la justification de l'artiste qui doit transmettre un contenu et qui doit se plier entièrement à lui. Ainsi l'époque classique fuit-elle le quotidien pour un art mythologique et religieux peignant l'extraordinaire, l'héroïque, le signifiant : la peinture d'histoire est la peinture noble, profonde, poétique, philosophique ; la peinture de genre — qui représente des paysages, des intérieurs, des natures mortes, des portraits, c'est-à-dire toute une réalité prosaïque et banale — est une peinture inférieure qui s'occupe de l'accidentel et du mesquin.

Lorsque, au sein d'une culture académique accrochée encore aux exigences du classicisme, Gustave Courbet peint L'Enterrement à Ornans (1850) où il représente la laideur ordinaire et noire des hommes de son village natal, il fait scandale. Non pas tant parce qu'il peint le quotidien, mais parce qu'il le fait dans un format qui est celui de la peinture d'histoire. Quand Manet, à la même époque (1865), peint l'Olympia, il fait aussi scandale. Non pas tant parce qu'il peint un nu féminin accompagné d'une négresse, mais parce qu'il le fait en réinterprétant La Vénus d'Urbin du Titien par une peinture non finie où l'on voit la touche du pinceau et aussi Vénus sous les traits d'une prostituée à la peau jaune absolument pas idéalisée. Le scandale, c'est de parodier l'idéal classique afin de s'en moquer et d'abîmer sa belle universalité en le jetant à terre au milieu de la quotidienneté et de la particularité. Manet « n'est [ainsi] que le premier dans la décrépitude de [son art] » comme le lui a dit Baudelaire[39]. Il met en œuvre un « héroïsme de la vie moderne » qui est, selon l'expression de Cézanne, un « héroïsme du réel[40] ». Héroïsme du réel : du point de vue de l'esthétique classique dont nous voyons ici le naufrage, c'est un oxymore ironique comme un cercle carré. Manet accomplit ainsi définitivement le mouvement entamé au milieu du XVIIIe siècle quand, au Salon de 1763, Diderot s'exclame devant la peinture de Chardin : « C'est celui-ci qui est un peintre[41]… » La formule exprime une admiration. Elle est aussi une provocation, parce qu'elle dit que Chardin qui peint le laid et le trivial, est plus admirable que les peintres d'histoire membres des Académies et achetés par le Roi.

Au terme de ces remarques consacrées à l'esthétique classique qui fuit hors le quotidien et le fragment (ceux du monde comme ceux de l'œuvre), ont voit bien que notre histoire de l'art s'est déplacée dans le sens d'une découverte du banal et de sa reconnaissance. Ce déplacement est sûrement à mettre en relation avec la sécularisation de notre culture ainsi qu'avec sa technicisation qui produit, selon l'expression du sociologue Max Weber, un « désenchantement du monde ». L'expression signifie : a) un dépouillement de tout charme et de toute magie de la réalité, b) un renoncement à l'harmonie du monde assurant absolument sa signification et sa beauté, c) un refus d'une transcendance ou d'un Absolu garantissant l'ensemble de nos valeurs. À la fin du XIXe siècle, juste avant l'apparition des avant-gardes, Mallarmé diagnostique la chose de façon magistrale : dans le premier numéro de sa revue La Dernière mode, où il traite de la banalité ordinaire sous forme d'articles dispersés dont il est le seul auteur, il écrit :

Tout s'apprend sur le vif, même la beauté, et le port de tête, on le tient de quelqu'un, c'est-à-dire de chacun, comme le port d'une robe. Fuir ce monde ? On en est ; pour la nature ? comme on la traverse à toute vapeur, dans sa réalité extérieure, avec ses paysages, ses lieues, pour arriver autre part : moderne image de son insuffisance pour nous[42] !

La fuite hors du prosaïque est devenu impossible. Le banal est notre condition d'hommes divisés, vivant dans la pure extériorité ou matérialité. Aussi faut-il les accepter et même les vouloir. Avant cependant de vouloir l'ordinaire comme tel (troisième position), il convient peut-être de tenter de le transfigurer, c'est-à-dire d'opérer sur lui une transmutation qui le reconnaît certes mais qui tente de le dépasser sans désirer pour autant une surréalité : telle est la seconde position qu'il faut étudier : celle d'une promotion du quotidien et du fragment mais dans l'horizon, encore, de leur rachat.

Il faudrait, pour être complet, traiter de la troisième modalité de la fuite hors du quotidien : la position d'un Sujet absolu, absolument souverain, original, unique qui, d'un coup d'aile, serait capable de s'émanciper de la banalité : telle est la position romantique tirée dans le sens d'un idéalisme absolu que l'on trouve au XIXe  siècle jusque dans la littérature et la peinture symbolistes.

2) L'art comme transfiguration et rachat du fragment et du quotidien

Transfigurer et racheter étaient déjà des opérations aristotéliciennes. Mais la tradition classique de la tragédie et de la peinture d'histoire a eu tendance à les congédier au profit de l'affirmation de l'extraordinaire, de la narration et de la belle harmonie. Le naturalisme de l'art moderne va orienter les œuvres vers l'acceptation progressive du quotidien comme tel, c'est-à-dire d'un quotidien qui ne soit pas habité par les dieux et les mythes, mais qui ne soit pas non plus le lieu de la laideur ou de l'opacité fragmentée. L'exemple de cet équilibre, et qui a fasciné l'ensemble de la théorie de l'art aux XIXe et XXe siècles, est la peinture hollandaise du XVIIe siècle : Hegel, Schopenhauer, Fromentin, Proust, Claudel, Malraux, Barthes, virent dans la peinture de Hals, van Ruysdael, Steen, de Hoogh, Vermeer et Rembrandt, un art de la splendeur du prosaïque qui fait l'éloge du quotidien pour faire l'éloge de la liberté humaine.

Contrairement à l'art italien qui est narratif et rhétorique, l'art hollandais est descriptif : peindre, c'est dépeindre[43]. « Les images hollandaises ne déguisent pas une signification, elles ne la cachent pas sous une apparence, mais montrent […] que les sens, de par leur nature même, s'insèrent dans ce que les yeux sont à même de saisir[44]. » En peignant comme dit Hegel « les raisins, les fleurs, les cerfs, les arbres, les dunes, la mer, le soleil, le ciel, les ornements et les décors des ustensiles de la vie quotidienne, les chevaux, les guerriers, les paysans », l'art hollandais s'est fait instrument d'« appropriation du monde profane[45] » qui transforme le tableau, d'une part en un instrument de découpe du réel (pas de cadre préalable aux bords du tableau, pas de théâtralité) et, d'autre part, en une surface « sur laquelle des mots et des objets peuvent être copiés ou inscrits » et qui est comparable à un miroir, à une carte géographique, mais pas à une fenêtre (Alberti)[46]. Peinture d'appropriation qui remplit d'humanité toute chose, la peinture hollandaise est aussi une peinture de la fabrication et de la circulation. De la fabrication, parce que les objets accumulés, renversés, utilisés renvoient à l'homme sa propre activité laborieuse, et sont par là entièrement subjectivisés. L'objet n'est plus extérieur ; il n'est plus cet autre du sujet, cette matière qui entrave sa liberté en lui opposant sa force d'inertie. Le monde est comme lubrifié ; il n'est plus une énigme, nous nous y mouvons avec facilité. « On ne peut imaginer asservissement plus complet des choses » qui ont perdu toute rétivité. Peinture de la circulation aussi : de l'échange marchand qui fait de cet art, un art du catalogue ou de l'énumération, expressif d'un « nominalisme triomphant ». Les choses n'ont plus d'être propre ; elles n'ont plus que des qualités et des usages que l'on peut compter pour leur plus parfaite maîtrise. Le maître ici, c'est évidemment l'homme en son omniprésence et même son omnipotence, cachées derrière les natures mortes ou montrées directement dans les scènes de genre ou les tableaux de Corporation. L'homme ici est créateur ; principe de tout ce qui existe, son regard et son esprit lui permettent de s'égaler à Dieu. En représentant un monde limité, concret, temporel, soumis à la destruction, au labeur et au désir, les peintres hollandais produisent donc un étonnant retournement qui consiste à offrir au spectateur le contraire de ce à quoi il s'attend : a) le sentiment de l'infinité de la liberté, b) un spectacle devenant abstrait comme « le petit pan de mur jaune » de Proust « qui était si bien peint qu'il était, si on le regardait seul […] d'une beauté qui se suffirait à elle-même », c) un monde de silence et de sérénité, d) enfin, un monde de plénitude et d'éternité duquel le manque, le néant et la mort ont été miraculeusement abolis. Ce retournement n'est cependant pas une fuite hors de la finitude, du concret, du fragmenté, du désir et du temps quotidien. C'est au creux même de la vie quotidienne, en une immersion complète, que la peinture hollandaise conquiert le contraire de ce qu'elle est pour nous.

Hegel, le plus grand commentateur de cette peinture, nomme ce processus : aliénation ou extranéation. Ce qui veut dire que c'est dans son autre absolu, dans la laideur ou la banalité insignifiante que se manifestent la signifiance et l'esprit. Au début de la Phénoménologie de l'esprit, Hegel écrit :

Le cercle qui repose en soi fermé sur soi, et qui, comme substance, tient tous ses moments, est la relation immédiate qui ne suscite ainsi aucun étonnement… Mais que l'accidentel comme tel […] obtienne un être propre et une liberté distincte , c'est là la puissance prodigieuse du négatif, l'énergie de la pensée […]. La mort, si nous voulons nommer ainsi cette irréalité, est la chose la plus redoutable, et tenir fermement ce qui est mort, est ce qui exige la plus grande force. La beauté sans force hait l'entendement, parce que l'entendement attend d'elle ce qu'elle n'est pas en mesure d'accomplir. Ce n'est pas cette vie qui recule d'horreur devant la mort et se préserve pure de la destruction, mais la vie qui porte la mort, et se maintient dans la mort même, qui est la vie de l'esprit. L'esprit conquiert sa vérité seulement à condition de se retrouver soi-même dans l'absolu déchirement. L'esprit est cette puissance en n'étant pas semblable au positif qui se détourne du négatif […], mais l'esprit est cette puissance seulement en sachant regarder le négatif en face, et en sachant séjourner près de lui. Ce séjour est le pouvoir magique qui convertit le négatif en être. Ce pouvoir est identique à ce que nous avons nommé plus haut sujet[47].

La beauté de la peinture hollandaise est une beauté forte parce que c'est dans l'utilité qu'elle produit la contemplation désintéressée, dans le temps l'éternité, dans le désir et le travail la tranquillité, dans l'objectivité et l'apparence même la pensée. Les Hollandais réalisent l'idéal. Non la beauté idéale des Grecs qui s'émancipait de la particularité, du quotidien et de ses imperfections (beauté sans force) ; mais l'idéalité c'est-à-dire l'union pacifiée de ce qui est contradictoire, à savoir la subjectivité et l'objectivité, l'esprit et la matière, l'intérieur et l'extérieur : non une sur-vie au delà de la vie, mais « le dimanche de la vie, qui rend tout semblable et écarte toute médiocrité[48] ». Pour produire cette liberté et cette sérénité[49], le réel quotidien fragmenté est lié grâce au pouvoir de la peinture qui est moins peinture des choses que peinture de la lumière se réfléchissant ou se diffractant sur les choses et au contact des matières. En saisissant l'insaisissable des étincelles de lumière sur un verre de vin, sur les plis d'un vêtement ou sur l'humidité d'un œil[50], la peinture éternise l'instant et assure à la représentation un triomphe sur « le côté caduc et périssable de la vie », sur « l'accidentel et le passager », c'est-à-dire sur ce que nous ne pouvons pas voir dans l'affairement de l'activité quotidienne. Allégé par cette lumière qui nimbe toute chose dans sa vibration, le réel est ainsi déréalisé ou intériorisé. La peinture accède ici à sa perfection et comme à son achèvement, dans la mesure où elle se fait musique où tout n'est que transition, fusion, liaison : la peinture hollandaise est une musique de choses ; aussi les choses sont-elles « tirées de l'intérieur » comme dit Hegel ; vues comme si elles se reflétaient à l'intérieur d'un esprit ou d'un œil : reflets dans un œil d'or. Contemplateur de la profondeur de l'évidence, le peintre hollandais ne représente pas (Vorstellen) le réel ; il présente (Darstellen) ou exprime la puissance de l'esprit. L'apparence (Schein) devient alors apparaître ou manifestation (Erscheinung). Hegel tire alors plusieurs conséquences.

Première conséquence : si le tableau est l'esprit se manifestant par la médiation de l'extériorité ramenée à l'intériorité, alors il est semblable à un œil qui est l'organe où l'âme se trouve justement concentrée et se laisse voir : cela implique que quand nous voyons un tableau hollandais, nous sommes inversement regardés. Nous faisons l'expérience troublante et même fascinante de la réversibilité du voyant et du vu.

Seconde conséquence : « Au lieu que le sujet s'efface et s'oublie dans l'objet qui est son œuvre, cette œuvre au contraire n'a pour sens que de manifester le pouvoir qu'a le sujet d'effacer tout objet[51]. » L'esprit y liquide le monde aux deux sens du terme : il le liquéfie et le fait disparaître dans la pensée sans que cette disparition soit un anéantissement radical.

Troisième conséquence : puisque la peinture possède la puissance d'effacer la fragmentation et l'obscurité du monde ordinaire, puisqu'elle détient l'aptitude à engendrer des scintillations au sujet de toutes choses jusqu'aux plus triviales, alors le sujet de la peinture, c'est la peinture elle-même comme cette habileté à jouer avec les apparences pour qu'apparaisse l'esprit. La peinture hollandaise est bien une peinture de la quotidienneté, c'est-à-dire une peinture sans contenu, dont le seul contenu est la peinture et l'artiste eux-mêmes qui visent désormais à se montrer.

La quatrième conséquence hégélienne est alors fondamentale : la peinture hollandaise comme transfiguration du banal est le sommet de l'art moderne mais aussi le début de sa dissolution. En effet, la voie est maintenant ouverte pour un art ironique et plein d'humour, où la personne de l'artiste ne vise pas « l'œuvre achevée pour soi et reposant sur elle-même[52] », mais la simple monstration de l'auteur. Dans la peinture hollandaise, l'œuvre d'art se donne encore comme une totalité parfaite et comme une harmonie entre les exigences de l'extériorité et celles de l'intériorité. Dans l'art du XVIIIe et du début du XIXe siècle, l'intériorité subjective va devenir prépondérante jusqu'à sacrifier l'œuvre à la volonté d'expression. Selon Hegel, le romantisme allemand (celui de Novalis, des frères Schlegel, de Jean-Paul Richter) devancé par Diderot ou Sterne, va fragmenter l'œuvre par des mots d'esprit, des plaisanteries, des traits d'humour (tout ce qui relève de la catégorie du Witz) qui sont l'intervention directe de l'auteur s'abandonnant finalement à l'expression sentimentale et arbitraire de soi. La peinture hollandaise échappait par idéalité à la fragmentation du banal. Après elle, l'art chute dans la fragmentation d'une pensée subjective interne qui, par la démesure de la volonté d'expression, tombe dans la banalité et la fragmentation du sentiment lui-même qui se dit (ou se note plutôt) dans le mouvement discontinu et contingent de son apparition. Selon Hegel, le romantisme allemand est un fragmentarisme qui abandonne la beauté et qui se soumet à ce qu'il appelle une double « accidentalité » : celle de la vie intérieure faite d'événements mentaux ; celle aussi de la réalité extérieure qui n'est plus transfigurée comme chez Vermeer, mais qui est notée dans son aspect le plus prosaïque, c'est-à-dire dans sa contingence vécue. C'est la raison pour laquelle l'expression artistique la plus significative de ce mouvement par lequel l'art abandonne l'exigence de transfiguration est le roman dont l'écriture en prose est la plus à même de coller au caractère prosaïque de la réalité et de la pensée la plus subjective : désormais, à la fragmentation du réel c'est-à-dire à ce que Hegel appelle « la prose du monde » répondra la fragmentation de l'œuvre. La voie est ainsi ouverte à la troisième position de l'art vis-à-vis du fragment et du quotidien : non sa reconnaissance rachetée dans l'idéalité, mais son vouloir qui sera aussi celui de la quotidienneté d'un art volontairement fragmenté. Selon Hegel, il s'agit ici de la « mort de l'art », c'est-à-dire de sa ruine et de sa dissonance. Pour l'époque contemporaine, il s'agira de sa vie et de sa chance, dans la déchirure même, complètement assumée.

Avant de passer à l'analyse de la troisième position, je voudrais dire quelque mots d'un autre exemple, à l'époque contemporaine de la mort de l'art, de cette transfiguration du banal : le surréalisme. Cette analyse montrera ainsi que les trois positions dégagées en introduction sont moins des positions historiques que proprement logiques ou conceptuelles, et que ces positions peuvent même, à une époque donnée, se superposer.

Le surréalisme, dans les Manifestes de Breton, dans L'Amour fou ou dans Nadja, combat toutes les définitions de la beauté qui l'ont précédé : celle d'une beauté platonicienne hors du monde ; celle d'une beauté fuyant le quotidien dans le mythologique et le religieux ; celle d'une beauté qui idéalise le réel ordinaire dans sa forme parfaite ; celle enfin d'une beauté qui serait construite par les efforts structuraux de la raison et de la méditation. Pourtant, le surréalisme de Breton affirme toujours l'exigence ancienne de la beauté dans une sorte de contradiction qui achève Nadja : « La beauté sera convulsive ou ne sera pas[53]. » En déployant cette contradiction on voit bien que Breton adosse sa théorie et sa pratique sur un refus de la banalité, sur l'idée « d'une banalité impossible[54] », c'est-à-dire sur le principe selon lequel le quotidien est et doit être enchanté, non par les dieux qui n'existent pas, mais par le merveilleux qui transmute toute chose en une aventure imaginaire infinie. L'esthétique du surréalisme est une esthétique du fragment dont on voit bien les principes : montage, collage, automatisme, jeu hasardeux, libre association comme dans le rêve, tout repose sur une volonté de disruption propre à détruire la vie banale grise et médiocre. Cette vie banale (bourgeoise, et que Breton décrit dans le premier Manifeste de 1924) est normée par la raison, la logique, l'habitude, la répétition du même. Il faut donc la faire exploser par le brouillage, le mélange incongru, le choc dont parlait déjà Lautréamont quand il définissait la beauté comme « la rencontre fortuite sur une table de dissection d'un parapluie et d'une machine à coudre ». Alors, la pratique du fragment et de l'association violente, fera sourdre le mystère et le poétique que personne ne voit et qui sont pourtant là devant nous, dans les choses quotidiennes. Le surréalisme qui consiste à « dépayser » les choses, ouvre des portes merveilleuses et innombrables sur le quotidien qu'il voit d'un regard embellissant, sans être un regard de l'au-delà du monde[55]. La « trouvaille » soudaine, parce qu'elle brise le temps et les rapports sédimentés entre les choses, fait de la séparation la source de chocs effervescents donnant « le pouvoir d'agrandir l'univers[56] » ; non d'en changer. « Est-ce vous Nadja ? demande Breton. Est-il vrai que l'au-delà, tout l'au-delà soit dans cette vie[57] ? »

La surréalité est toujours immanente à la réalité. Elle est dans le quotidien duquel tout le banal s'est enfui, non par un envol mais par un ensemble de volatilisations de l'ordinaire qui assure, par explosions et fragmentations, sa métamorphose[58]. Un exemple de découpe de l'œuvre et de l'œuvre comme découpe qui assure une ouverture du quotidien : l'avant-dernier poème (1918) de Mont de piété : « Une maison peu solide » est le résultat de la découpe d'un article de journal de la rubrique des faits divers. Il raconte l'ensevelissement d'un gardien d'une maison qui s'est affaissée et le sauvetage d'un enfant de sept ans par un passant inconnu. L'œuvre est elle-même une découpe dans le réel. À l'intérieur du recueil de poésie, elle est aussi une découpe. Cette double découpe engendre la conflagration des deux usages du langage que Mallarmé appelait les deux états de la parole : un état qui est celui de la communication ordinaire qui permet « la vaine couche suffisante d'intelligibilité[59] ». Cet état confère au langage « une fonction de numéraire facile et représentatif[60] » ; il aplatit complètement le langage et la pensée comme un billet de banque ou comme la feuille d'un journal. Le second état est la fonction poétique qui plie et déplie le langage afin de lui faire perdre tout ce qui solidifie le sens : « Tout devient suspens, disposition fragmentaire avec alternance et vis-à-vis[61]. » Breton donc confond, non sur le mode de la fusion harmonieuse mais sur celui du conflit et du hiatus, les deux fonctions du langage que Mallarmé avait lui aussi tenté d'affronter en faisant des poèmes sur les choses banales et des poèmes en prose sur les « grands faits divers ». Seulement, alors que Mallarmé les affronte encore sur un mode malheureux qui lui fait parler de « perversité[62] » et qui lui fait dire à l'entrée de Divagations : « Nul n'échappe décidément, au journalisme… », Breton les confronte sur un mode joyeux et provocant. Le poème de Breton comporte une troisième découpe, interne cette fois-ci : celle par laquelle il fend l'article de journal en changeant les noms propres pour y introduire des significations préexistantes : la rue s'appelle la rue des Martyrs, le petit garçon de sept ans s'appelle Lespoir, et le sauveteur inconnu s'appellerait Guillaume Apollinaire. Le poème est donc une triple scission qui lui donne une gratuité souveraine, le fait d'être moins un objet esthétique qu'un événement, le lieu d'un sens débarrassé du truchement symbolique qui fait que sa lecture n'est plus la restitution archéologique d'une signification enfouie, mais une nécessaire invention, une découverte aléatoire, sans aucune garantie. Il y a donc ici une transmutation complète du réel quotidien, mais également une transmutation de la nature profonde que nous accordons à l'œuvre, à son auteur et à son récepteur.

Nous sommes désormais à pied d'œuvre pour explorer la troisième figure du rapport entre le fragment et le quotidien dans l'art : l'art exige le fragment et le quotidien comme tels. « Comme tels » cela signifie : sans que le quotidien soit déchu dans la banalité écrasante et mortifère, mais aussi, sans qu'il soit réenchanté au détriment de ce qu'il recèle véritablement d'ordinaire. Breton est au bord de cette troisième position qui est celle de l'art contemporain dont on voit bien qu'il n'est pas une césure violente dans l'histoire de notre art, mais une brisure longuement préparée : préparée par le réalisme de Courbet, par l'impressionnisme de Monet qui peint des séries ouvertes d'une cathédrale, laquelle devient, par la vibration colorée, un pur prétexte vide de toute signification religieuse comme une meule de foin, par le symbolisme de Baudelaire et Mallarmé pour lesquels la modernité est justement le choc fragmentant de l'éternel et du transitoire à l'intérieur de la vie et de l'œuvre.

3) L'art comme volonté du quotidien et du fragment comme tels

Les pratiques du fragment, celles de l'insertion de l'œuvre dans le quotidien, celles enfin de l'insertion du quotidien dans l'œuvre, sont elles-mêmes au XXe siècle éminemment fragmentées. Cela implique que l'on ne puisse pas en faire la description ou la théorie unifiées. J'ai choisi en conséquence de traiter trois exemples que je pense importants et emblématiques de notre problème : le collage, le ready-made, le cinéma.

Le collage

Le collage est aussi une pratique fragmentée : une utilisation fragmentée du fragment. Elle est donc une notion extrêmement large qui regroupe les techniques de l'assemblage, du brûlage, du découpage, des affiches lacérées, du déchirage, du froissage, du frottage, du photomontage, du papier collé, bref d'un bricolage au sens de Lévi-Strauss, c'est-à-dire d'une activité qui ne s'empare pas du réel en s'emparant d'abord de ses instruments ou machines, mais qui « s'arrange avec les moyens du bord[63] », avec les occasions, les rencontres et l'hétérogénéité du réel et des pratiques possibles. Il découle de là plusieurs conséquences :

Coller n'est pas un style, une manière propre ou commune par laquelle une pensée prendrait une forme singulière.

Coller, c'est emprunter au réel un objet ou une matière (« un titre de journal, une affiche, une boîte d'allumettes, qu'importe[64] ») pour un assemblage qui, par définition, engendre une perte de la corrélation et un double refus de la continuité comme de la fermeture.

Coller, c'est détruire la frontière ontologique classique entre le monde de la fiction indifférente au monde quotidien et ce monde lui-même puisque l'opération consiste à intégrer la réalité comme telle dans l'œuvre qui, ce faisant, n'a plus pour fonction de représenter.

Coller, c'est donc contester la définition traditionnelle de l'art comme imitation. Il y a donc une affinité profonde entre le collage et l'invention de la peinture abstraite (ils sont contemporains), même si cette dernière produit une opération de dématérialisation et de conceptualisation (Malévitch) qui contraste avec la matérialité et l'objectivité du collage.

Coller, c'est en conséquence aussi faire perdre à l'art son autonomie. De l'art pour l'art du XIXe, on passe aux fonctions psychologiques, sociales et politiques de l'art qui devient une intervention sur le réel parce que le réel est en lui et qu'il est lui-même le réel et non un refuge hors de lui. Le collage fait entrer l'art dans l'ère de sa banalisation.

Coller, c'est fabriquer, construire : l'art est intégré au processus technique de la production ; il est un constructivisme au point que l'artiste peut en arriver à se penser comme un simple moyen anonyme dans une chaîne de production, et non comme un génie ou un esthète.

« Le collage, comme dit Aragon, est pauvre[65]. » Si le tableau est un bijou, le collage utilise les matières les plus simples et communes, les objets usés ou abîmés, les détritus, le sale. Tout peut trouver un usage : le papier, le plastique, le bois, le tissu, le caoutchouc, l'acier, la corde, la cire, le cheveu, la graisse, le sperme et la matière fécale. L'art devient un concret au sens où Pierre Henry a composé de la musique concrète qui utilise le bruit ; il devient aussi un art du décombre et du déchet comme dans le collage dadaïste de Kurt Schwitters : « Savez-vous ce que c'est que l'art ? Un pavillon de merde, c'est ça, l'art[66]. »

Il y a donc un primitivisme lié au collage ; quelque chose de sauvage qui développe et radicalise les découvertes de Gauguin face à l'Océanie et de Picasso face à l'Afrique. Mais ce primitivisme du collage est sans paradis : il est celui du réel quotidien utilisé, dans sa pure facticité, pour toutes les transgressions.

Né en 1912 dans La nature morte à la chaise cannée, le collage est ainsi, avec l'abstraction, l'étincelle qui produisit l'explosion de l'art au sens traditionnel. Par explosion, il faut entendre le principe où se détruit un monde et où s'origine un immense jaillissement se déployant en tous sens et se fragmentant : ce jaillissement est l'art contemporain. Or cette expansion, où s'abolissent toutes limites (au point où Harold Rosenberg a pu parler d'une « dé-définition de l'art »[67] contemporain), est venue de l'introduction dans un classique tableau qui est une classique nature morte : a) de la superposition d'une représentation d'objets tellement déconstruite en facettes qu'elle en devient abstraite ; b) de trois lettres peintes imitant les caractères d'un journal renvoyant l'œuvre à l'univers du banal, au fait divers qui est en elle et qu'elle devient ; c) d'une toile cirée reproduisant le motif d'un cannage de chaise, c'est-à-dire du réel commun lui-même, anonyme, fabriqué pour l'utile, sérialisé, appartenant à ce que Sartre appelle le « pratico-inerte[68] ». Ce qui émerge ici, c'est la peinture comme surface plane, comme matière « en un certain ordre assemblée », comme objet parmi tous les autres objets. Schwitters, Hausmann, Rauschenberg, Hains, etc., seront les fragments de cette explosion de l'idée d'art comme profondeur mimétique, forme, et pensée se rendant visible. Duchamp sera aussi l'un de ces éclats aux deux sens du terme.

Le ready-made

Le problème du ready-made est essentiellement celui de sa définition ou de sa nature. C'est un objet ordinaire, déjà fait, sans appartenance esthétique, qui devient une œuvre d'art par la décision de celui qui la déclare comme telle. Cette définition, juste, est pourtant éminemment problématique.

Moins qu'un objet, le ready-made est d'abord une série d'objets. Duchamp a progressivement conçu et réalisé le ready-made en plusieurs tentatives qui s'échelonnent de 1913 à 1917 : La Roue de bicyclette, puis In Advance of the broken Arm (1915, une pelle à neige achetée à New-York signée « [d'après] Marcel Duchamp »), puis l'intention de « trouver une inscription pour le Woolworth Building comme ready-made », puis le porte-bouteilles (1916) qui est un « ready-made à distance » dont on ne sait pas si Suzanne, la sœur de Duchamp, l'a réellement fait à Paris alors que son frère était aux USA, puis enfin Fountain (1917), l'urinoir signé R Mutt proposé à un jury qui le refusa. Cette liste suffit à montrer que l'objet tout fait ne fait pas le ready-made. C'est la décision qui le transforme en ready-made, c'est-à-dire en un geste de liberté (sauvage puisqu'elle va jusqu'à l'arbitraire) qui est une idée, un acte de parole ou de langage (trouver une formule), une intention même. Duchamp peut alors dire : « Le ready-made peut être considéré comme une sorte d'ironie ou une tentative pour montrer la futilité de toute tentative pour définir l'art. »

Objet critique, négatif, joyeusement nihiliste, le ready-made détruit les cinq conditions qui font qu'une œuvre d'art en est une.

a) Une œuvre d'art est quelque chose qui dépend d'un métier ; c'est un artefact qui suppose une virtuosité technique. Le ready-made est un artefact sans métier ; pire, il est une simple idée et un simple choix qui demeurent absolument arbitraires et obscurs. b) Une œuvre d'art possède un contenu ; c'est de la pensée visible, audible ou lisible. Le ready-made n'a pas de contenu. Objet symétrique de la série du Pop-Art qui ravale une œuvre au niveau d'un produit industriel, le ready-made est un fragment du réel industriel ordinaire exhaussé à la dignité de l'œuvre. Comme tel, le ready-made n'a pas de signification dont on pourrait dire en quoi elle consiste. c) Une œuvre d'art a un auteur (au sens de créateur qui a autorité sur ses œuvres) auquel elle est foncièrement attachée parce que c'est par elle et en elle que l'auteur s'exprime. Le ready-made n'est pas un moyen d'expression. Il n'est que l'acte dérisoire de nommer un objet sur lequel il n'est même pas obligatoire de poser sa signature. Si l'on signe, c'est contradictoirement dans un certain anonymat s'exprimant dans le « [d'après] » ou dans le pseudonyme. d) Une œuvre d'art s'adresse à un public qui regarde et qui interprète, mais qui ne crée pas. Le ready-made, dans son indétermination, radicalise le premier paradoxe selon lequel « c'est le regardeur qui fait le tableau ». Ce paradoxe, Mallarmé l'avait déjà noté quand il disait : « la lecture, cette pratique désespérée », parce que l'obscurité de l'œuvre oblige le récepteur à la terminer et à en être le coauteur ; Duchamp va plus loin encore dans la mesure où le regardeur est dépossédé de son propre regard, car dans un ready-made qu'est-ce qu'il y a à voir, à penser, à interpréter ? À quoi faut-il être attentif ? À rien ; la communication, la transmission et le dialogue sont instaurés pour être immédiatement retirés et détruits. e) Enfin, une œuvre d'art est une œuvre d'art par la reconnaissance d'instances légitimes de jugement (jury, académies, écoles, prix, etc.). L'Urinoir fut présenté au jury de la Société des artistes indépendants auquel Duchamp participait. Cette société avait une devise contradictoire donc : « No Jury, no prize. » Mais, contradiction de contradiction, le jury refusa le ready-made et Duchamp démissionna.

Ce fragment de quotidien isolé par la grâce quasi divine d'un homme est donc un cercle carré, une œuvre d'art qui contient et suscite sa propre contradiction et se maintient dans sa propre disparition : un rien qui ramène les choses réelles à leur propre vacuité et l'œuvre à sa propre vanité. Cette conflagration se produit simplement sur un mode joyeux et ludique. Ultime ironie : tous les ready-made ont été perdus. Nous n'en conservons la trace que par le souvenir, la photographie et les répliques que Duchamp a fait faire et qui se trouvent désormais dans les musées. De même que, selon Malraux, les hasards de l'histoire ont transformé les mutilations de la Victoire de Samothrace en une œuvre si parfaite qu'aucun sculpteur n'avait osé la penser (un ange sans bras, seulement ailé), de même les vicissitudes de l'histoire du XXe siècle ont détruit les ready-made originaux pour ne nous laisser que des copies afin de ne nous transmettre que l'idée de leur puissance d'abolition sise dans un simple objet quotidien indifférent.

Le cinéma

Je voudrais finir mon étude en évoquant le cinéma qui, plus que tout art aujourd'hui, nous donne le sens du quotidien en échappant d'une part à l'enchantement du collage surréaliste et d'autre part à la déréliction de nombre de montages de l'art contemporain. Il me permettra ainsi comme une récapitulation.

Walter Benjamin a critiqué sévèrement le cinéma dans L'Œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique[69]. On sait que, pour lui, le cinéma est un art du mouvement et du fractionnement qui empêche toute concentration, tout recueillement, toute fixation ou permanence de la pensée. Benjamin relie d'ailleurs le cinéma aux inventions dadaïstes, à leurs « salades de mots » et à leur goût du détritus. Soumis aux conditions de la reproduction, le cinéma acquiert une pure valeur d'exposition (une valeur publique face à un public) et perd toute valeur cultuelle ou religieuse, c'est-à-dire toute aura. Qu'est-ce que l'aura ? « L'ici et le maintenant de l'œuvre d'art, l'unicité de sa présence au lieu où elle se trouve. » Son authenticité et son autorité qui proviennent de son originalité. Par originalité, Benjamin sous-entend deux choses : a) sa présence nouvelle irréductible à toute autre ou à sa reproduction ; b) sa capacité de remonter à l'origine (originaire) sacrée ou religieuse ou simplement primordiale : à l'origine d'une présence. L'aura, c'est ainsi la fonction mythologique de l'œuvre d'art en tant qu'elle est pensée depuis les Grecs comme un instrument, non de remémoration mais de réminiscence (anamnésis), c'est-à-dire on l'a vu, de saisie du fonds éternel de toute chose. C'est cette double signification du mot original qui fait que Benjamin définit l'aura comme « l'unique apparition d'un lointain, si proche soit-il ». Pour ce néoplatonicien du XXe siècle qu'est Benjamin, l'œuvre d'art est un espace sacré (un templum), un lieu de mémoire comme « surgissement ». Or c'est justement cette fonction de révélation de l'origine qui vouait l'artiste à un « sacerdoce de la beauté », c'est elle qui disparaît avec le cinéma parce qu'il atomise l'œuvre (le scalpel du chirurgien) ; parce qu'il atomise aussi la société en transformant les spectateurs en des individus « massifiés » c'est-à-dire réunis mais séparés dans leur réunion même. Ce que Benjamin dit du cinéma, Guy Debord le dira du spectacle :

L'origine du spectacle est la perte de l'unité du monde, et l'expansion gigantesque du spectacle moderne exprime la totalité de cette perte… Dans le spectacle, une partie du monde se représente devant le monde, et lui est supérieure. Le spectacle n'est que le langage commun de cette séparation. Ce qui relie les spectateurs n'est qu'un rapport irréversible au centre même qui maintient leur isolement. Le spectacle réunit le séparé, mais il le réunit en tant que séparé[70].

Triple fragmentation : séparation des parties de l'œuvre qui n'est plus une totalité organique mais un montage et comme un appareillage ; séparation entre l'œuvre et le spectateur qui se divertit sans se concentrer ; séparation d'avec la tradition (séparation du temps) aussi et en conséquence. Le film, dit Benjamin, « même considéré sous sa forme la plus positive » ne peut être considéré en dehors de « son aspect destructif » : il produit « la liquidation de l'élément traditionnel dans l'héritage culturel ». Le cinéma est donc l'art de la coupure du temps et du monde moderne brisé dans la matière et dans l'événement historique. Et Benjamin conclut en citant Abel Gance :

Ce phénomène est particulièrement sensible dans les grands films historiques, et lorsque Abel Gance s'écriait avec enthousiasme en 1927 : « Shakespeare, Rembrandt, Beethoven feront du cinéma… Toutes les légendes, toute la mythologie et tous les mythes […] attendent leur résurrection lumineuse, et les héros se bousculent à nos portes pour entrer », il nous invitait, sans le vouloir, à une liquidation générale[71].

Ce qui est liquidé involontairement, c'est donc l'ensemble de tous les mythes au sens platonicien de révélation de l'absolu. Le cinéma est donc un art pour temps de crises, c'est-à-dire un art critique aux deux sens du terme : a) un art en crise qui se fait non-art et atteint par là le point critique de sa propre destruction comme art, b) un art qui réfléchit sur lui-même, qui se scinde à l'intérieur de lui-même pour se représenter à lui-même et mettre en scène sa souveraineté puisque désormais il est libéré de tout contenu religieux, de toute aura. Comme art du choc et du montage, le cinéma libère l'esprit critique des spectateurs et les transforme en experts ou en examinateurs. Benjamin précise : « en examinateur qui se distrait ». L'oxymore indique bien la contradiction d'une pensée à la fois attentive et inattentive parce qu'enlevée à elle-même dans le mouvement trépidant des images qui se succèdent et qui aussi se brisent, passant d'un plan à l'autre, d'un angle à l'autre, d'un objet ou d'un personnage à l'autre sans crier gare. Cette pensée violentée et traumatisée était déjà celle que Benjamin reconnaît en Baudelaire, le père selon lui de cette révolution qui se radicalise avec le cinéma. Car si pour Baudelaire « la modernité c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable », alors quel est l'art moderne par excellence, sinon le cinéma capable d'engendrer une beauté « toujours bizarre », c'est-à-dire une beauté impossible, où l'éternel sort contradictoirement de la particularité, de l'individualité, de la fugacité des choses de notre monde ? Or ces choses en mouvement, le cinéma les enregistre par le double mouvement du montage et de la caméra.

Mouvement (des choses) de mouvement (de la caméra) de mouvement (du montage), le cinéma est réaliste par essence. La loi du cinéma c'est « l'universel reportage », c'est-à-dire la reproduction des choses concrètes, l'enregistrement des événements et des corps eux-mêmes en mouvement. Le cinéma, comme la poésie moderne d'un Mallarmé par exemple qui passe (faussement) pour un auteur spéculatif, prend par nature « le parti pris des choses » selon l'expression de Francis Ponge. Ce réalisme est fondamentalement un matérialisme. Comme le dit Erwin Panofsky :

C'est le cinéma, et seulement le cinéma, qui rend justice à l'interprétation matérialiste de l'univers qui, que nous y adhérons ou pas, imprègne la civilisation contemporaine […]. C'est avec des choses et des personnes réelles, pas avec une matière neutre, que le cinéma façonne une composition dont le style et, à l'occasion, l'aspect fantastique ou éminemment symbolique viennent moins de l'interprétation du monde qui a germé dans l'esprit de l'artiste que de sa manipulation des objets physiques et du matériel d'enregistrement. La matière des films est la réalité physique en tant que telle […][72].

De là, deux conséquences.

Premièrement, l'attention soutenue aux objets et aux corps. Dans Pandora et le Hollandais volant d'Albert Lewin et dans Sandra de Visconti par exemple, les intérieurs bourgeois sont saturés d'objets et d'ornements ; des intérieurs mallarméens si l'on peut dire, où se donnent à voir non seulement des objets mais des aspects des objets ou mieux encore, comme chez Mallarmé, le mouvement que possèdent certains objets de se plier ou de se déplier : rideau, lampe, vase, livre, miroir, robe de femme, corps de femme. Dans ces deux films, cette attention à la quotidienneté est d'autant plus spectaculaire qu'elle se trouve violemment projetée contre la référence à la mythologie et à l'éternité (mythologie grecque et nordiste pour Pandora, mythologie étrusque et freudienne pour Sandra).

Deuxième conséquence : le subjectivisme ou le psychologisme. Au cinéma tout est intériorité psychologique. André Bazin note que, contrairement à la photographie qui ne saisit le temps qu'en coupe, « le cinéma réalise l'étrange paradoxe de se mouler sur le temps de l'objet et de prendre de surcroît l'empreinte de sa durée[73] ». En enregistrant les choses matérielles et ordinaires dans leur durée, le cinéma nous met en présence du monde et charge immédiatement d'une valeur psychologique les choses individuelles entrant dans notre intimité. Le réalisme s'identifie en quelque sorte à l'onirisme. On est dans le noir ; les objets sont « tirés de l'intérieur » ; ils sont énormes et produisent un effet de sublime ; nous sommes absorbés par la lumière et le spectacle au sens strict disparaît parce que nous sommes en lui et qu'il est en nous.

Dans le cinéma, il y a donc de la beauté au sens classique ; du mythe, de l'histoire au sens d'Aristote, avec ces héros dont les actions sont les moments liés de la narration. C'est ce qui fait qu'il enchante et qu'il appartient à la première position esthétique que j'avais dégagée en introduction. Dans le cinéma, inversement il y a de la laideur du monde, de la banalité, de l'ennui, du cliché, de la conversation ordinaire gratuite, toute cette grisaille anonyme heideggerienne qui est d'autant plus anonyme que le metteur en scène se cache au sein d'une équipe de production, au sein de l'enregistrement mécanique du réel, et au sein également d'une exigence commerciale faisant du film une marchandise de l'industrie culturelle. Pourtant, le cinéma nous permet d'échapper à ces deux positions antithétiques. Par le montage qui est un collage et par ses mouvements, le cinéma libère le spectateur du souci de narration et de totalité de l'œuvre, pour lui permettre de s'intéresser aux choses mêmes dans leur présence fragmentée. Il y a certes de l'idéalisation et de la stylisation dans le cinéma et c'est pour cela qu'il appartient aussi à la seconde position que j'avais également dégagée. Mais il y a aussi, et c'est sa spécificité, un intérêt pour le quotidien montré pour lui-même et émancipé de la banalité qui en est le mode d'apparition triste et dépréciant. Ce faisant, il participe à la troisième position que je viens d'explorer rapidement. Il est essentiel au cinéma que le héros se brosse les dents, fume une cigarette, lise le journal, bavarde bêtement comme dans les films de Godard ou de bien d'autres. Car nous y trouvons le sens du quotidien, la vision de ce que nous ne voyons pas dans notre propre existence, mais sans que ce sens soit pris dans une signification globale c'est-à-dire élevé à quelque transfiguration que ce soit : le réel fragmenté et quotidien comme tel, comme il est montré exemplairement chez Robert Bresson. Au hasard Balthazar, ce n'est pas seulement ni essentiellement le hasard des péripéties de la vie de l'âne qui est raconté ; ce n'est pas non plus le pessimisme noir qui donne à voir l'ennui, la brutalité, les rapports faux ou contraints entre les hommes ; c'est le spectacle fragmenté et intéressant cependant de la contingence des objets, des corps de l'existence quotidienne : une main, un tiroir, un sabot, une automobile, une fenêtre, un œil, un poteau électrique, etc., etc., bref, « la réalité du réel[74] » qui n'est ni pensée comme trop réelle et étouffante (et de laquelle il faudrait sortir), ni pensée comme « de trop peu de réalité » comme dit Breton (et dont il faudrait montrer la pesanteur). Musil écrivait :

D'ordinaire, un troupeau n'est à nos yeux que de la viande de bœuf qui paît. Ou un sujet pittoresque sur un bel arrière-plan. Ou bien, on n'y fait presque pas attention[75].

Le cinéma, et l'art dans son ensemble, ne sont-ils pas ce qui justement nous permet d'échapper à ces trois modes de la perception ?

Pierre-Henry Frangne


Bibliographie

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[1] Parménide, 130 c.

[2] Phèdre, 266a.

[3] Ennéades I, 8, 8.

[4] Crépuscule de idoles : « Là aussi questionner à coups de marteau, et, qui sait, percevoir pour toute réponse ce fameux "son creux" qui indique des entrailles pleines de vent. » Avant-propos.

[5] Nietzsche contre Wagner, trad. J.-C. Hémery, Idées-Gallimard, 1974, p. 109.

[6] Le Crépuscule des idoles, « Le problème de Socrate », § 7, p. 23.

[7] Notes de 1869, in Œuvres complètes, coll. de la Pléiade, 1945, p. 854.

[8] « Or les traits de ma peinture ne fourvoient point, quoiqu'ils se changent et diversifient. Le monde est une branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d'Egypte, et du branle public et du leur. La constance même n'est autre chose qu'un branle plus languissant. Je ne puis assurer mon objet. Il va trouble et chancelant, d'une ivresse naturelle. Je le prends en ce point, comme il est, à l'instant que je m'amuse à lui. Je ne peins pas l'être. Je peins le passage. […] Si mon âme pouvait prendre pied, je ne m'essaierais pas, je me résoudrais : elle est toujours en apprentissage et en épreuve » Montaigne Essais III, 2, « Du repentir ».

[9] J'utilise ici les analyses de Lucien Jerphagnon dans De la banalité, essai sur l'ipséité et sa durée vécue : durée personnelle et co-durée, Librairie Jean Vrin, 1965. Notamment les pages 229 et suivantes.

[10] Chapitre I, § 9 et suiv. Deux traductions : par R. Bœhm et A. de Walhens, Gallimard, 1964, p. 62 et suiv. ; par F. Vézin, Gallimard, 1986, p. 73 et suiv.

[11] « La banalité quotidienne de l'être-là (Dasein) ne doit pas être prise pour un simple « aspect » de celui-ci. La structure de l'existentialité est présente a priori même en elle, et même si l'être-là est selon le mode de l'inauthenticité » Être et temps, trad de Wahlens, p. 64.

[12] Être et temps, § 12.

[13] Être et temps, § 15.

[14] Être et temps, § 15, p. 92 (trad. de Walhens).

[15] Être et temps, chap. IV.

[16] Être et temps, chap. IV, § 26.

[17] Être et temps, chap. IV, § 27.

[18] Être et temps, § 27, p. 160 (trad. de Walhens).

[19] Le Rire, PUF, 1959, p. 459.

[20] Ibid., p. 460.

[21] Essai sur les données immédiates de la conscience, PUF, 1959, p. 52.

[22] Voir par exemple, L'Évolution créatrice, p. 574.

[23] In Approche de Hölderlin, trad. Henry Corbin, Gallimard, 1973, p. 41 et suiv.

[24] Être et temps, chap. V, § 35.

[25] Hölderlin et l'essence de la poésie, op. cit., p. 48.

[26] Lucien Jerphagnon, op. cit., p. 152.

[27] L'Origine de l'œuvre d'art, Idées-Gallimard, 1962, p. 34

[28] Ibid., p. 35.

[29] Qu'est-ce que la métaphysique, trad. H. Corbin, Gallimard, 1968, p. 57 et 66.

[30] La Transfiguration du banal, trad. Cl. Hary-Schaeffer, Le Seuil, 1989.

[31] Petits poèmes en prose, poème XLVIII, coll. de la pléiade, Gallimard, 1975, tome 1, p. 356.

[32] Ennéades, I, 6, 3.

[33] Ennéades, I, 6, 5.

[34] Ennéades, I, 6, 8.

[35] C. Baudelaire, Payot, p. 198

[36] Tel quel, in Œuvres, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1960, p. 478.

[37] Poétique, chap. IV.

[38] Poétique, chap. VIII.

[39] Lettre du 11 mai 1865.

[40] Conversation avec Cézanne, Macula, 1978, p. 126

[41] Salon de 1763, Hermann, 1994, p. 219.

[42] Œuvres, op. cit., p. 719.

[43] Voir S. Alpers, L'Art de dépeindre, trad. française, Gallimard, 1990.

[44] Alpers, op. cit., pp. 22-23.

[45] Hegel, Cours d'esthétique, trad. Lefèvre et von Scheck, Aubier, 1997, t. 2, p. 116.

[46] Alpers, op. cit., p. 24.

[47] Phéno. , Aubier, t. 1, p. 29.

[48] Cours d'esthétique, t. III, p. 118 et p. 119.

[49] Cours d'esthétique, t. I, p. 228.

[50] Cours d'esthétique, t. II, p. 215

[51] Nicolas Grimaldi, L'Art ou la feinte passion, PUF, p. 91.

[52] Cours d'esthétique, T. II, p. 216.

[53] Nadja, coll. Folio, Gallimard, 1964, p. 190.

[54] Lucien Jerphagnon, op. cit., p. 172 et suiv.

[55] Voir par exemple, « La peinture au défi » de Louis Aragon, in Les Collages, Hermann, 1965, p. 39 et suiv.

[56] L'Amour fou, Folio, Gallimard, p. 21.

[57] Nadja, coll. Folio, Gallimard, 1964, p. 172.

[58] Au sein d'une pratique fragmentaire, il y a donc chez Breton quelque chose de néoclassique dans son maintien de la beauté, dans la fuite hors la banalité et dans la plongée au fond d'un quotidien enchanteur. Ce paradoxe est évident dans la reprise de la définition de la beauté par L'Amour fou : « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas » op. cit., p. 26. La contradiction irréductible et non dialectisable de la beauté comme convulsion se souvient toujours de son origine platonicienne qu'elle ne cesse de contester perpétuellement au sein des circonstances du quotidien.

[59] « Le Mystère dans les lettres », Œuvres, p.383

[60] « Crise de vers », p. 368.

[61] Id., p. 367.

[62] Ibid., p. 297.

[63] La Pensée sauvage, Plon, 1962, p. 29.

[64] Aragon, Les Collages, op. cit., p. 112.

[65] Ibidem, p. 57.

[66] Schwitters, Textes autobiographiques, « Banalités » (1923), Edit. G. Leibovici, 1990, p. 114.

[67] La Dé-définition de l'art, trad. franç., Éditions Jacqueline Chambon, 1992.

[68] Critique de la raison dialectique, Gallimard, 1960, p. 200 et suiv.

[69] In Essais, trad. Maurice de Gandillac, Bibl. Médiations, Gonthier-Denoël, 1983, tome 2, p. 87 et suiv.

[70] Voir la thèse 29 de La Société du spectacle.

[71] L'Œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique, op. cit., p. 93.

[72] On movies, Sur le cinéma, in Trois essais sur le style, trad. B. Turle, Le Promeneur, 1996, p. 139.

[73] Qu'est-ce que le cinéma ?, Les Éditions du Cerf, 1975, p. 151.

[74] Voir Pierre Campion, La Réalité du réel. Essai sur les raisons de la littérature, Aesthetica, PUR, 2003.

[75] L'Homme sans qualités, coll. Folio, Gallimard, 1974, 3e partie, chapitre 12, p. 138, cité par Werner Spies, Max Ernst. Les collages, inventaire et contradictions, Gallimard, 1984, p. 17.


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