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Pierre-Henry Frangne. Mallarmé, le goût et la critique « en son intégrité ». Pierre-Henry Frangne est professeur en philosophie de l'art à l'université de Rennes 2 (UFR Arts, Lettres et Communication). Sur ses activités de recherche et ses publications, voir sa page personnelle sur le site de l'université de Rennes 2. Ce texte est issu d'une intervention au Colloque international des 11 et 12 juin 1999 « L'invention du goût à l'âge classique et la posture de l'évaluation esthétique », ENS de Fontenay/ Saint-Cloud. Mis en ligne le 25 juin 2013. © Pierre-Henry Frangne. « Alors pourquoi.. Pourquoi ! »Mallarmé, le goût et la critique « en son intégrité »Il y a sans doute quelque provocation à proposer une réflexion sur Mallarmé et le goût. Pour quatre raisons. a) D'abord parce qu'avec lui nous sommes, à
la fin du XIXe siècle, loin de l'invention du goût, dans une pensée
relevant bien plutôt d'une expérience spirituelle et d'une métaphysique. Cette
métaphysique (un platonisme inversé) pense l'absolu sur le mode de la
disparition et de l'absence ; elle pense le beau sous les aspects du rien
et de la négativité ; elle pense la pensée sous la modalité de la destruction
qui fut, chacun le sait, « la Béatrice » de Mallarmé. b) Ensuite, parce que le concept de goût
n'est jamais thématisé comme tel dans son œuvre, et que le mot même de goût
n'apparaît chez lui que fort rarement (on trouve quelques expressions comme « le
goût du public », « le goût de la foule », « le goût
moderne », ou « l'homme de goût »). c) Parce que la critique d'art de Mallarmé
n'a pas l'ampleur, l'aspect systématique ou l'autonomie de celle de Baudelaire
ou de Zola par exemple. Elle se constitue tardivement (autour de 1872) par
l'article sur l'exposition internationale de Londres paru dans l'Illustration
et par la première livraison, en août 1874, de La Dernière mode. Gazette du
monde et de la famille, cette revue dont Mallarmé fut l'unique rédacteur et
pour laquelle il fit paraître huit numéros seulement. Mais surtout la critique
est élaborée par Mallarmé d'une manière contingente et discontinue au fil des
circonstances ou des occasions. Ce faisant et comme le montrent les textes
rassemblés dans Crayonné au théâtre, la critique d'art mallarméenne
s'engendre sur le mode de la mauvaise conscience, de la compromission et de ce
qu'il appelle « un habituel manque inconsidéré chez moi de prévoyance[1] ». d) Parce qu'enfin Mallarmé lutte
continuellement contre le goût conçu comme faculté (sise en chaque homme) de
sentir et de juger les œuvres, et comme sens commun esthétique. Bien qu'elle
ait conscience de céder à la tentation du journalisme ou de la mondanité, la
critique mallarméenne est paradoxalement une critique sans goût, une critique
faite par un homme qui, comme le dira Mallarmé au sujet d'Édouard Manet, « abdique
sa personnalité[2] »
en « l'absence de toute intrusion du moi dans l'interprétation[3] ».
Cette abdication ou disparition de la liberté subjective du critique est la
condition pour Mallarmé d'une « Critique, en son intégrité », d'une
authentique critique qui, loin de la variabilité, de la diversité, de la
relativité et du conflit des goûts doit « voir les choses à même »,
doit voir, non pas essentiellement la représentation théâtrale quand il
va au théâtre, mais « la pièce écrite au folio du ciel et mimée avec le geste
de ses passions par l'Homme ». Il faut donc que je dise comme Mallarmé
lui-même dans son introduction à Crayonné au théâtre au sein de laquelle
il creuse, par un dialogue fictif, la contradiction d'une critique prise entre
la tentation de la prose du monde d'un côté, et celle de l'Idéal, de la Vision
ou du Rêve de l'autre : « Alors pourquoi..
Pourquoi ! » Pour trois motifs dont l'exposition constituera le
contenu et le plan de ma réflexion. 1) Le spirituel histrion La première est que le projet d'une critique
sans goût met au jour une crise du goût ou peut-être même le goût comme crise.
Je veux dire que l'entreprise philosophique, esthétique et artistique de
Mallarmé illustre sans doute le déchirement (auquel elle veut apporter un
remède) qui est le statut de l'art à l'âge du goût. En effet, quand l'art est
soumis aux jugements de goût, il est certes émancipé de principes absolus ou
sacrés qui le règlent, mais il devient scindé au-dedans de lui-même par les
dualités bon goût/mauvais goût, créateur/spectateur. Plus même, il est écartelé
dans un espace culturel où tout le monde a raison et tort à la fois et qui
autorise tous les retournements. Voyez par exemple, comme l'indique Giorgio
Agamben, le Bourgeois gentilhomme[4].
Il croit en l'art, il l'apprécie, il s'émerveille de faire de la prose sans le
savoir, mais il est l'homme du mauvais goût dont on se moque. Inversement, ses
maîtres sont les hommes du bon goût mais ce sont des coquins qui se moquent,
qui ne croient plus en l'art et qui de surcroît se font payer pour cela. Il y a
là comme une sorte de perversion qui est intimement lié au concept de goût. Or
deux penseurs au moins l'ont dit explicitement : Hegel et Mallarmé. Hegel
d'abord dans la mesure où il donne comme figure exemplaire de la culture le
Neveu de Rameau qui est l'homme de goût par excellence. Comme tel, il possède
le tact fin et fiable, mais il est incapable de créer d'une part, et sa douleur
l'amène à professer un immoralisme cynique et brillant d'autre part. Le Neveu,
c'est la pure culture comme conscience déchirée, qui, consciente de son propre
déchirement, l'exprime par une confusion ironique où tous les concepts sont
retournés en leur contraire et sont ainsi pervertis. « La conscience
déchirée est la conscience de la perversion, et proprement de la perversion
absolue » dit Hegel ; et comme « le concept est ce qui en elle
domine, le concept qui rassemble les pensées qui, sont à grande distance les
unes des autres pour la conscience honnête ; […] son langage est par conséquent
scintillant d'esprit[5] ».
Pour Hegel, le bon goût, la culture pure, sont non seulement la déchirure et la
perversion de l'esprit ; ils sont aussi sa décadence et son
inconsistance : l'absence de tout contenu de pensée mène la pensée à son
plus haut degré d'extranéation. Or que dit Mallarmé
face aux goûts de ses concitoyens, face aux spectacles de théâtre, de musique,
de danse, de mime, de foire ? Que dit-il quand il prend la parole en
proférant un discours critique sur tous ces spectacles ? Il prend lui
aussi conscience d'un déchirement et d'une grande vacuité intérieurs. Il prend
conscience de sa propre perversité. La chronique d'introduction à Crayonné au théâtre, initialement parue en
avril 1887, possède en effet la forme d'un dialogue fictif qui oppose le
poète-critique à l'Idée qu'il se fait de l'art. Or cette idée présentée sous
les traits d'une « exquise dame anormale » rejette tous ces
spectacles qui sont mauvais non parce qu'on s'y ennuie, mais au contraire parce
que le plaisir qu'on y prend lui fait craindre « de ne pouvoir rêver autre
chose ». Le critique, l'homme de goût, qui écrit des chroniques sur les
spectacles qu'il voit se compromet donc avec la bassesse ou la petitesse des
œuvres et du jeu social qui consiste à en parler. Mallarmé écrit : « Autre chose paraît inexact et en effet
que dire ? Il en est de la mentale situation comme des méandres d'un drame
et son inextricabilité veut qu'en l'absence là de ce
dont il n'y a pas lieu de parler, ou la Vision même, quiconque s'aventure dans
un théâtre contemporain et réel soit puni du châtiment de toutes les
compromissions ; si c'est un homme de goût, par son incapacité à
n'applaudir. Je crois, du reste, pour peu qu'intéresse de chercher des motifs à
la placidité d'un tel personnage, ou Nous, Moi, que le tort initial demeura se
rendre au spectacle avec son Âme with Psyche, my soul :
qu'est-ce ! si tout s'augmente selon le banal
malentendu d'employer, comme par besoin sa pure faculté de jugement à
l'évaluation de choses entrées déjà censément dans l'art ou de seconde main,
bref à des œuvres..[6] » On ne saurait penser plus radicalement la
critique de l'homme de goût : a) compromission avec le réel ; b)
soumission aux codes sociaux (ne pas pouvoir ne pas applaudir) ; c)
expression de soi et égocentrisme (avec son âme) ; d) inutilité de cette
activité seconde et d'une liberté de jugement qui n'en est finalement pas
une : telles sont ses déterminations et toutes ses contradictions le
rendant, comme dit Mallarmé lui-même, « ridicule ». Alors
pourquoi ? « Pourquoi ! autrement qu'à
l'instigation du pas réductible démon de la Perversité que je résume
ainsi Òfaire ce qu'il ne faut, sans avantage à tirer, que la gêne
vis-à-vis de produits (à quoi l'on est, par nature, étranger) en feignant y
porter un jugement : alors qu'un joint quant à l'appréciation échappe ou
que s'oppose une pudeur à l'exposition, sous un jour faux, de suprêmes et
intempestifs principesÓ[7] ».
La perversité mallarméenne consiste donc à déployer, c'est-à-dire à creuser ou
aiguiser, la contradiction entre a) le « reportage des premiers soirs, télégrammatique ou sans éloquence autre que n'en comporte
la fonction de parler au nom d'une unanimité de muets[8] »
et b) l'idée d'un art qui « échappe à la vaste incompréhension humaine »
parce que la foule en reste toujours à la « vaine couche suffisante
d'intelligibilité[9] ».
La perversité consiste à faire passer cette idée dans son autre par un
processus d'aliénation. La raison de ce processus tient évidemment dans la
nature de l'idée mallarméenne d'art en tant qu'elle doit avoir la force de
soutenir en elle-même la médiocrité de la chronique, la vanité du bavardage et
du goût. C'est cette exigence qui fait que Mallarmé, héritier en ce sens du
Neveu de Rameau, fait le portait de lui-même (de l'artiste) en saltimbanque
pour reprendre le titre de l'ouvrage de Jean Starobinski. En saltimbanque, en « mauvais
Hamlet » selon l'expression de la version définitive du « Pitre châtié[10] » (1887), ou surtout en
histrion comme le dit Mallarmé. « La situation, celle du poète, rêvè-je d'énoncer, ne laisse pas de découvrir quelque
difficulté, ou du comique[11]. »
Mallarmé est un grand penseur qui s'est élevé très haut dans les « purs glaciers
de l'esthétique » (lettre à Cazalis, 13 juilet 1866) ou de la poésie, mais sa spiritualité, sa
religion, son mythe, ne sont jamais coupés de l'humour, de la plaisanterie
brillante et provocante, bref de leur envers. « L'écrivain […] doit
s'instituer, au texte, le spirituel histrion[12] »
car seul l'histrion est, comme il le dit de Villiers, « véridique »
dans la mesure où si l'esprit mallarméen est divin, supérieur, haut, il ne peut
l'être que dans l'immanence du langage, de la société et des objets. Expliquons
ce point central. Il est solidaire de la théorie mallarméenne de la fiction. 2) La fiction On sait que Mallarmé a commencé sa carrière
poétique par une crise (celle de Tournon et de Besançon) au sein de laquelle il
découvrit la « Muse moderne de l'Impuissance[13] »
et au terme de laquelle il renonça à l'idéal auquel Baudelaire croyait encore.
Après sa « lutte terrible avec ce vieux et méchant plumage, terrassé,
heureusement, Dieu » (lettre à Cazalis, 14 mai 1867),
Mallarmé ne croit plus en Dieu ni en l'âme. Rejetant tout ce qui relève du bel
azur, il affirme un athéisme et un matérialisme radicaux. « Oui, je le
sais, nous ne sommes que de vaines formes de la matière, mais bien sublimes
pour avoir inventé Dieu et notre âme. Si sublimes, mon ami ! que je veux me donner ce spectacle de la matière, ayant
conscience d'être et, cependant, s'élançant forcenément
dans le Rêve qu'elle sait n'être pas, chantant l'Âme et toutes les divines
impressions pareilles qui se sont ramassées en nous depuis les premiers âges et
proclamant, devant le Rien qui est la vérité, ces glorieux mensonges »
(lettre à Cazalis, 28 avril 1866). Ce texte substitue à Dieu le divin. Or le
divin c'est l'homme lui-même en sa tâche spirituelle d'invention de Dieu et de
tout ce que nous savons être les glorieux mensonges ou les fictions. « Il
a été démontré par la lettre – l'équivalent de la Fiction, et l'inanité
de l'adaptation à l'Absolu de la Fiction d'un objet qui en ferait une Convention
absolue[14]. »
Mais qu'est-ce que cette fiction qui est le propre de l'homme et dont
l'art est la modalité principale ? Mallarmé distingue radicalement fiction et
représentation. La fiction n'est pas une représentation, c'est-à-dire un double
symbolique du monde qui en permettrait, à distance, la maîtrise. La fiction
mallarméenne ne représente pas le monde pour deux raisons. a) D'abord parce
qu'il n'y a pas un Dieu, ce « numérateur divin de notre apothéose[15] »ou une idée au sens platonicien du terme, ce « suprême moule[16] »,
pour assurer la vérité de ses significations. b) Ensuite parce que le langage
est une puissance d'abolition que Mallarmé décrit de façon très célèbre : « Je
dis : une fleur ! et, hors l'oubli où ma voix relègue aucun contour,
en tant que quelque chose d'autre que les calices sus, musicalement se lève,
idée même et suave, l'absente de tous bouquets[17]. »
Ou encore : « À l'égal de créer : la notion d'un objet,
échappant, qui fait défaut[18]. »
Il suit de cette opération qui détruit le monde en le remplaçant par des
impressions ou des effets de sens, une théorie de la fiction qui révoque en
doute tous les présupposés traditionnels de la représentation, et qui, par là
même, donne ses détermination à la poésie (par temps de crise ou temps de « divagations »)
et explique à la fois la compromission mallarméenne de la critique et son
salut. 1) Le premier présupposé aboli, c'est donc la
représentation elle-même comme acte de présenter à nouveau, comme construction
d'un double symbolique du monde qui y renverrait de manière réglée et qui en
permettrait la maîtrise. L'abolition du monde substitue à la représentation
dans laquelle est englué « l'universel reportage[19] »,
une esthétique de la substitution même, qui est une esthétique de la suggestion
ou de l'allusion. Par allusion, il faut entendre cette activité ludique mais
sérieuse et supérieure puisqu'elle est l'essence de l'esprit, par laquelle « toute
pensée émet un coup de dés » c'est-à-dire transforme le monde en un
simulacre, puis plie et déplie ce simulacre en faisant apparaître et
disparaître des relations, des correspondances s'organisant en un monde
vibratoire. Dans la mesure où « jamais un coup de dés n'abolira le hasard »,
c'est-à-dire ne saisira l'absolu, la pensée qui joue ne peut faire que suggérer
au deux sens du termes : au sens d'évoquer, non des choses mais les effets
qu'elles produisent ; au sens de proposer un pluralité infinie de
correspondances à l'intérieur de ces effets, une possibilité sans nombre de « battements »
de l'éventail de l'œuvre. Dans un poème ou dans une chronique de Mallarmé en
conséquence, il n'y rien à voir, rien à raconter, pas de contour délimité qui
rendrait possible la fixité d'une identité. Il n'y a que ce que Mallarmé
appelle une arabesque mystérieuse qui colle aux choses d'une certaine manière
mais pour mieux les faire disparaître dans des miroitements de signification. 2) Si ce qui est aboli avec la
représentation, c'est l'écart qui existe entre les choses représentées, alors
ce qui est aboli aussi en même temps que les figures ou les images, c'est
l'écart qui sépare le spectacle du spectateur. Dans la conception classique de
l'œuvre, le spectateur ou le lecteur lisent justement des figures qui sont des
contours, des dimensions ou des figures de rhétoriques ; et ce travail de
lecture suppose une distance entre la représentation et celui auquel cette
représentation est offerte. Chez Mallarmé c'est cette distance qui s'abolit. Le
lecteur mallarméen n'est pas un lecteur classique, à l'écart de ce qu'il lit,
parce que ce qu'il lit produit des écarts et des transpositions entre le réel
et le livre, ainsi que des écarts entre le livre et le lecteur. Ce lecteur est
aboli lui-même dans le travail poétique d'abolition de la réalité, ce qui
signifie qu'il existe toujours dans son acte de lecture mais qu'il est englobé
par l'œuvre, qu'il y participe, qu'il participe de l'intérieur à son processus
d'engendrement. Aussi le lecteur n'est-il pas celui qui goûte et qui juge de
l'extérieur parce qu'il est responsable de l'œuvre autant que son auteur. Aussi
l'écriture comme la lecture sont-elles des « pratiques désespérées[20] ». 3) Mais allons plus loin. Car la
représentation suppose des objets à représenter, suppose quelqu'un pour lequel
on représente et qui juge ou interprète, suppose pour finir quelqu'un qui
représente et qui, à l'écart des images qu'il crée, organise ses figures. Or
justement, ce qui va s'abolir avec le monde et le lecteur classique c'est aussi
l'auteur au sens classique. Comme dieu est mort l'auteur, dieu dans son œuvre,
doit aussi mourir. Non pas se dissimuler derrière son œuvre pour en tirer les
ficelles, non pas s'effacer derrière le divin qu'il manifesterait par son
délire ou son enthousiasme[21],
« supprimer le Monsieur qui reste en l'écrivant[22] ».
« L'œuvre pure, insiste Mallarmé, implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l'initiative aux mots, par le
heurt de leur inégalité mobilisés ; ils s'allument de reflets réciproques
comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries, remplaçant la
respiration perceptible en l'ancien souffle lyrique ou la direction personnelle
enthousiaste de la phrase[23]. »
L'art ne crée donc pas au sens fort du terme, car « la Nature a lieu, on
n'y ajoutera pas ; que des cités, les voies ferrées et plusieurs
inventions formant notre matériel[24] ».
Il n'est qu'une « action restreinte », qu'une tâche spirituelle
consistant à jouer une fiction sans chimère, sans la chimère de l'absolu. 4) La Fiction sans représentation s'incarne
dans la figure d'Hamlet, c'est-à-dire dans un théâtre si parfait que l'auteur
disparaissait derrière cette figure, l'intrigue derrière le personnage, le
personnage derrière la signification universelle du to be
or not to be. Mais le problème du théâtre c'est
la scène, la mise en scène et la mise en représentation. La Fiction dès lors
s'incarne plus adéquatement, selon Mallarmé, dans la musique. « Le miracle
de la musique est cette pénétration, en réciprocité, du mythe et de la salle,
par quoi se comble jusqu'à étinceler des arabesques et d'ors en traçant l'arrêt
à la boîte sonore, l'espace vacant, face à la scène : absence d'aucun, où
s'écarte l'assistance et que ne franchit le personnage. L'orchestre flotte,
remplit et l'action, en cours, ne s'isole étrangère et nous ne demeurons des
témoins : mais, de chaque place, à travers les affres et l'éclat, tour à
tour, sommes circulairement le héros […][25]. »
On voit ici la fascination que la musique de Wagner par exemple a pu exercer
sur Mallarmé et tous les auteurs de sa génération comme de la génération
suivante. L'anonymat du flux musical wagnérien, sa polytonalité qui empêche de
fixer un point de vue (celui du musicien, comme celui de l'auditeur), ses
rythmes par expansion ou rétraction, tout concourt en somme à produire ce
battement d'éventail qu'est la vie de l'esprit. Dans son article de la Revue
wagnérienne de 1885, Mallarmé insiste sur le fait que Wagner a réussi à
produire une musique dont la structure emporte avec elle, les mots, les
personnages, l'action théâtrale (à Bayreuth la fosse d'orchestre est bien sous
la scène de manière à faire sentir que, « de la musique avant toute chose »,
de la musique tout émane). Cependant la découverte wagnérienne, qui propose aux
poètes « un singulier défi », n'est qu'à moitié réussie dans la
mesure où le lien unissant les éléments hétérogènes de l'opéra ne peut
s'effectuer, non pas par la musique comme on pourrait le penser, mais par le
mythe et la légende, la légende de l'anneau des Nibelungen. C'est la
clôture de l'anneau qui permet aux opéras wagnériens de tenir tous les éléments
de l'œuvre. Ce qui le montre, c'est que la musique dessine, par l'usage du
leitmotiv, des personnages. Il revient ainsi au poète français, au poète
cartésien douteur par excellence de déceler la supercherie et donc de remarquer
que la musique wagnérienne n'est pas la Fiction recherchée mais demeure encore
une chimère, la chimère de la représentation et de la fable. Ainsi « tout
(chez Wagner) se retrempe au ruisseau primitif : pas jusqu'à la source[26] ».
Alors, il revient bien à la poésie de produire la Fiction. La musique n'a pas
réussi à trouver une voie praticable en dehors de la communication ou du
reportage. En se débarrassant des mots ou en les englobant en elle, elle a
pensé qu'elle pourrait échapper plus facilement à la description. Or, ce
qu'elle abolissait est revenu subrepticement, par l'intermédiaire de la légende
qui n'est qu'un « cas de reportage énorme et supérieur ». C'est donc
par la médiation des mots, et le danger représentatif qu'ils recèlent, que
l'esprit doit « trouvé la clé de lui-même » comme « centre de
suspens vibratoire[27] ».
« Car, ce n'est pas de sonorités élémentaires par les cuivres, les cordes,
les bois, indéniablement mais de l'intellectuelle parole à son apogée que doit
avec plénitude et évidence, résulter, en tant que l'ensemble des rapports
existant dans tout, la Musique[28]. »
Cette musique est une musique mentale, un ensemble de rythmes « tus »
qui ne se disent pas mais se lisent dans le silence. On remarquera à cet égard
que le poème de la fin Un coup de dés est presque impossible à lire à
haute voix. Il se lit certes, mais comme on lit une partition selon un axe
vertical et horizontal. On le lit même plus difficilement qu'une partition avec
trois forts sentiments : a) un sentiment de structuration et
d'éparpillement, b) le sentiment, venant de la mise en page et du travail
typographique, que tout sort du blanc de la page pour ensuite y retourner et
qu'en conséquence, c) le sentiment qu'il n'y a rien au delà de lui : au
delà de cette puissance d'arrangement parfaitement calculé que sont la
littérature et l'esprit, sortant tous les deux de l'éparpillement originel et
du Rien pour y retourner, mais non sans avoir montré l'éparpillement et le Rien
dans les structures mêmes. Le silence que la poésie doit « authentiquer »
donc, n'est pas celui d'une fusion plotinienne, extatique avec Dieu. Ce silence
est le jeu muet et véritablement spirituel des vingt-quatre lettres, jeu qui
n'a pas besoin d'autre chose que lui-même (pas besoin de Dieu, de monde, de
figures, de musique) pour tenter, mot après mot, de vaincre le hasard en
sachant qu'il ne l'abolira jamais. On voit, pour conclure ce deuxième point,
comment c'est la théorie de la fiction comme puissance d'engendrement de
significations irreprésentables qui explique à la fois le refus du reportage,
de la communication « rémunératrice » et celui de l'idéal transcendant.
Le monde de Mallarmé est un monde de surfaces sans arrière-mondes. La tâche
spirituelle consiste ainsi non à aller voir derrière les surfaces mais à les
creuser (voir la métaphore récurrente de la grotte et la platitude toujours
dénoncée par Mallarmé de la feuille de journal), à les plier, à reconnaître « partout »,
par delà la représentation et le goût, tous les deux solidaires parce
qu'attachés à l'idée du sujet maître de ses pensées, la puissance impersonnelle
de l'esprit. Cette tâche est celle du théâtre, de la danse, de la musique, de
la peinture, de la mode même ; et la critique d'art de Mallarmé se donne
pour fonction de la repérer au creux des anecdotes, des intrigues, des mises en
scène, des images. Au creux, c'est-à-dire, par un travail négatif de
dépouillement que Mallarmé trouve dans la peinture de Manet (« la
perfection de voir la plus dépouillée »), dans la danse (« qui donne
que peu »), dans le mime « dont le jeu se borne à une allusion
perpétuelle sans briser la glace : il installe, ainsi, un milieu, pur, de
fiction[29]. »
Que l'on trouve aussi dans la mode pour celui qui sait penser : « Tout
s'apprend sur le vif, même la beauté, et le port de tête, on le tient de
quelqu'un, c'est-à-dire de chacun, comme le port d'une robe. Fuir le monde ?
On en est[30]. »
Ainsi, dans l'œuvre mallarméenne se réalise, contre les distinctions du goût,
des genres, de la représentation, l'unité de la littérature, au sein de
laquelle la critique, la poésie, la prose de l'essai philosophique ou
esthétique ne se distinguent plus et échangent perpétuellement leurs
déterminations dans la seule réalité existante qui est celle de l'écriture. Il
reste pour finir à explorer la manière dont une telle littérature, luttant
contre tous les dualismes et les présupposés traditionnels, pense son rapport
au public. 3) Le public Ce problème, Mallarmé le pose très souvent à
son sujet comme à celui des artistes dont il parle (essentiellement Wagner,
Manet, Redon, Morisot). Sa critique sans goût, elle s'élabore au sein d'une
époque démocratique qui reconnaît la liberté de juger du public ainsi que la
légitimité de cette liberté, mais qui aussi et en même temps conteste de
manière aristocratique cette souveraineté, et s'appuie comme le dit Valéry sur
une « résolution […] de renoncement au suffrage du nombre[31] ».
Mallarmé peut écrire ainsi deux types de textes. 1) Dans le texte de combat Le Jury de
peinture pour 1874 et M. Manet, Mallarmé reproche au jury du Salon une
position intenable et contradictoire consistant à n'accepter que deux des trois
toiles que Manet présente. Mallarmé pose la question : « Pourquoi
n'a-t-on pas refusé tout l'envoi ? » « Ces habitudes anciennes
et quelque temps oubliées, de régenter le goût de la foule, pourquoi ne les
évoquer qu'à moitié, et soit même au deux tiers[32] ? »
Le jury aurait dû, selon Mallarmé, refuser tout Manet, ou accepter tout Manet.
Le refuser d'abord, parce que Manet, « pour une Académie […] est un danger[33] ».
Et il l'est dans la mesure où comme dit Mallarmé : « La
simplification, apportée par son regard de voyant, tant il est positif ! à
certains procédés de la peinture dont le tort principal est de voiler l'origine
de cet art fait d'onguents et de couleurs, peut tenter les sots séduits par une
apparence de facilité. Quant au public, arrêté, lui,
devant la reproduction immédiate de sa personnalité multiple, va-t-il ne plus
jamais détourner les yeux de ce miroir pervers ni les reporter sur les
magnificences allégoriques des plafonds ou des panneaux approfondis par un
paysage, sur l'Art idéal et sublime. Si le Moderne allait nuire à l'Éternel ! »
Ce texte écrit dans le droit fil de Baudelaire est conforme à ce que nous
disions tout à l'heure de l'écriture. La peinture de Manet, comme la
littérature, fuit à la fois le reportage et l'Idéal. Comme la littérature est « l'expansion
de la lettre » en sa matérialité, la peinture est faite « d'onguents
et de couleurs ». En ce sens, elle est une peinture de « voyant »
et non de visionnaire qui irait par delà, comme Gustave Moreau ou Puvis de Chavannes font dans leurs allégories. La peinture
de Manet est donc bien ce « miroir pervers » comme la critique et la
poésie de Mallarmé que ni les journalistes, ni les académiciens ne sauraient
comprendre. Pourtant ces académiciens ont accepté une toile de Manet : « Pas
d'exclusion systématique, vous le voyez ! il y a
même jugement[34]. »
Or le jugement, déclare Mallarmé, n'est pas l'affaire d'un jury d'experts ;
il est l'affaire du public parce que nous sommes en démocratie et que dans un
tel régime politique un jury ne doit jamais croire (comme l'a fait, de manière
rusée mais finalement maladroite, celui de l'Académie), qu'il a « charge
d'âmes ». Ainsi Mallarmé peut-il écrire : « La participation de
couches sociales jusque-là ignorées à la vie politique de la France est un fait
social qui fera honneur à la fin du XIXe siècle. Un parallèle se
rencontre dans les arts, les voies ayant été préparées par une évolution à
laquelle le public attacha, avec une rare prescience, dès sa première
manifestation, l'épithète d'intransigeant [le qualificatif d'impressionniste
viendra après : c'est moi qui rajoute], qui, dans le vocabulaire
politique, signifie radical et démocratique[35]. »
Ou encore et un peu plus loin : « Aujourd'hui la multitude
réclame de voir avec ses propres yeux. » Elle a un « droit
d'admiration ou de raillerie ». « C'est au public, qui paie en gloire
et en billets, à décider si cela vaut son papier et ses paroles. Il est le
maître, à ce point, et peut exiger de voir tout ce qu'il y a[36]. »
Seulement, cette dernière formule ne manque pas d'ambiguïtés. Elle affirme la
faculté de juger librement du public, faculté qui est juste au deux sens du
terme (légitime et exacte) ; elle indique aussi son despotisme et sa
fonction « numéraire » pour employer ce mot cher à Mallarmé, c'est-à-dire
une fonction purement économique qui n'a rien de spirituel parce qu'elle
possède la platitude et la compacité de la communication sociale d'une part, de
la liasse de billets de banque ou du journal d'autre part. Et c'est cette
platitude qui explique le refus du journalisme, du fait divers, de la foule
vouée à la mondanité ou au bavardage et qui, en conséquence, ne saurait saisir
le sens d'œuvres d'art nécessairement obscures au plus grand nombre dans la
mesure où elles échappent à la représentation, au goût subjectif et personnel,
à l'appel de l'idéal et à l'allégorie. 2) Si bien que l'on trouve chez Mallarmé,
dont le vocabulaire social et politique fluctue beaucoup (sont interchangeables
souvent, la foule, la multitude, le public), un deuxième type de textes,
parfaitement contradictoire du premier, où s'exprime un aristocratisme
radical : « L'homme peut-être démocrate, l'artiste se dédouble et
doit rester aristocrate » ; « que les masses lisent la morale,
mais de grâce ne leur donnez pas notre poésie à gâter. Ô poètes, vous avez
toujours été orgueilleux ; soyez plus, devenez dédaigneux[37]. »
Comment alors penser ce mélange de démocratisme et d'aristocratisme ?
Comment penser la communication et le divorce avec le public pour lequel et
contre lequel Mallarmé écrit et dont il loue et dénonce en même temps la
liberté de juger et le despotisme aveugle ? Faisons un détour par Baudelaire. Il y a
entre lui et la foule et une absolue étrangeté et une radicale fusion. Relisons
le petit poème en prose, du Spleen de Paris, « Les Foules ». Le poète par
rapport à autrui, mais on pourrait le dire aussi du critique par rapport au
poète ou au peintre, « jouit de cet incomparable privilège, qu'il peut à
sa guise être lui-même et autrui. Comme ses âmes errantes qui cherchent un
corps, il entre, quand il veut, dans le personnage de chacun […]. Le promeneur
solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion.
Celui-là qui épouse facilement la foule connaît des jouissances fiévreuses […].
Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible,
comparé à cette ineffable orgie, cette sainte prostitution de l'âme qui se
donne tout entière, poésie et charité, à l'imprévu qui se montre, à l'inconnu
qui passe[38]. »
Pour Baudelaire, lecteur de Joseph de Maistre et ennemi du progrès et de la
démocratie, le critique et l'artiste doivent « épouser la foule »
comme Baudelaire le répète dans Le Peintre de la vie moderne au sujet de
Constantin Guys qui est un « moi insatiable du non-moi ». Qu'est-ce
qu'épouser la foule ? Non s'unir avec la multitude comme telle, mais
s'unir avec d'autres individus situés dans cette multitude. Et ce mariage de
conscience à conscience relève d'un amour qui fait fusionner ce qui est le plus
étranger. Or, dit Baudelaire retournant de manière blasphématoire l'ironie de
Saint Paul, cet amour relève d'une prostitution qui est sainte ou sacrée. C'est
une prostitution parce que, comme dit Sartre, « on appartient à tous » ;
c'est une prostitution sacrée parce que Dieu est « l'être le plus
prostitué » « puisqu'il est l'ami suprême pour chaque individu[39] ».
Il y a donc un héroïsme de la vie moderne parce que si Dieu n'existe pas,
existe la foule, la multitude urbaine dans lesquelles l'artiste comme le
critique se sacrifient et se damnent. Baudelaire demeure catholique dans son
athéisme, et toute sa poésie comme sa critique reposent sur une volonté de
souffrir dans son autre, dans ce qui demeure irrémédiablement mauvais et déchu.
Cette conception est d'ailleurs conforme à l'idée qu'il se fait de la modernité
comme cette scission violente entre l'éternel, l'idéal et le fugace ou le
transitoire. Le mariage entre des étrangers, comme l'union des deux parties de
la beauté irrémédiablement coupées l'une de l'autre, relèvent de ce que
Benjamin a bien vu être le « choc » absolument non dialectisable et en conséquence terrible pour le poète, la
putain, la lesbienne, le dandy dont l'existence est perpétuellement aliénée et
damnée. La position de Mallarmé est tout autre car il
n'est pas un dandy, et cela pour quatre raisons principales. a) Le dandy
confond malheureusement l'essence et l'apparence, fait de l'apparence son
essence, or pour Mallarmé il n'y a plus d'essence. b) Le dandy est un moi qui
s'avilit dans le non moi ; or pour Mallarmé la question de la « vaporisation
ou de la centralisation du Moi »
(comme dit Baudelaire[40])
ne se pose plus dans la mesure où, on l'a vu, la pensée, la poétique, la
critique mallarméenne sortent du cadre de la représentation qui suppose des
sujets. c) L'univers du dandy est dualiste (même violemment dualiste), or celui
de Mallarmé est moniste : voyez par exemple comme la critique
baudelairienne communique parfaitement avec son objet ; voyez à l'inverse
comment Mallarmé ramène l'objet de sa critique non à lui mais à une méditation
impersonnelle où s'illustre la puissance de l'esprit et de la fiction pour
triompher de ce qui n'a jamais été pensé comme une prostitution mais simplement
comme une compromission. d) Le dandy baudelairien est un aristocrate qui cherche
l'ignoble comme étant (Flaubert le dit) « le sublime d'en bas » ;
or Mallarmé est un démocrate comme on peut mieux, désormais et pour finir, le
montrer. Contre quoi s'insurge l'aristocratisme
mallarméen qui existe bel et bien chez lui ? Contre une situation
historique née de la Révolution française et qui a engendré, socialement, un
individualisme, politiquement un système de démocratie parlementaire,
esthétiquement une situation instable, sans unité et qui ne peut créer « un
art définitif ». Mallarmé réagit donc à une situation de crises multiples
dont la crise de vers, patente depuis la mort de Hugo, est le signe. « De
cette organisation sociale inachevée, dit Mallarmé, qui explique en même temps
l'inquiétude des esprits, naît l'inexpliqué besoin d'individualité dont les
manifestations littéraires présentes sont le reflet direct[41]. »
Or ce besoin d'individualité se ressent partout : dans le commerce, le
journalisme d'opinions ou de faits divers, le vote, la violence des attentats
anarchistes, la multiplication des œuvres ou des styles originaux, le goût
aussi. La foule dont il faut aristocratiquement s'extraire alors, c'est le
public soumis à la logique économique « du recensement » qui
rassemble autant qu'elle sépare, qui rassemble dans la séparation même. En
revanche, la foule à laquelle il faut reconnaître un droit, ce n'est pas cette
grande parataxe d'hommes ou d'individus, ce n'est pas cette « société,
terme le plus creux, héritage des philosophes » mais, à l'image du monde
mallarméen lui-même, cette masse ou ce corps fluide, un, continu, amorphe mais
miroitant comme la mer. Cette masse, elle se trouve réalisée justement au
théâtre, dans une mise en scène d'Hamlet,
ou dans un concert de Richard Wagner, « cérémonies d'un jour qui gît au
sein, inconscient, de la foule : presque un culte ». Mallarmé
reconnaît ainsi que la religion est ce qui fait un peuple et un « art
définitif ». Mais il ne veut pas revenir pour autant en arrière à une
époque où le mythe, où le catholicisme fondait l'ordre de l'ensemble de la
cité. « L'heure convient, dit-il, avec le détachement nécessaire, d'y
pratiquer les fouilles, pour exhumer d'anciennes et magnifiques intentions[42]. »
Cette heure, la nôtre, est celle qui doit inventer un
nouveau mythe pour l'époque démocratique pervertie par l'individualisme mais
sauvée de la croyance aveugle en l'absolu. Dans cette perspective, le goût nous
a débarrassé de tout fondement absolu de l'art comme de la communauté sociale,
mais il nous voue à un mauvais mais véritable aristocratisme qui est celui de
ces pseudo démocrates que sont les hommes de goût ou les académiciens (petits
marquis) qui jugent et qui excluent. La véritable démocratie, c'est celle que
cherche à inventer Mallarmé en produisant un art qui s'adresse à la foule « à
qui on ne cèle rien, vu que tout émane d'elle ». Or pour s'adresser à la
foule, il faut sortir et de la sacralisation de l'art et de la vanité des
jugements de goût ; des jugements de goût qui sont vains parce que, depuis
Kant, ils sont purement esthétiques, c'est-à-dire désintéressés, sans fonction
pratique ou de connaissance. L'époque du goût, faussement démocratique, n'est
qu'un âge transitoire, nécessaire certes, mais qui doit être dépassé. Non par
un retour en arrière, non par un geste d'avant-garde, mais par un travail
souterrain, un travail négatif, de fouille archéologique ou de creusement et
qui se fait ici et maintenant. Contre Baudelaire et « Zola acceptant la
modernité pour l'ère définitive », Mallarmé peut faire dire à son voyageur :
« On traverse un tunnel — l'époque
— celui, long le dernier, rampant sous la cité avant la gare toute puissante
du virginal palais central, qui couronne. » Et il ajoute :
« Le souterrain durera, ô impatient, ton recueillement à préparer
l'édifice de haut verre essuyé d'un vol de la Justice[43]. » Ce rampement mental, il n'a pas l'aspect
tragique de la chute baudelairienne ou même flaubertienne. Il indique une
pensée à même les choses qui sont notre séjour. Pour la pensée
mallarméenne, non seulement l'essai théorique, la chronique journalistique, la
poésie, la critique d'art, ne font plus qu'un comme la foule en sa pliure ou
son miroitement, mais la critique devient le contenu même de l'œuvre comme
critique supérieure, « en son intégrité » : une critique
poétique ou une poésie critique qui, pour reprendre les mots de Hegel, « ne
juge pas, ne saisit pas, mais réunit et abolit les deux dans une véritable
exposition ou présentation ». Mais Mallarmé demeure cependant attaché,
lucidement certes, à un rêve (celui de la littérature), à une époque d'une
pluralité de plus en plus grande de la production artistique, pluralité qui ira
en s'accroissant au début du XXe siècle avec les avant-gardes et
l'invention du cinéma. En ce sens et malgré la critique du goût qu'il déploie
et par son moyen, on peut dire qu'il clôt l'ère du goût et, ce faisant, reste
attaché à lui en substituant au goût de l'individu, le goût impersonnel, clair
et confus, de la foule. Pierre-Henry Frangne [1] Stéphane Mallarmé, « Crayonné au théâtre », dans Œuvres complètes, édition Bertrand Marchal, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, tome II, 2003, p. 160. [2] Stéphane Mallarmé, « Les Impressionnistes et Édouard Manet », dans Écrits sur l'art, édition Michel Draguet, GF, 1998, p. 316. [3] Idem, p. 317. [4] Giorgio Agamben, L'Homme sans contenu, Circé, 1996. [5] GWF Hegel, Phénoménologie de l'esprit, trad. J. Hyppolite, Aubier, 1975, tome 2, p. 80. [6] Stéphane Mallarmé, « Crayonné au théâtre », op. cit., p. 161. [7] Ibid., p. 165. [8] Ibid., p. 162. [9] Stéphane Mallarmé, « Le Mystère dans les lettres», op. cit., tome II, p. 230. [10] Stéphane Mallarmé, « Le pitre châtié », op. cit., tome I, p. 74. [11] Stéphane Mallarmé, « La Musique et les Lettres», op. cit., tome II, p. 71. [12] Stéphane Mallarmé, « L'Action restreinte », op. cit., tome II, p. 215. [13] Stéphane Mallarmé, « Symphonie littéraire », op. cit., tome II, p. 281. [14] Stéphane Mallarmé, « Note sur le langage », op. cit., tome I, p. 503. [15] Stéphane Mallarmé, « Solennité », op. cit., tome II, p. 200. [16] Idem. [17] Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », op. cit., tome II, p. 213. [18] Stéphane Mallarmé, « La Musique et les Lettres», op. cit., tome II, p. 68. [19] Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », op. cit., tome II, p. 212. [20] Stéphane Mallarmé, « La Musique et les Lettres», op. cit., tome II, p. 67. [21] Stéphane Mallarmé, « Solennité », op. cit., tome II, p. 200. [22] Stéphane Mallarmé, « La Musique et les Lettres», op. cit., tome II, p. 77. [23] Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », op. cit., tome II, p. 211. [24] Stéphane Mallarmé, « La Musique et les Lettres», op. cit., tome II, p. 67. [25] Stéphane Mallarmé, « Catholicisme », op. cit., tome II, p. 240. [26] Stéphane Mallarmé, « Richard Wagner. Rêverie d'un poète français », op. cit., tome II, p. 157. [27] Stéphane Mallarmé, « Le Mystère dans les lettres», op. cit., tome II, p. 233. [28] Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », op. cit., tome II, p. 212. [29] Stéphane Mallarmé, « Mimique », op. cit., tome II, p. 179. [30] Stéphane Mallarmé, La Dernière Mode, 1ère livraison, op. cit., tome II, p. 499. [31] Paul Valéry, « Existence du Symbolisme », dans Variété, Œuvres, Bibl. de la Pléiade, tome I, 1957, p. 691. [32] Stéphane Mallarmé, « Le Jury de peinture pour 1874 et M. Manet », dans Écrits sur l'art, op. cit., p. 297. [33] Ibid., p. 298. Idem pour la citation qui suit. [34] Idem. [35] Stéphane Mallarmé, « Les Impressionnistes et Édouard Manet », op. cit., p. 322. [36] Idem. [37] Stéphane Mallarmé, « Hérésies artistiques. L'art pour tous », op. cit., tome II, p. 364. [38] Charles Baudelaire, « Les Foules », Spleen de Paris, dans Œuvres complètes, édition Claude Pichois, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1975, tome I, p. 291. [39] Charles Baudelaire, « Mon cœur mis à nu », op. cit., p. 692. [40] Ibid., p. 676. [41] Stéphane Mallarmé, « Sur l'évolution littéraire. Enquête de Jules Huret », op. cit., tome II, p. 698. [42] Stéphane Mallarmé, « De même », op. cit., tome II, p. 244. [43] Stéphane Mallarmé, « L'Action restreinte », op. cit., tome II, p. 217. |
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