Pierre-Henry Frangne.
Monteverdi lecteur de
Pétrarque ou les deux praticce pétrarquistes de
Monteverdi.
Pierre-Henry Frangne est professeur en philosophie de l'art à
l'université de Rennes 2 Haute Bretagne (UFR Arts, Lettres et
Communication). Il a notamment fait paraître La Négation
à l'œuvre. La philosophie symboliste de l'art
(1860-1905), coll. Aesthetica, Presses Universitaires de Rennes,
2005 ; Alpinisme et photographie (1860-1940), (avec
M. Jullien et P. Poncet), L'Amateur, 2006 ; les
éditions critiques de deux utopies baroques : Charles Sorel,
La Description de l'île de Portraiture (1659), L'Insulaire,
2006 ; et Francis Godwin, L'Homme dans la Lune (1638),
L'Insulaire, 2007. © Pierre-Henry Frangne. Ce texte
(prononcé à l'université Rennes 2 lors d'une journée de recherche
consacrée à Pétrarque et Monteverdi en mai 2004, « Le Modèle vocal : Traductions et lectures de
Pétrarque ») est la première partie d'une
conférence à deux voix faite avec Xavier Bisaro (aujourd'hui professeur de musicologie au
Centre d'Études de la Renaissance de l'université François Rabelais de
Tours). À la suite de ces pages, Xavier Bisaro
faisait une analyse musicologique des madrigaux pétrarquistes de
Monteverdi.
Xavier Bisaro, Giuliano Chiello et Pierre-Henry Frangne ont publié en 2008
la première traduction française, introduite et commentée, du traité de
Giovanni Artusi L'Artusi ou
des imperfections de la musique moderne, traité publié à Venise en
1600 dans lequel le chanoine
se querelle durement avec Monteverdi : L'Ombre de Monteverdi. La querelle de
la nouvelle musique (1600-1638), Rennes, Presses Universitaires de
Rennes, collection Aesthetica, 2008.
Mis en ligne le 15 septembre 2012.
Voir par ailleurs, sur ce site, l'autre texte de Pierre-Henry
Frangne, Les figures de François
Pétrarque.
Monteverdi lecteur de
Pétrarque ou les deux praticce pétrarquistes de
Monteverdi
Il s'agit pour moi de présenter simplement les cinq
utilisations par Claudio Monteverdi dans ses madrigaux des poèmes de
François Pétrarque.
1) Analyser l'interprétation que fait Monteverdi de
Pétrarque, c'est nécessairement utiliser la façon dont Pétrarque
lui-même a pensé à sa propre postérité et la manière dont il a lui-même
interprété la tradition dont son œuvre se veut la continuation
commémorative. De même que Pétrarque s'est voulu le continuateur de
Platon, d'Augustin, d'Horace, de Virgile ou de Cicéron, de même
Monteverdi s'est voulu le continuateur de Platon et de Pétrarque. Or le
concept qui permet la transmission de cette tradition est celui de mimésis. Si le concept a pour
nous mauvaise presse tant il renvoie à la stérilité du redoublement ou
du plagiat, il est pour Pétrarque et Monteverdi la trame même de la
pensée, de l'art et de leur histoire.
Le concept grec possède en effet trois significations
qui ne sont pas indépendantes, mais dont les niveaux de sens ne sont que
les déplacements des autres niveaux : 1) l'imitation se dit d'abord
comme expression des mouvements de l'âme. C'est le sens de Pythagore
d'abord, puis de Platon au livre III de la République quand il traite des
différents modes musicaux, de Monteverdi enfin dans son avant-propos du
VIIIe livre des madrigaux quand il parle des
« affections de l'âme », la colère (ira), la tempérance (temperanza) et l'humilité
(humilità) qui engendrent
le style agité (concitato), doux (molle) et tempéré (temperato). 2) L'imitation
se dit aussi comme représentation ou figuration. C'est le sens que lui
confèrent Platon au livre X de la République, puis Aristote dans la
Poétique jusqu'à Diderot qui
commence à déconstruire la notion. L'imitation artistique ainsi comprise
fait de l'œuvre un miroir ou une image. 3) Enfin, l'imitation s'entend
dans le sens d'émulation : être l'émule de c'est faire comme ;
non singer les apparences extérieures, mais reprendre intérieurement le
jet producteur soit de la nature, soit de l'auteur que l'on imite.
Imiter ici c'est se conformer à un modèle qui est moins une forme qu'une
force et qu'une genèse : c'est en ce sens que Pétrarque imite
Platon et Augustin, c'est en ce sens que Monteverdi imite Pétrarque,
comme le fils imite le père, comme l'élève imite le maître afin de
devenir lui-même le maître. L'imitation est en même temps fidélité à
l'original et recréation comme l'indique la métaphore antique reprise
par Pétrarque lui-même de l'abeille qui fait son miel du nectar ou du
pollen des fleurs. Nous avons du mal a penser cela, nous qui vivons dans
l'idée d'une création fondamentalement disruptive et
transgressive : nous avons oublié le paradoxe selon lequel la
création est originale certes mais doit aussi, comme le dit Kant dans La Critique du jugement, être
exemplaire. Les artistes sont, pour les autres artistes, des exempla.
2) Monteverdi est l'émule de Pétrarque au sens où il
met en musique cinq sonnets en portant son attention au texte même et en
respectant ce texte sans le mettre à disposition de la musique, sans le
mettre en coupes réglées comme le font beaucoup des madrigalistes du
XVIe siècle qui reprennent une ou deux strophes d'une sextine
par exemple ou le quatrain d'un sonnet. Si l'on excepte Vago Augelletto qui oublie les deux tercets du sonnet
pétrarquien (on verra pourquoi tout à
l'heure), Monteverdi ne fragmente pas le texte pétrarquiste : il le
fait entendre comme une totalité complète ; il suit attentivement
sa forme et son sens ; il en pense la tension ou le mouvement
interne sans instrumentaliser la poésie au profit de la musique. C'est
en suivant le texte, en l'imitant toutes ses inflexions, que la musique
se fera servante certes, mais servante maîtresse.
3) Puisque l'imitation est ainsi une recréation
active, quels sont alors les textes, dans cet ensemble fragmenté du
Canzionere, que Monteverdi
a librement choisis ? Si l'on excepte le thème politique mineur qui
apparaît dans le Canzionere (la canzone 128
Italia mia,
les sonnets 136, 137, 138 qui sont en affinité avec le Liber sine nomine où Pétrarque
compare la cour papale d'Avignon à une nouvelle Babylone pleine de
« vices impies »), le recueil de Pétrarque travaille quatre
grands thèmes : la gloire, l'amour, la pénitence, la mort. Si
Pétrarque a refondu toute sa vie le recueil, c'est vers 1347-50, qu'il
entreprit la réforme la plus importante qui a consisté à diviser
l'ensemble en deux parties : les poésies du vivant de Laure, puis
celles contemporaines de sa mort (poésie in vita, poésie in morte). Avant 1347, le premier
sonnet était le sonnet 34 de la refonte que nous avons sous le yeux et
Monteverdi aussi. Or le sonnet 34 oriente le recueil autour de la figure
apollinienne et de la réminiscence ovidienne qui permet au poète de
comparer Laure à Daphné mais surtout de mettre en scène le propre désir
de Gloire du poète ainsi que sa virtuosité poétique et lyrique. À partir
de 1347, le premier sonnet Voi ch'ascoltate oriente le recueil tout
autrement : dans le sens pénitentiel, dans le sens d'une conscience
de la fragilité du monde, du moi et de la poésie même qui est chargée de
la dire ; dans le sens donc de l'expression de la crise
existentielle qui est aussi éthique, spirituelle et poétique. Repliés
réflexivement sur eux-mêmes, l'écriture et le moi disent la distension et la discorde internes comme
étant le principe toujours guéri et toujours reconduit de l'existence.
Ce sonnet a donné naissance à l'un des madrigaux de la Selva morale où la douleur
profane et le souci du sacré, où le projet d'écriture et le travail du
salut fusionnent. C'est systématiquement à des textes de cette
perspective que Monteverdi se réfère : la perspective du sens de la
mortalité, de la dénéantise et du combat qui
est le fond (héraclitéen) des choses sans amour et sans Dieu. La
référence ovidienne au mythe, au laurier, à la nature, à la métamorphose
des dieux existe encore dans certains des textes qu'a choisis Monterverdi. Mais cette référence est toujours ployée aux exigences de
l'expression du moi face à l'absence, à la mort et à l'impuissance.
Exemple : Zephiro torna.
Le sonnet 310 se réfère en effet au Zéphir qui
vivifie la nature en apportant « sa douce famille, les herbes et
les fleurs ». Il évoque les mythologiques Progné et Philomèle (Ovide, Les Métamorphoses, livre VI, vers
412 et suiv.). Mais ce n'est pas à leur métamorphose en hirondelle et en
rossignol que le texte se réfère. De la nature, la mythologie et la puissance de métamorphose dont
elle est le lieu se retirent au profit de l'expression
« narcissique » du moi. De même dans Vago augelletto (sonnet 353) : l'oisillon
vagabond et chantant est très vite et par lui-même pris dans la couleur
du deuil : l'extériorité se trouve paradoxalement intériorisée de
manière à partager les « amers gémissements » de
l'inconsolable.
4) C'est donc la tension au cœur de la poésie
pétrarquiste elle-même entre, d'une part, la référence ovidienne à la
gloire et à la métamorphose et, d'autre part, la référence horacienne à la mortalité ou la référence
cicéronienne à la solitude, qui travaille aussi la musique monteverdienne : cette dernière se trouve prise
dans la nécessité de figurer ou de représenter la nature et les symboles
mythologiques qui s'y rapportent, et d'exprimer la crise intérieure
ainsi que la déchirure du moi. C'est ce passage de l'une à l'autre de
ces deux exigences se réciproquant l'une l'autre qui offre, selon nous,
le principe de la lecture monteverdienne de
Pétrarque et qui règle la distinction que nous allons faire entre les
deux pratiques musicales de cette lecture. L'essentiel est de comprendre
que, dans cette lecture monteverdienne, c'est
la mise en tension des sens 1 (expression) et 2 (représentation) du
concept d'imitation qui assure l'effectivité ou la réussite du sens 3
(émulation) par lequel c'est en restant au plus près du projet
pétrarquiste que Monteverdi trouve les conditions de sa propre
originalité.
Voilà pourquoi on peut répartir les cinq sonnets mis
en musique par Monteverdi en deux types de madrigaux : ceux qui
effectuent et thématisent la contradiction entre la figuration et
l'expression ainsi que le passage de l'une à l'autre ; ceux qui se
font expression même de la déchirure du moi (Voi ch'ascoltate), de la plainte, voire du cri.
Ohimè il bel
viso (le sonnet 267 qui ouvre presque la
seconde partie du Canzionere, la partie de
la poésie in morte) est
sûrement le texte archétypal de cette expressivité pure d'où se retirent
les images et où se dit la perte irrémédiable, « emportés par le
vent » déclare le sonnet, du visage, des yeux, du sourire de
l'aimée ainsi que des mots pour les décrire.
Voilà pourquoi aussi, entre les deux pratiques
pétrarquistes se tient peut-être le plus beau des madrigaux de
Monteverdi, Or che Ôl ciel (sonnet 164) du 8ème
livre. Il est celui qui assure lui-même le passage entre la prima praticca et la seconda praticca monteverdiennes de Pétrarque. Il devient alors, et
de ce fait, l'œuvre qui est à la fois la plus pétrarquiste et la plus
monteverdienne. Il est l'œuvre la plus
accomplie justement parce qu'il permet le passage entre les deux formes
et parce qu'il donne ainsi le sens du transit, celui du contraste des
opposés et de la fragilité : de la fragilité des choses et de la
condition humaine où la guerre et l'amour se séparent et se fondent, de
la fragilité ou de l'ambivalence de la lecture que Monteverdi fait de
Pétrarque et de la précarité de la lecture que nous pouvons faire de
cette lecture monteverdienne.
Pierre-Henry
Frangne
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