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Pierre-Henry Frangne. Penser la mort et le deuil. Conférence faite devant des médecins. Pierre-Henry Frangne est professeur en philosophie de l'art à l'université de Rennes 2 Haute Bretagne (UFR Arts, Lettres et Communication). Il a notamment fait paraître La Négation à l'œuvre. La philosophie symboliste de l'art (1860-1905), coll. Aesthetica, Presses Universitaires de Rennes, 2005 ; Alpinisme et photographie (1860-1940), (avec M. Jullien et P. Poncet), L'Amateur, 2006 ; les éditions critiques de deux utopies baroques : Charles Sorel, La Description de l'île de Portraiture (1659), L'Insulaire, 2006 ; et Francis Godwin, L'Homme dans la Lune (1638), L'Insulaire, 2007. © Pierre-Henry Frangne. Mis en ligne le 16 novembre 2010. Penser la mort et le deuil« L'étonnement philosophique est au fond une stupéfaction douloureuse ; la philosophie débute, comme l'ouverture de Don Juan, par un accord en mineur. » Arthur Schopenhauer Introduction La philosophie se donne pour tâche, depuis ses origines historiques, de réfléchir sur le sens de l'existence. Or cette tâche est d'autant plus nécessaire que le fait de la mort et du deuil est celui qui met en cause avec le plus de virulence cette question du sens. Le constat de la mort, la peur de la mort, la douleur du deuil (je me permets cette dernière lapalissade pour souligner l'étymologie de « deuil » qui vient de dol, douleur) sont vécus comme ce qui interroge le plus radicalement (c'est-à-dire à sa racine) notre vie et font d'elle un problème. Comme problème, notre vie n'est pas seulement une vie au sens biologique, mais elle est une existence. Cela veut dire que la conscience de la mort est ce qui fait que nous ne sommes pas des choses ou des animaux pour lesquels la mort est soit inexistante soit quelque chose qui vient toujours de l'extérieur. Les choses et les animaux n'existent pas au sens fort que je suis en train de vous expliquer. On dit qu'ils vivent ou qu'ils sont ; qu'ils sont en soi ce qu'ils sont (on pourrait même rajouter : qu'ils ne sont en soi que ce qu'ils sont). La conscience de la mort, notre « être-pour-la-mort » selon Heidegger, ce qui lui fait dire que « dès qu'un homme est né il est assez vieux pour mourir », cet être-vers-la-mort fait de nous au contraire des êtres qui ne sont pas seulement, mais qui existent en ce qu'ils considèrent que leur être est problématique parce que son terme est déjà inscrit en lui et dès le début. La mort nous met donc face à notre existence justement parce que notre existence se pose pour elle-même le double problème de sa fin, entendue en deux sens : au sens de terme mais aussi au sens de finalité, de valeur, de direction et de signification. Or ce problème de la fin se condense en une seule question que la mort pose par définition : Pourquoi ? En vue de quoi ? C'est cette question même, pure parce qu'elle semble sans réponse, que Pascal par exemple nous jette cruellement à la figure en disant : Qu'on s'imagine un nombre d'hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant les uns les autres avec douleur et sans espérance, attendent à leur tour. C'est l'image de la condition des hommes. Ou encore : Le dernier acte est sanglant, quelque belle
que soit la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête,
et en voilà pour jamais. La philosophie pose le problème de la valeur et du sens de l'existence avec d'autant plus de nécessité que, chez nous et aujourd'hui, les religions ne la prennent plus beaucoup en charge et que notre culture moderne, laïcisée, est de plus en plus technique, scientifique et urbaine. À cet égard, elle ne nous donne pas beaucoup de raisons de vivre, fascinée qu'elle est trop souvent par le fétichisme de la marchandise, par le besoin de la consommation, par la conscience d'une pseudo toute-puissance technique. La médecine, quant à elle, nous permet certes de vivre plus longtemps et en meilleure santé, mais elle ne confère pas de significations ou de valeur particulières à cette existence qu'elle nous permet de prolonger. Elle ne soigne ni le deuil, ni la relation, ni l'absence, sauf à faire entrer la psychanalyse dans le champ de la science médecine ce qui n'est pas évident. Plus même, l'extrême scientifisation ou technisation de la médecine risque de l'éloigner un peu plus de la considération des fins et du sens, toute préoccupée qu'elle est bien souvent à agir, à sauver, à analyser, à guérir en utilisant de complexes machines, parfois dans l'urgence extrême. Le médecin généraliste, moins pris dans cette logique techniciste et donc plus proche du patient avec lequel il dialogue dans le secret de son cabinet, est plus à même cependant d'opérer ce que j'appellerais pour lui un « décentrement philosophique et éthique ». Comment penser
l'impensable de la mort ? Comment penser le deuil comme ce mouvement que
chaque homme expérimente nécessairement et par lequel il est contraint de
penser et de vivre (avec) cet impensable ? Telles sont les deux questions
auxquelles mon étude s'affronte en deux moments : un premier moment
intitulé « Le paradoxe de la mort et la philosophie de la mort » qui
voudrait justifier la célèbre formule de Platon, Cicéron et Montaigne
« que philosopher c'est apprendre à mourir » ; un second moment
intitulé « La mort propre, la mort de l'autre et la conscience
endeuillée », où je voudrais défendre la thèse selon laquelle si la mort
de l'autre est strictement impensable, elle doit constituer pourtant et
contradictoirement le fond du sens que chaque homme confère à sa vie. Vivre
humainement c'est, de façon précaire et toujours transitoire, non pas dépasser
le non-sens de la mort mais simplement le déplacer. I - Le paradoxe de la mort et la philosophie de la mort Comme nous le savons, la
philosophie est fille de l'étonnement c'est-à-dire, à la fois, de
l'émerveillement, de l'inquiétude, du doute face à des apories (impasses),
enfin de la critique des opinons communes. En quoi la mort est-elle
étonnante ? 1) Le paradoxe de la mortCar la question de la mort ne concerne pas seulement le médecin ou le philosophe, mais elle concerne tout homme qui, tous les jours, la constate empiriquement ou sait qu'il peut en tout lieu et en tout temps la constater et l'expérimenter. La mort est en effet un phénomène biologique et même physique ; elle est aussi un phénomène social et culturel (ses rites, ses cimetières, ses entreprises de pompes funèbres, ses statistiques concernant la mortalité ou la criminalité) ; elle est enfin un fait divers envahissant tous les médias. Dans le même temps et comme le constate Vladimir Jankélévitch, la mort est un fait « qui ne ressemble à aucun autre fait divers de l'empirie ; ce fait divers est démesuré et incommensurable aux autres phénomènes naturels [1]. » Pourquoi ? Parce que la mort (banale en un sens) est proprement extraordinaire en ce qu'elle brise la continuité ou l'ordre de la vie en introduisant dans l'être, la disparition, la destruction et la négation. Plus même, l'expérience de la mort est la révélation au sein de la relativité des faits et des gestes du seul absolu qui existe, non pas l'absolu entièrement positif des religions et des métaphysiques traditionnelles (Dieu, le Principe) mais l'absolu négatif, le vide qui creuse constamment l'existence. Et c'est évidemment cet absolu négatif (Hegel disait à raison : « La mort est le maître absolu ») qui demeure mystérieux, incompréhensible, vertigineux et scandaleux alors que la mort est tout à fait normale. Tels sont le paradoxe et l'étonnement initiaux dans lesquels tout homme est pris, et le médecin plus spécialement dans la mesure où la mort (ou sa possibilité) contre laquelle il lutte fait encore plus partie de sa vie ordinaire ou de son horizon. L'étonnement vient du contraste paradoxal entre la banalité, l'universalité ou la vérité de la mort et sa nouveauté, sa surprise douloureuse, sa cruauté quand elle frappe le proche ou la personne que l'on aime. Dans ce moment, nous apprenons et expérimentons ce que nous savons déjà et que tout le monde sait depuis des temps immémoriaux à savoir que tous les hommes sont mortels. Ce que nous apprenons n'est plus une idée abstraite que l'on trouvait tout à l'heure dans les deux fragments de Pascal et que l'on trouve (en moins bien écrit !) à toutes les pages du journal, mais une profondeur ou un sérieux qui déstabilise le sens de notre existence. La mort a lieu ; elle est effective et se réalise [2]. Elle bouscule toutes les conventions, les fictions, les rites et les représentations. Elle me fait ainsi sentir comme présente, l'irréversibilité d'une disparition totale, la réalité de ce qui n'arrive illusoirement qu'aux autres ou de ce qui m'arrivera sur le mode abstrait d'une éventualité. Elle fait donc disparaître le voile d'ignorance ou d'illusion que nous mettons devant la mort quand on dit « les hommes meurent » ou « on meurt » (voir le texte d'Heidegger qui critique l'anonymat de cette expression profondément inauthentique). Devant la mort de l'être aimé, nous réalisons la mort : cela veut dire que nous prenons conscience sur un mode émotionnel a) de son sérieux quand c'est fini et qu'il est trop tard ; b) pour moi désormais, de son imminence. Il suit de là que l'expérience centrale de la mort semble bien être celle de la mort du proche et, par là même, du deuil qui est par définition deuil de quelqu'un, « mort en deuxième personne », pour utiliser à nouveau le vocabulaire de Vladimir Jankélévitch. Avant d'en venir à l'exploration de la mort de l'autre à laquelle nous sommes tous confrontés — et le médecin doublement : par la mort de son patient ou par le deuil de son patient qui a perdu une personne chère —, avant d'en venir à l'explication des raisons pour lesquelles c'est cette mort-là qui ébranle le plus la signification de notre existence, présentons rapidement l'autre perspective sur la mort que la philosophie a très souvent méditée et qui constitue le cadre au sein duquel se placera une réflexion sur le deuil. Jankélévitch montre en effet que la mort en deuxième personne s'adosse sur une mort en troisième personne. 2) « Que philosopher, c'est apprendre à mourir »La mort en troisième personne est la mort en général, la mort du « on meurt » ou du « tous les hommes meurent ». Cette mort est évidemment abstraite, impersonnelle, anonyme : puisque tout le monde meurt, personne ne meurt effectivement. Cette mort est celle de la biologie, de la statistique et même de la philosophie quand elle en fait un concept et un simple objet de réflexion. Cette mort n'est pas très menaçante et n'est pas tragique dans la mesure où elle manifeste bien plutôt un effort de tranquillisation, de préservation, d'euphémisation, d'esquive et même de fuite. Mais ce que nous apprend la philosophie est que toutes les morts en troisième personne ne se valent pas. Celle qui vaut le moins est celle qui implique un déni de la mort ou un divertissement, comme le dit Pascal, à son égard. Le divertissement n'est pas ici un jeu ; il est simplement un mouvement de fuite : un détour de tête et un mensonge à soi-même que dénoncent Montaigne, Pascal ou Heidegger. Le pseudo remède que les hommes ont inventé pour apaiser la peur de la mort est « de n'y point penser ». Face à l'inauthenticité d'une telle posture, la plupart des philosophies et même des religions considèrent au contraire que la pensée de la mort est une part importante de la sagesse, car si la mort comme le néant est impensable au sens strict (le néant n'a pas de propriétés), il faut cependant y penser afin de s'accoutumer à une réalité qui viendra et qui, à bien des égards, est déjà là si on y prend garde. Même si, comme le dit La Rochefoucauld, « le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement[3] », il est recommandé de les regarder obliquement si je puis dire, de les « envisager » selon le mot du moraliste, en jetant sur nous-même et le monde un regard lucide qui connaisse leur précarité, leur finitude et leur contingence. Philosopher alors, c'est bien apprendre à mourir en évitant de refouler la mort dans le domaine de l'interdit. Comme le dit Montaigne : « Nous la pouvons approcher, nous la pouvons reconnaître ; et si nous ne donnons jusqu'à son fort, au moins verrons nous et pratiquerons les avenues. » (Essais, II, 6). Ce précepte philosophique est pour nous d'autant plus précieux que notre société moderne a justement poussé assez loin ce refoulement de la mort. L'historien Philippe Ariès[4] a bien montré ce processus qui aboutit selon lui à considérer la mort comme obscène au sein de ce qu'il appelle une véritable « pornographie ». Nous avons selon lui interdit et ensauvagé la mort de manière à avoir du mal à l'apprivoiser. La peur de la mort est certes une donnée anthropologique qui existe en tout lieu et en tout temps, mais notre culture l'a augmenté considérablement sous l'effet de quatre processus que le médecin doit avoir spécialement en tête quand il est face au deuil d'un de ses patients. a) Un processus d'individualisation et de privatisation de la mort qui implique un mécanisme de désocialisation et de désolidarisation. Ce mécanisme est lui-même solidaire, dans notre culture occidentale, d'une réserve et d'une pudeur dans tout ce qui touche la mort en général, la mort de l'autre et la sienne propre. Ainsi le colloque du médecin avec son patient est-il aujourd'hui l'un des seuls lieux qui permette une certaine expression de la conscience endeuillée. b) Second processus : celui de l'allongement de la vie et de l'augmentation de l'efficacité des soins qui fait que l'on ne voit pas souvent mourir et que l'expérience que l'on peut avoir de la mort vient souvent très tard. Sans doute alors vivons-nous à une époque où l'expérience de la mort nous laisse, plus qu'avant peut-être, complètement désemparés. c) La médicalisation, l'hospitalisation et la dépersonnalisation de la mort parachèvent ce mouvement de retrait du spectacle du mourant ou du cadavre. Permettez-moi ici une question : ne vivons-nous pas à une époque où bizarrement le médecin généraliste lui-même voit de moins en moins de morts ? Mon guide de haute montagne me disait il y a peu qu'il fut témoin avec deux clients médecins de la chute et de la mort d'un homme à côté d'eux dans le couloir du Goûter et qu'il dut difficilement les calmer (à sa grande surprise, mais ils n'étaient pas à l'hôpital) devant le spectacle d'un cadavre pour lequel il n'y a avait plus rien à faire d'autre que d'appeler l'hélicoptère. d) Enfin, la mort dans notre société est de moins en moins enchâssée dans des croyances, des rites, des mythes, des symboles qui lui donnaient malgré tout un sens et l'apprivoisait. Sans doute les rites, les mythes et les symboles existent-ils toujours mais pas avec la même puissance, pas avec la même foi et avec une grande variété de modalités qui les fragilise inévitablement. La rationalisation, la laïcisation et la désacralisation de notre culture (ce que le sociologue Max Weber désignait sous l'expression unique de « désenchantement du monde ») ramène la mort à un non-sens absolu parce que toute ses justifications religieuses ou métaphysiques, toutes les métaphores (celle du sommeil, du repos, du passage) sont considérées par la plupart d'entre nous comme des illusions. Pour la tradition métaphysique en effet force est de constater que la mort comme néant ou comme passage est la plupart du temps considérée, soit comme indifférente (stoïcisme), soit comme rien (épicurisme), soit enfin comme une victoire de l'âme immortelle sur le corps périssable (platonisme et christianisme). Dans cette tradition préoccupée par le salut éternel, par l'accès à l'immutabilité du vrai ou à un au-delà transcendant, la mort est certes un événement important et traumatisant, mais il n'est pas essentiel en regard de l'éternité ou au regard de l'organisation impeccable du monde. Constamment reprise dans la perspective inébranlable d'une signification totale d'un réel harmonieux, le non-sens de la mort (comme de la souffrance d'ailleurs) accède malgré tout au sens et à la justification. Auparavant, La mort et la souffrance possédaient la valeur d'une libération de l'âme par rapport à la prison du corps, la valeur du salut. Aujourd'hui, la mort est absolument injustifiable par la considération d'une immortalité par delà notre apparition terrestre[5]. Auparavant, la mort pouvait être belle (celle du héros, du guerrier, celle de celui qui « sentant sa mort prochaine[6] » comme le dit La Fontaine prend telle ou telle disposition juridique, religieuse ou morale[7]). Aujourd'hui, la mort est absolument laide et inacceptable comme celle de Madame Bovary qui est atroce et absurde à la fois. Dans notre monde critique, sans transcendance, sans fleuve symbolique à traverser, sans enfer, sans Au-delà, sans Absolu, sommes-nous voués alors au caractère innommable de la mort ? Un philosophe moderne a essayé de répondre. Il s'agit de Hegel qui donna naissance, par là même, à toute la philosophie contemporaine entée sur ce que l'on a appelé un existentialisme. 3) Hegel, le premier vrai philosophe de la mortHegel est le premier
philosophe de la mort pour deux raisons essentielles[8] : a) parce que, pour
lui, elle est radicalement privée de signification et est donc fondamentalement
privation de signification ; b) parce que la mort insignifiante est,
contradictoirement, la condition de l'apparition d'une signification humaine
nécessairement instable, fragile et en devenir. Cela veut dire qu'il faut
« séjourner » dans la présence destructrice de la mort, dans ce qu'il
appelle sa négativité pour atteindre la véritable liberté. Pour cela il faut
éviter deux postures : celle du suicidaire qui veut mourir mais qui, ce
faisant, ne la rencontre pas parce que quand il est vivant, il ne la connaît
pas, et quand il est mort, il ne peut plus la vivre ; celle du religieux
qui désire accéder, par le travail de l'âme, à un monde parfait, éternel et
immuable, duquel la mort serait bannie. Pour séjourner dans la présence de la
mort, il faut d'abord reconnaître cette présence et reconnaître qu'elle est
contradictoirement la destruction qu'il faut avoir la force de maintenir en soi
pour continuer d'être vivant. « Une chose n'est vivante que pour autant
qu'elle contient en elle la contradiction. » La frayeur, l'angoisse ou le
tremblement devant la mort est donc une expérience fondatrice et le
commencement de la sagesse. Celui qui ne craint pas la mort (le héros), celui
qui la méprise (le sage), celui qui la veut trop immédiatement sont dans la plus grave illusion. Mais de cette crainte, il
faut faire une œuvre dit Hegel qui ne s'émancipe pas de la mort mais qui
continue de la soutenir en son sein afin de ne jamais se croire immortelle mais
bien au contraire d'aviver la conscience de la mort. Si la plupart des hommes
refusent de voir la mort, la philosophie (mais aussi l'art) est justement là
pour nous la faire voir, non pas pour nous terroriser ou nous horrifier mais
pour nous effrayer, c'est-à-dire pour engager la peur de la mort dans une
opération de formation, de construction et de ce que l'on appellerait en un
vocabulaire psychanalytique de sublimation. L'horreur est recul et
pétrification devant la mort ; la frayeur est confrontation et médiation. C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre que Hegel construit une philosophie du désir qui ménage un chemin (une odyssée), de ses formes les plus primaires aux formes les plus spirituelles et les plus libres. Qu'est-ce que désirer, en effet ? En quoi le désir est-il une confrontation avec la mort ? Désirer, c'est sentir en soi un manque, une béance, c'est-à-dire une négation ou un néant. Strictement, le désir est donc la présence de la mort qui travaille en nous et cette béance doit être comblée pour que nous puissions continuer de vivre. Si le désir est seulement désir d'un objet à consommer, alors il revient toujours parce que la consommation détruit l'objet désiré et consommé. Voilà pourquoi, selon Hegel, le désir de l'objet doit être relayé par le désir de l'autre qui est un autre désir. Le désir de désir, c'est d'abord l'amour. Or, dit Hegel, la conscience amoureuse est, elle aussi, tremblante car les amoureux craignent toujours obscurément l'arrêt de leur amour par la disparition de l'un ou l'autre des amants. Le désir de l'autre doit alors se muer en désir d'enfant à faire naître et à élever. Hegel remarque la joie que nous avons à élever nos enfants, mais il remarque aussi que cette joie est nécessairement grave du fait de la conscience qui est celle de chaque parent, conscience que voir grandir et progresser son enfant, c'est voir sa propre mort, c'est envisager le moment où l'enfant devenu libre et autonome n'aura plus besoin de nous et qu'il ne nous restera plus qu'à mourir. Et puis, cet enfant mourra après avoir engendré d'autres enfants qui mourront, etc. Le désir d'enfant doit donc lui aussi être relayé, dépassé et conservé, par ces autres formes plus pérennes de désir qui sont des formes collectives, historiques et culturelles : désir politique, désir artistique et désir philosophique. On comprend bien alors le sens de la dernière formule de la Phénoménologie de l'esprit qui dit que : L'histoire conceptuellement
pensée est le souvenir et le calvaire de l'esprit, l'effectivité, la vérité et
la certitude de son trône, sans lequel il serait une solitude sans vie ;
c'est – c'est du
calice du royaume des esprits qu'écume jusqu'à lui sa propre infinité[9] Hegel croit au triomphe et
au progrès de l'esprit, mais comme l'esprit vit de la mort des moments
douloureux qui lui ont permis d'advenir et qui continuent de vivre en lui et de
manifester leur présence (l'écume), sa liberté n'est jamais assurée ou stable.
La vraie mort de l'esprit, c'est de se croire libéré de la mort dans une
transcendance qui se pense illusoirement pure et intacte. Hegel est à mon sens
le plus grand philosophe de la mort parce que toute sa philosophie est
entièrement une méditation de la mort qui nous indique au moins quatre
thèses : 1) que la pensée la plus
abstraite est toujours articulée sur les désirs du corps et toujours menacée
par la mort du corps ; 2) qu'il faut donc penser
à la mort même là où l'on ne croit pas qu'elle est ; 3) qu'il faut prendre au
sérieux son effroi qui vient de la conscience que le non-sens et la contingence
sont bel et bien au fond de nos vies ; 4) que ce non-sens est le principe négatif mais constituant ou constitutif d'une liberté qui n'existerait pas si nous n'étions pas mortels et si nous n'étions pas extrêmement conscients de l'être. Les animaux sont mortels, mais ils ne le savent pas ; nous, nous le savons, et nous devons faire un double effort pour ne pas l'oublier et pour sortir de l'horreur de la mort afin de faire de sa crainte la condition négative de la liberté. En ce sens la position de Hegel prend le contre-pied de celle de Spinoza (Hegel dirait que la liberté selon Spinoza est une liberté « d'entêté ») qui disait : « Un homme libre ne pense à aucune chose moins qu'à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie. » Elle est par contre conforme à celle de Maurice Blanchot, que je ferai mienne : Dès qu'il se rassemble tout entier sur lui-même dans la certitude de sa condition mortelle, c'est alors que le souci de l'homme est de rendre la mort possible. Il ne lui suffit pas d'être mortel, il comprend qu'il doit le devenir, qu'il doit être deux fois mortel, souverainement, extrêmement mortel. C'est là sa vocation humaine. La mort, dans l'horizon humain, n'est pas ce qui est donné, elle est ce qui est à faire : une tâche, ce dont nous emparons activement, ce qui devient la source de notre activité et de notre maîtrise. L'homme meurt, cela n'est rien, mais l'homme est à partir de sa mort, il se lie fortement à sa mort, par un lien dont il est juge, il fait sa mort, il se fait mortel et, par là, se donne le pouvoir de faire et donne à ce qu'il fait son sens et sa vérité. (L'Espace littéraire, Gallimard, 1955, p. 115) Ce texte fait fonctionner
sur l'analyse de la mort en première personne la thèse paradoxale selon
laquelle il y a un lien conceptuel fort entre la mort et la liberté. Je voudrais
la faire fonctionner désormais sur l'analyse de la mort en première personne
puis sur l'analyse de la mort en deuxième personne, ce qui va occuper le
dernier moment de mon intervention. II - La mort propre, la
mort du proche et la conscience endeuillée 1) La mort propre.La mort en première
personne est l'inverse de la mort en général. Car c'est la mienne ;
celle qui m'effraie, celle au seuil de laquelle je serai irrémédiablement
seul ; celle qui est d'une telle subjectivité que je la trouve quasiment
incommunicable ; celle à laquelle je pense de temps en temps pour me dire
que j'ai un laps de temps limité et qu'il faut dans cet intervalle qui m'est
dévolu « explorer tout le champ du possible », comme le dit Pindare,
c'est-à-dire déployer autant que je peux ma liberté et ma créativité. Mors certa, hora incerta :
l'adage romain dit à la fois l'inquiétude désespérante, l'angoisse de la fin
inéluctable mais aussi l'espoir de faire et de penser dans un avenir
paradoxalement ouvert au sein d'une irrémissible clôture. Si j'étais
immortel, je ne ferais plus rien car plus rien n'aurait d'importance et tout
serait indifférent dans la mesure où tout arriverait ou serait déjà arrivé
comme dans la superbe nouvelle de Jorge Luis Borges intitulée L'Immortel : Exercée par un entraînement séculaire, la république des Immortels était parvenue à une certaine perfection de tolérance et presque de dédain. Elle savait qu'en un temps infini, toute chose arrive à tout homme. Par ses vertus passées ou futures, tout homme mérite toute bonté ; mais également toute trahison par ses infamies du passé et de l'avenir. Ainsi dans les jeux de hasard, les nombres pairs et impairs tendent à s'équilibrer ; ainsi s'annulent l'astuce et la bêtise […]. J'en connais qui faisaient le mal pour que le bien en résulte dans les siècles à venir ou pour qu'il en soit résulté dans les siècles passés… À cette lumière, tous nos actes sont justes, mais ils sont indifférents. Il n'y a pas de mérites moraux ou intellectuels. Homère composa L'Odyssée ; […] l'impossible était de ne pas composer, au moins une fois, L'Odyssée. Personne n'est quelqu'un, un seul homme immortel est tous les hommes. […] Je suis dieu, je suis héros, je suis philosophe, je suis démon et je suis monde, ce qui est une manière fatigante de dire que je ne suis pas[10]. Ce magnifique texte nous
propose une expérience de pensée qui nous permet d'établir (par l'inversion
qu'elle opère) que ma mort est la condition de possibilité de ma liberté,
c'est-à-dire de la valeur et de la signification de mon existence singulière et
irremplaçable. Bien avant Blanchot et Hegel, Montaigne le pensait déjà quand il
recommandait de penser souvent à sa propre mort : « La préméditation
de la mort est préméditation de la liberté. Qui a appris à mourir, il a désappris
à servir. […] Qui apprendrait les hommes à mourir, leur apprendrait à vivre[11]. » La mort, comme la
vie d'ailleurs, n'a initialement pas de valeur : elle n'est ni un bien
parce qu'elle est « bout » et non un « but », ni un mal
puisqu'il « n'y a rien de mal en la vie pour celui qui a bien compris que
la privation de la vie n'est pas mal ». Sans valeur, la mort est pourtant la condition de la valeur. Et cette
valeur ne possède plus rien d'absolu comme le pensent les religions ou la
métaphysique traditionnelle d'origine platonicienne. Depuis le début, j'ai
essayé d'établir que la mort est, dans le même temps, le principe de notre
existence humaine et le principe d'affolement, c'est-à-dire de contestation du
sens de l'existence humaine. Cela veut dire que le sens de notre existence
n'est pas le dépassement ou l'abolition du non-sens de la mort, mais que ce
sens en est simplement le déplacement. Et par déplacement, j'entend que
le sens (nécessairement vulnérable) est tissé de non-sens et qu'il est un
constant et difficile effort, non pour sortir victorieusement du non-sens, mais
pour en assumer sa présence irrémédiable dans ces fragiles constellations que
seraient nos actes, nos œuvres et nos vies. C'est cette logique que je voudrais
montrer à l'œuvre dans l'analyse de la conscience endeuillée. 2) La mort de l'autre et la conscience endeuilléeSelon Jankélévitch, la
mort en deuxième personne qui est celle de la personne proche, s'intercale
entre la mort en troisième et la mort en première personne. Elle se poste donc
entre la généralité de la notion de mort et l'intimité de la mort propre et
elle accomplit avec le plus de véhémence, à la fois le paradoxe de la mort
comme banale et intolérable, et la logique que je viens de rappeler, parce que
la mort du proche est celle qui est vécue comme la plus inexplicable, celle qui
ne semble ouvrir sur aucune positivité et qui apparaît donc comme la plus
scandaleuse. Je voudrais, ici encore, partir des textes de
Montaigne qui a aussi expérimenté et médité le deuil dans le chapitre des Essais
consacré à l'amitié. (Remarque de méthode : le propre d'un grand
écrivain et d'un grand philosophe, c'est qu'il décrit la même réalité que celle
que nous expérimentons tous, mais il le fait avec une précision, une
stylisation et une épuration par lesquels notre expérience ordinaire est rendue
beaucoup plus claire que quand nous la vivons et la pensons nous-mêmes. Car,
comme le dit Heidegger « le chemin des choses proches, pour nous autres
hommes, est de tout temps le plus long, et pour cette raison le plus difficile[12]. ») En évoquant la mort de son ami Étienne de la Boétie en mars 1563, Montaigne écrit : Depuis le jour que je le perdis, je ne fais que me traîner languissant ; et les plaisirs mêmes qui s'offrent à moi, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de sa perte. Nous étions à moitié de tout ; il me semble que je lui dérobe sa part. J'étais déjà si fait et accoutumé à être deuxième partout, qu'il me semble n'être plus qu'à demi. Il n'est action ou imagination où je ne le trouve à dire, comme si eût-il bien fait à moi. Car, de même qu'il me surpassait d'une distance infinie en toute autre suffisance et vertu, aussi faisait-il au devoir de l'amitié[13]. On trouve ici décrits tous
les éléments constitutifs du deuil. Notons-les rapidement : a) La brisure de la vie et discontinuité de son cours. Il y a donc un avant
et un après la perte d'un ami, d'un père ou d'une mère, d'un enfant encore
plus. Rien ne sera comme avant, c'est-à-dire que la vie qui s'annonce sera
continuellement colorée de l'absence. b) Le texte dit non seulement le clivage de la vie mais le clivage de soi.
Ce clivage renforce la réflexivité qui se trouve en chacun et que les Essais déploient, densifient et théorisent
constamment. Le deuil est nécessairement une expérience douloureuse qui met en
marche la pensée de soi et du monde, une expérience philosophique si l'on peut
dire qui semble produire une sorte de cogito
de l'endeuillé. c) Ce cogito est négatif et il
est le contraire de la prise de conscience d'une existence totale et assurée de
soi. Au contraire, le moi prend conscience de lui-même sur le mode de l'amputation :
« il me semble qu'une part de moi me manque » (« je ne suis qu'à
demi »). L'expérience du deuil est donc celle d'une perte
irrémédiable : de celui qui est mort, de la vie que j'ai partagée avec
lui, d'une part de moi-même. d) Cette perte, qui donne un
sentiment de solitude, de retrait, d'abandon et un désintérêt pour le monde
extérieur, s'approfondit au contact des événements de la vie quotidienne. Cela
semble indiquer que la vie de l'endeuillé se réoriente
complètement et que, si une cicatrisation est possible, la cicatrice, elle,
demeure ineffaçable. Cette réorientation de la temporalité se fait au profit du
passé qui se trouve éminemment valorisé. La remémoration et la commémoration
sont à la fois de fait et de droit. Non seulement, l'endeuillé ne peut pas
oublier, mais il ne faut pas qu'il oublie. e) On voit alors que la conscience endeuillée est fondamentalement mue par
le sentiment de l'injustice et de la culpabilité (« il me semble que je
lui dérobe sa part »). Ce double sentiment induit une survalorisation de
la personne du mort (« il me surpassait d'une distance infinie ») et
une dépréciation extrême de celle de l'endeuillé. Non
seulement celui qui reste envisage sa propre mort (« comme si eût-il bien
fait à moi »), mais il se pense à partir d'un manque que l'on peut appeler
maintenant ontologique parce qu'il ne porte pas seulement sur une partie de soi
comme on l'a vu, mais sur son être même. Voilà pourquoi, il existe une
solidarité forte entre le deuil et la mélancolie dont Montaigne disait être
atteint et que Freud a analysée dans « Deuil et Mélancolie », l'une
des études regroupées en 1915 sous le titre de Métapsychologie. À partir de cette
phénoménologie du deuil, Montaigne met en œuvre les moyens d'en sortir en
luttant contre les aspects morbides, funèbres et dramatiques de la mort. Il ne
s'agit pas de la mépriser et, en ce qui concerne l'âme, de la dompter (III, IV,
p. 836). Il s'agit au contraire de l'apprivoiser et, pour l'âme encore une
fois, de l'habituer par « excercitation »,
c'est-à-dire de la changer sans la brusquer. Le deuil se passera d'ailleurs
d'autant mieux qu'il sera préparé par la « parfaite et entière
communication » que nous avons eue avec celui qui a disparu. Alors, le
mort pourra vivre dans la pensée et acquerra grâce à nous comme un tombeau ou
plutôt un cénotaphe : une sauvegarde contre l'anéantissement complet,
c'est-à-dire contre l'oubli. « Il se loge encore chez moi si entier et si
vif que je ne le puis croire ni si lourdement enterré, ni si entièrement
éloigné de notre commerce. » (lettre à M. de Mesmes, 30 avril 1570). « Séparés, on est
ensemble » (« Le nénuphar blanc »), comme dira Mallarmé, auteur
de Tombeaux poétiques et qui prendra soin, comme Montaigne, de ne pas
« calomnier [c'est son mot] la mort », de ne pas la rendre plus
funèbre qu'elle n'est. Se faire le logis de l'autre, c'est continuer l'œuvre
accomplie, et c'est faire entrer le mort dans l'œuvre à faire. Tout le monde
n'écrit pas les Essais bien sûr, mais tout le monde se définit par son
œuvre, si modeste soit-elle, et tout le monde continue l'œuvre du disparu, même
si cette œuvre ne consiste qu'en une simple relation que nous avons construite
avec lui. Dans le même temps, précise Montaigne, il faut alanguir la pensée du
défunt. Je fus autrefois touché par un puissant déplaisir, selon ma complexion, et encore plus juste que puissant : je m'y fusse perdu à l'aventure si je m'en fusse simplement fié à mes forces. Ayant besoin d'une véhémente diversion pour m'en distraire, je me fis, par art, amoureux, et par étude, à quoi l'âge m'aidait. L'amour me soulagea et retira du mal qui m'était causé par l'amitié. Par tout ailleurs de même : une aigre imagination me tient ; je trouve plus court, que la dompter, la changer ; je lui en substitue, si je puis dire une contraire, au moins une autre. Toujours la variation soulage, dissout et dissipe. Si je ne puis la combattre, je lui échappe, et en la fuyant je fourvoie, je ruse : muant de lieu, d'occupation, de compagnie, je me sauve dans la presse d'autres amusements et pensées, où elle perd ma trace et m'égare. (III, IV, pp. 835-836) Admirable courage qui
consiste à pratiquer, lucidement cette fois, le divertissement qui
deviendra pascalien par la substitution de pensées autres, multiples et
variées ; par une pratique rusée de la dissociation et de la séparation
qui est bien ce que Freud appellera le « travail du deuil ». Qui dit
travail dit temps et processus, efforts, exercice, mise en œuvre de certaines
opérations, pensée projective d'une finalité et d'une réussite dans le futur.
Sans doute le deuil ne passe-t-il jamais tout à fait,
mais le pire serait l'indéfini ressassement et dramatisation de la disparition
dans une sorte de complaisance à la douleur et à la plainte qui entretient la
souffrance et, à la fin carrément, la crée. Comme chez ces comédiens (dont
parle Quintilien, auquel se réfère Montaigne) qui étaient « si fort engagés
dans un rôle de deuil qu'ils en pleuraient encore au logis […] avec une pâleur
de visage et un port d'homme vraiment accablé de douleur » (III, IV, p.
838). Ainsi, par exercice et continûment, la douleur de la mort de l'autre se
mue en peine et la peine, progressivement, invite en son sein le plaisir de ce
que Montaigne appelle « la douce consolation » (II, VIII, pp.
395-396) d'avoir vécu des moments heureux et « de parfaite
communication ». Ce plaisir dans la douleur est d'ailleurs une loi de la
vie humaine, car s'il y a toujours quelque douleur ou quelque « incommodité »
(p. 673) dans le plaisir, il y a aussi « quelque volupté à pleurer »
(Sénèque cité p. 674). Parce que « nous ne goûtons rien de
pur », la douleur du deuil peut donc très bien engendrer, au contact des
autres pensées infiniment variées, la douceur et « l'honneur » du
regret ainsi que de continuer de vivre et de créer. Conclusion « Nul n'est mal
longtemps qu'à sa faute » dit Montaigne (I, 14, p. 67). La formule
n'exprime pas tellement un cruel appel à la responsabilité de celui qui se
plaint et ne surmonte pas le mal (qu'il soit celui du deuil ou d'autre chose)
qui le ronge. La formule dit plutôt la possibilité toujours ouverte de sa
sortie c'est-à-dire de son terme et même de son accomplissement par
l'apprentissage de la séparation. Or cet apprentissage de la séparation est lui
aussi une loi de la vie humaine, de l'enfance jusqu'à la mort. De l'enfance
jusqu'à la mort, nous faisons un nombre incalculable de morts et de pertes, car
vivre, c'est continuellement et ordinairement faire le deuil de quelque
chose : du ventre et du sein maternels, de la protection de son père, de
son enfance, de son passé, de sa jeunesse, de ses idéaux, de ses possibles,
etc. Par un étonnant raccourci
temporel, la formule « nul n'est mal longtemps qu'à sa faute »
pourrait ainsi nous indiquer ce que Freud nous a appris trois cent-cinquante ans après, à savoir que, quand le deuil est
pathologique, c'est-à-dire interminable ou engendrant des maladies, lui qui
n'est pas une maladie (Freud le dit bien), il faut chercher ce que la
personne a perdu derrière la personne qu'elle a perdue[14]. Premièrement, le deuil
n'est pas une mélancolie, mais, deuxièmement, la mélancolie « qui emprunte
une partie de ses caractères au deuil » (Freud, p. 160) et qui est
une maladie du narcissisme, peut se révéler et croître à l'occasion du deuil.
Le médecin sera évidemment attentif à cette double thèse. Mais, paradoxalement,
dans notre société de part en part médicalisée où des « cellules
psychologiques » se mettent volontiers en place, ses efforts seront
sûrement les plus grands pour montrer à la personne endeuillée le bien-fondé de
la première (le deuil n'est pas une maladie). Il lui faudra montrer qu'il y a
sûrement une perte plus grande et plus funeste que la perte de l'autre,
c'est la perte de soi-même dans des conflits intrapsychiques qui empêchent
justement de vivre, de créer et de conférer à la négativité de la mort de
l'autre la positivité de notre présence au monde et aux autres. Car rendre
« la mort capable », comme dit Maurice Blanchot, tel est sans aucun
doute le difficile métier de l'homme. Épilogue Ces deux images sont les
deux versions d'un même tableau que Nicolas Poussin a peintes vers 1630 et vers
1636 alors qu'il est arrivé à Rome depuis 1624 ou 1625. Ces deux tableaux se
nomment Et in Arcadia ego qui est la formule
gravée sur les deux tombeaux que nous y voyons : « Et moi aussi je
suis en Arcadie. » L'Arcadie est un pays imaginaire et utopique où règne
une parfaite et définitive félicité.
La
première version est sombre et dramatique. Les bergers viennent d'un vif
mouvement de la gauche. Ils sont surpris par la rencontre d'une tombe. Un
berger est penché, le visage caché, dans une attitude de profonde affliction.
Le tombeau est violemment renversé. Sur lui enfin, se trouve un petit crâne
humain qui achève de dramatiser une scène qui est un traditionnel Memento mori, la formule qui
signifie « Souviens-toi de la mort » et de ta propre « dénéantise », toi qui cherches la plupart du temps à
« ne point y penser » : n'oublie pas que derrière la beauté du monde
et de ses plaisirs se trouve le « hantement de
la mort », sa présence souterraine qui peut émerger soudainement par ta
mort mais surtout par la mort de l'autre.
La
seconde version, qui se trouve aujourd'hui au Louvre, montre un radical
changement de perspective. L'élément moralisateur et l'élément dramatique ont
disparu. Les quatre Arcadiens ne sont plus jetés contre la tombe. Ils sont
répartis calmement et symétriquement autour d'elle. « Ils ne sont plus
arrêtés dans leur marche à l'improviste par un spectacle terrifiant ; ils
sont absorbés dans une calme discussion, une contemplation pensive[15]. » Recueillement,
méditation, tranquillité et sérénité. Le tombeau n'est plus déséquilibré et
peint en raccourci. Il n'est plus orné. Il est peint dans le plan même du
tableau sous la forme d'un simple « calme bloc ici-bas chu d'un désastre
obscur » pour utiliser un vers de Mallarmé méditant sur la tombeau d'Edgar
Poe à Baltimore. Plus de crâne enfin qui vienne calomnier la mort en lui
donnant un aspect atroce. Le tableau est la mise en scène non d'une menace qui
viendra quand viendra l'heure de la mort, mais d'une « douce
nostalgie » du passé. Il n'y a pas ici une dramatique rencontre avec la
Mort, mais une méditation sur la « mortalité ». Penser au mort qui est enseveli là,
c'est penser à un passé heureux et c'est penser au fait qu'un jour nous
disparaîtrons aussi et que d'autres viendront se recueillir tranquillement sur
cette tombe qui n'a finalement rien de tragique. Qui parle dans la formule Et
in Arcadia ego ? - La Mort, qui dit de façon tragique que « même en Arcadie, moi la Mort, j'existe ». - La tombe elle-même, qui dit plus doucement que, même en Arcadie, on peut la rencontrer parce que la condition humaine s'identifie à la mortalité. - Le mort, qui dit qu'il a vécu en Arcadie et
que désormais son bonheur ou ses plaisirs se sont enfuis. Ce mort d'ailleurs,
il apparaît sous la forme affreuse d'une partie de sa dépouille (son crâne),
mais il est aussi et encore cette personne à laquelle on peut désormais penser
sur le mode du souvenir, de la remémoration comme de la commémoration. Cette
dernière possibilité substitue ainsi au caractère menaçant de la rencontre
présente du cadavre d'autrui, au caractère inquiétant de la mort à venir, la
paisible mémoire du mort fixée pour longtemps dans le passé. La co-présence
dans le tableau des trois interprétations amène alors à une image de la mort elle-même et
de la mort de l'autre qui s'émancipe de son aspect tragique pour accéder à
sorte de paix intérieure. Le mouvement qui va de la première à la
seconde version du tableau de Poussin n'est-il pas alors celui du deuil
lui-même ? N'est-il pas ce mouvement qui nous mène d'une lente sortie de
la sidération, de la douleur, du chagrin et de la peine vers l'ouverture plus
lumineuse à une sérénité qui nous permet de penser au passé tout en nous
projetant dans l'avenir à faire parce que le passé justement est passé ? Pierre-Henry Frangne [1] Vladimir Jankélévitch, La Mort, Champs-Flammarion, 1977, p. 7. [2] Vladimir Jankélévitch, La Mort, p. 16. [3] Maxime 26. [4] Ph. Ariès, Essais sur la mort en Occident, Le Seuil, 1975. [5] Nietzsche écrit: « Pourquoi souffrir ? L'homme, le plus vaillant, le plus apte à la souffrance de tous les animaux, ne rejette pas la souffrance en soi : il la cherche même, pourvu qu'on lui montre la raison d'être, le pourquoi de cette souffrance. Le non-sens de la douleur, et non la douleur elle-même est la malédiction qui a jusqu'à présent pesé sur l'humanité, — or l'idéal ascétique lui donnait un sens! », La Généalogie de la morale, Gallimard, 1964, p. 245. [6] La Fontaine, Le Laboureur et ses enfants. [7] Pour nous la pire des morts est celle qui vient après une longue et douloureuse agonie : nous préférons la mort subite. Au Moyen Âge, c'était l'inverse. [8] Jean-Luc Nancy, Hegel, l'inquiétude
du négatif, Hachette 1997, p. 6. [9] GWF Hegel, La Phénoménologie de l'esprit, Aubier, 1941, tome 2, p. 313. [10] J. L. Borges, L'Immortel, in L'Aleph, trad. Roger Caillois, Gallimard, 1967, pp. 29-30. [11] Michel de Montaigne, Les Essais, Livre I, chap. XX « Que philosopher c'est apprendre à mourir », PUF, t. 1, p. 87 et p. 90. [12] Martin Heidegger, Le Principe de raison, Gallimard, p. 47. [13] Michel de Montaigne, Essais, Livre I, chap. XXVIII « De l'amitié », PUF, t. 1, p. 193. [14] Sigmund Freud, Deuil et mélancolie, Gallimard, coll. Idées, p. 151. [15] Erwin Panofsky, L'Œuvre d'art et ses significations, « Et in Arcadia ego. Poussin et la tradition élégiaque », Gallimard, 1969, p. 295. RETOURNER à la chronique de Pierre-Henry Frangne |