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Pierre-Henry Frangne. La qualité de vie.

Pierre-Henry Frangne est Professeur de philosophie à l'université de Rennes 2 (UFR Arts, Lettres et Communication), membre du comité pédagogique du DIU « Soins palliatifs et accompagnement », université Rennes 1 et CHU de Rennes.

Ce texte est celui d'une conférence donnée le mardi 3 février 2015 à la huitième journée régionale du Réseau Breizh Paralysie Cérébrale. Cette journée de recherche et de formation médicales tenue à Lorient visait à étudier la notion de qualité de vie et ses implications dans le soin en général et dans celui de la paralysie cérébrale en particulier. Pluridisciplinaire en son principe, elle réunissait des médecins de plusieurs spécialités, des épidémiologistes, des psychologues, des ergothérapeutes et des associations de malades.

© Pierre-Henry Frangne.

Mis en ligne le 11 février 2015.


La qualité de vie : une approche philosophique

« Pour moy donc, j'ayme la vie et la cultive… »

Montaigne[1]

Mon exposé va tenter de replacer la notion de qualité de vie dans l'histoire de notre culture et, spécialement, dans celle de notre philosophie qui, depuis ses origines, a essayé de penser la qualité de vie sous d'autres noms. L'idée que je voudrais défendre est celle de l'aspect nécessaire de la notion de qualité de vie alors même que celle-ci ne saurait s'éclaircir véritablement cÔest-à-dire conceptuellement. La détermination de la qualité de vie ne peut donc être qu'un processus singulier c'est-à-dire fragile et mouvant reposant moins sur une éthique déontique que sur une éthique conséquentialiste. L'éthique déontique (to deon, le devoir) repose sur l'exigence inconditionnelle et rationnelle d'un devoir qui absolutise, soit la revendication de la liberté du sujet — comme si une liberté finie n'était pas toujours en situation —, soit le caractère sacré de la vie. L'éthique conséquentialiste (ou téléologique) insiste sur les effets attendus de tel ou tel choix pris dans la singularité du cas et de sa situation, pris aussi dans l'épaisseur affective ou psychologique de ce cas. L'exigence de la qualité de vie et la détermination de ce qu'elle est, se trouvent prises dans la tâche difficile de déterminer la vie la meilleure et la plus digne possible mais « sans qu'une prescription précise soit disponible[2] » a priori.

1) L'émergence d'une notion récente et globalisante

La notion de qualité de vie est apparue dans les années 1970 à peu près en même temps que la bio-éthique, c'est-à-dire en un temps de prise de conscience accrue de la puissance technique de la médecine moderne. Avec tous ses instruments d'investigation et de réparation de plus en plus performants et invasifs, la médecine (la biomédecine solidaire de la biologie et de la biochimie) a été pensée comme dangereuse pour le respect de la dignité et de la liberté de la personne humaine prise dans mouvement de chosification et d'objectivisation du malade, de la maladie et des soins. Le danger a été d'autant plus évident que la société contemporaine a progressivement instauré la vie humaine comme une vie de part en part médicalisée, de la naissance — et même de la conception (imagerie, dépistage anténatal) —, jusqu'à la mort (on meurt à l'hôpital). Cette médicalisation est si forte qu'elle modifie les éléments fondamentaux de la vie humaine que sont la sexualité, la reproduction, les liens de parenté : grâce à la contraception, on peut avoir une sexualité sans procréation ; grâce à la procréation médicalement assistée on peut procréer sans sexualité, ou être père ou mère sans être père ou mère biologique ; la stérilité est pensée comme une maladie qui doit recevoir un traitement médical ; la grossesse n'est pas loin de devenir une maladie tant elle est prise en charge médicalement ; la vie entière devient même comme une maladie : maladie mortelle et sexuellement transmissible comme on le dit en plaisantant, mais en disant aussi quelque chose de vrai pour nous. Mais la médecine modifie aussi le statut de la personne humaine (cas de l'embryon, du comateux végétatif, du comateux dépassé), ainsi que le statut de la mort et du mort (de sa définition et de son « usage » par la greffe d'organe).

De façon plus globale encore, la notion de qualité de vie est apparue en un moment où la culture occidentale contemporaine s'est pensée comme un monde urbain, économique, social, politique et technique excessivement complexe et grandissant ayant tendance à submerger la personne humaine, à l'envelopper et à la déterminer dans des processus qui lui font violence en attentant à sa liberté et à son bien-être. C'est la raison pour laquelle le souci de la qualité de vie a émergé, au sein d'un vaste mouvement de progrès démocratique, à la fois dans le milieu médical, dans le milieu du travail et dans celui de l'environnement naturel et urbain. C'est aussi la raison pour laquelle ce souci concerne toutes les disciplines des sciences humaines et sociales : la sociologie, la psychologie, les sciences politiques, les sciences économiques, la philosophie et la médecine. Au sein de toutes ces disciplines, le souci de la qualité de vie se trouve commandé par le besoin d'une approche englobante ou totalisante ; une approche non technocratique, non quantitative, moins rationalisante de la vie humaine vue comme un tout d'une part et, d'autre part, un tout dont les aspects les plus affectifs et les plus subjectifs sont très prégnants.

2) Une nouvelle approche de la santé et de la maladie

Dans le champ de la santé, la préoccupation de la qualité de vie s'est trouvée d'autant plus exprimée et revendiquée que la médecine de la seconde moitié du XXe siècle a été le lieu de grands bouleversements épidémiologiques, épistémiques et éthiques[3] : la puissance médicale a permis de mieux lutter contre les maladies aiguës mortelles et a dû affronter l'augmentation des maladies chroniques, non mortelles, affectant les patients en des évolutions lentes et longues qui supposent la nécessaire adaptation du milieu humain, social et économique d'une part, la nécessité de viser moins la guérison que la rémission d'autre part. La maladie chronique (cardiovasculaire, métabolique, neurologique, virale comme le SIDA, mentale) souvent multifactorielle et s'étendant à toute la population, oblige à rendre plus floue (ou plus mobile) la frontière entre la santé et la maladie, entre le normal et le pathologique, entre le patient et le milieu médical lui-même puisque le patient devient de plus en plus co-responsable et, comme le dit Alain Leplège, « co-décideur[4] » de ses propres soins réclamant au minimum son consentement éclairé. Les progrès de la réanimation, de la médecine d'urgence et de la médecine réparatrice ont fait émerger un grand nombre de personnes handicapées, vieillissantes et dépendantes d'autrui pour les gestes de la vie quotidienne. Les progrès des traitements (mais aussi de la douleur par exemple), nous ont fait sortir de l'ancien monde au sein duquel valait le vieil adage « souffrir ou mourir » ainsi que la parole d'Épicure (IVe siècle avant JC) disant : « Les grandes souffrances te font périr en peu de temps et les souffrances chroniques ne sont pas grandes[5]. »

D'un côté, ces progrès ont obligé la société à s'interroger sur les limites de la réanimation et de l'obstination thérapeutique au regard de la vie présente et future, sur le sens et la valeur de cette vie. D'un autre côté, ces progrès l'ont obligée à considérer le handicap, la dépendance et même la maladie tout entière d'un autre point de vue : pensés négativement comme incapacités ou déficiences, le handicap, la dépendance physique et la maladie furent progressivement considérés positivement comme d'autres capacités au sein d'une vie ordinaire qui devait elle-même se transformer pour rendre possibles ces autres capacités. L'inadaptation passait alors de la personne de l'handicapé, à la société elle-même devant reconnaître, à cette personne, de nouveaux droits : droits à l'égalité, droit à la reconnaissance de la différence et de la compensation, droit à la reconnaissance de l'autonomie éthique et juridique des personnes handicapées ou tout à fait vulnérables[6].

On le voit, une nouvelle conception de la maladie et de la santé naît de ces transformations. Comme le dit le philosophe Georges Canguilhem en 1966 de la maladie au sens biologique du terme : « La maladie est une expérience d'innovation positive du vivant et non plus seulement un fait diminutif ou multiplicatif. Le contenu de l'état pathologique ne se laisse pas déduire […] du contenu de la santé : la maladie n'est pas une variation sur la dimension de la santé ; elle est une nouvelle dimension de la vie[7]. » Si la maladie du vivant est une nouvelle dimension de la vie — ce qui veut dire un nouvel ordre, une nouvelle qualité de la vie, une autre « nuance » de vie, que la vie invente et qui ne vient pas d'une simple variation quantitative (« diminutif ou multiplicatif ») —, alors la maladie humaine l'est plus encore, elle qui se développe dans un milieu social, créé et artificiel, où l'homme est considéré, non pas seulement comme un être devant s'adapter à son milieu, mais comme un être qui doit aussi créer son milieu et y instaurer de nouvelles normes de vie. À cet égard, Canguilhem rappelle que « valere qui a donné valeur signifie en latin se bien porter. La santé est [en conséquence] une façon d'aborder l'existence en se sentant non seulement possesseur ou porteur mais aussi au besoin créateur de valeur, instaurateur de normes vitales ». On comprend ainsi que la santé soit toujours, par définition, la bonne santé et qu'elle est, pour l'homme, « un sentiment d'assurance dans la vie qui ne lui assigne de lui-même aucune limite ». Comme sentiment d'une sorte de surabondance, la santé n'est pas le sentiment d'être normal, c'est celui d'être « plus que normal », c'est-à-dire normatif ou normateur.

3) À la recherche du complet bien-être

La santé est ainsi élargie aux dimensions sociales, politiques et éthiques de la vie humaine. Cette vie n'est pas seulement ou essentiellement une vie au sens biologique et végétatif du terme ; elle est une vie comme existence c'est-à-dire une vie proprement humaine, une vie consciente d'elle-même, une vie se créant librement elle-même et réfléchissant sur elle-même, sur sa nature, sur son sens et sur son but que les philosophes grecs depuis l'Antiquité — mais aussi tous les hommes d'aujourdÔhui — appellent la vie bonne ou le bonheur. La santé est la bonne santé ;  la vie est la vie bonne. D'un côté, la santé doit donc être envisagée positivement. Ce qui veut dire que, de même que la paix n'est pas l'absence de guerre (voir Spinoza, Traité politique, chap. VI[8]), de même la santé n'est pas l'absence de maladie, de déficience, d'incapacité ou de handicap. Elle est un sentiment total et nécessairement surabondant ou dynamique de bien-être dans toutes les dimensions physique, psychologique, sociale de ce sentiment. D'un autre côté, elle doit être comprise comme position de normes générales sur la nature et sur les finalités de la vie humaine, ce qui dépasse de très loin la seule préoccupation du soin et la seule sphère de la médecine. Ce sont ces deux côtés qui se trouvent réunis dans le Préambule à la Constitution de l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS), constitution adoptée par la Conférence internationale sur la Santé de New York (19-22 juin 1946, signée le 22 juillet 1946 par les représentants de soixante et un États et entrée en vigueur le 7 avril 1948) : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité. »

Bien consciente du fait que la santé engage la vie complète des personnes humaines dans sa totalité et dans la grande multiplicité de ses dimensions ou de ses significations (sociales, politiques, morales, psychologiques, économiques, environnementales, etc.), l'OMS précise en 1986 (première Conférence internationale pour la promotion de la santé, Ottawa, le 21 novembre 1986) : « La promotion de la santé a pour but de donner aux individus davantage de maîtrise de leur propre santé et davantage de moyens de l'améliorer. Pour parvenir à un état de complet bien-être physique, mental et social, l'individu, ou le groupe, doit pouvoir identifier et réaliser ses ambitions, satisfaire ses besoins et évoluer avec son milieu ou s'y adapter. La santé est donc perçue comme une ressource de la vie quotidienne, et non comme le but de la vie; c'est un concept positif mettant l'accent sur les ressources sociales et personnelles, et sur les capacités physiques. La promotion de la santé ne relève donc pas seulement du secteur de la santé : elle ne se borne pas seulement à préconiser l'adoption de modes de vie qui favorisent la bonne santé ; son ambition est le bien-être complet de l'individu. » Ces déclarations contiennent les idées suivantes. J'en dénombre au moins cinq.

a) La santé relève du bien-être comme un sentiment subjectif d'une personne ou d'un groupe de personnes. Ce faisant, ces déclarations font de la santé quelque chose qui dépasse la conception simplement négative de la maladie ainsi que sa conception simplement objective.

b) Le sentiment de la santé est nécessairement commandé chez les hommes par une réflexion sur le sens de l'existence qu'ils entendent mener, sur la détermination la plus claire possible du « but de la vie », c'est-à-dire de ce qu'est une vie souhaitable et qui doit être activement recherchée : une vie bonne comme je l'ai déjà dit, une vie bonne qui fait de la vie quelque chose qui n'est pas sacré ou qui n'a pas de valeur en soi. La valeur de la vie est celle que chacun lui donne ; ce dont chacun se sert ; ce que chacun en fait, et comme il l'entend. La santé est une ressource et le moyen ou l'instrument d'une « ambition » ; on pourrait mieux dire encore : d'un épanouissement.

c) Ces déclarations s'adossent à la longue tradition philosophique grecque d'une réflexion morale sur les significations de l'existence humaine et sur ses finalités (ce qui signifie que les Grecs ont inventé la notion de qualité de vie bien avant le XXe siècle). Elles héritent donc du concept de bonheur en le prolongeant si l'on veut, mais en lui substituant la notion voisine de « bien-être complet ». Elles sont conformes à la thèse que Pascal reprend d'Aristote, d'Épicure, des Stoïciens et, à l'époque contemporaine, de John Stuart Mill, à savoir que le bonheur est « la fin de nos actions[9] » et l'objet d'un désir universel : « Tous les hommes recherchent d'être heureux ; cela est sans exception ; quelques différents moyens qu'ils y emploient, ils tendent tous à ce but […]. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C'est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu'à ceux qui vont se pendre. » (fragment 425 L). En outre, le bonheur sous la forme du « bien-être complet » est le bien suprême, le seul bien recherché et réalisable pour lui-même et auprès duquel tous les autres biens (comme la santé) ne sont que des moyens : « Nous choisissons le bonheur toujours pour lui-même et jamais en vue d'une autre chose : au contraire, l'honneur, le plaisir, l'intelligence ou toute vertu quelconque, sont des biens que nous choisissons assurément pour eux-mêmes […], mais nous les choisissons aussi en vue du bonheur, car c'est par leur intermédiaire que nous pensons devenir heureux[10]. »

d) Pour l'eudémonisme occidental dans le sillage duquel notre contemporanéité se poste toujours, le bonheur possède encore deux déterminations importantes. La première est qu'il est un état relativement stable et qu'il dure : « il n'est pas l'Ïuvre d'une seule journée, ni d'un bref instant. » Aristote le dit d'une formule célèbre : « Une hirondelle ne fait pas le printemps[11]. » La seconde est que si la durée de vie est nécessaire au bonheur, la durée de vie n'est jamais un but en soi, ni un critère de ce que nous appelons aujourd'hui la qualité de la vie. La quantité de vie, la longue vie, n'est pas la garantie du bonheur ou de la qualité de vie car, comme l'énonce la sagesse grecque, et Sophocle aux derniers vers d'Îdipe-roi : « Gardons-nous d'appeler jamais un homme heureux, avant qu'il ait franchi le terme de sa vie sans avoir subi un chagrin. » Si « c'est seulement au moment de la mort que l'on peut, d'une manière assurée, qualifier un homme d'heureux », c'est parce qu'« il peut arriver à l'homme le plus prospère de tomber dans les plus grands malheurs au temps de sa vieillesse, comme la légende héroïque le raconte de Priam : quand on a éprouvé des fortunes pareilles aux siennes et qu'on a fini misérablement, personne ne vous qualifie d'heureux[12]. » La quantité de vie est nécessaire à sa qualité par sa durée et par sa stabilité qui permettent l'épanouissement d'une activité proprement humaine[13]. Si la quantité de vie est la condition de la qualité, elle ne peut pas pour autant en être la stricte mesure. En conséquence, la prolongation de la vie ne peut être une finalité pour tout un chacun (dont c'est le souhait) et plus spécialement pour la médecine (dont c'est la fonction) que dans la considération de la valeur et de la signification de la vie qui sera prolongée.

e) Pour la sagesse antique mais aussi pour l'utilitarisme moderne (J. S. Mill), le bonheur est lié au plaisir, au bien-être ou à l'absence de douleur. En outre, le plaisir, le bien-être et l'absence de douleur, quoique subjectifs, n'ont pas tous la même valeur. La raison en est que nos plaisirs sont ceux d'êtres humains qui ont des facultés propres comme l'intellect ou la raison, l'imagination et même un certain type de sensibilité. Le bonheur ou le bien-être complet n'est donc pas une simple satisfaction puisque la satisfaction est celle des désirs primaires et immédiats et que le bonheur prend en compte la satisfaction des désirs proprement humains impliquant une liaison avec la raison et pas seulement avec le corps, une liaison également avec les autres. C'est la raison pour laquelle, depuis l'Antiquité, la plupart des philosophes considèrent que tous les plaisirs ne se valent pas et que ceux qui valent le plus sont ceux qui sont spécifiques à notre humanité nous définissant comme des êtres politiques et pensants. Voilà pourquoi la recherche du bonheur est reliée à la sagesse dans la mesure où elle est la recherche de plaisirs mesurés c'est-à-dire tempérés, délimitant un art de vivre ou une prudence, et permettant une vie rationnelle, individuelle et collective. C'est la position d'Épicure qualifié de façon complètement fausse par la tradition de pourceau[14] ; c'est aussi la position de John Stuart Mill dont l'utilitarisme ne doit pas être considéré comme la légitimation idiote d'un égoïsme ou d'un hédonisme frustes. Il écrit : « Il est un fait indiscutable : ceux qui connaissent et apprécient deux sortes de manière de vivre donneront une préférence marquée à celle qui emploiera leurs facultés les plus élevées. Peu de créature humaines accepteraient d'être changées en animaux les plus bas si on leur promettait la complète jouissance des plaisirs des bêtes ; aucun homme intelligent ne consentirait à devenir imbécile, aucune personne instruite à devenir ignorante, aucune personne de cÏur à devenir égoïste et basse, même si on leur persuadait que l'imbécile, l'ignorant, l'égoïste sont plus satisfaits de leurs sorts qu'elles des leurs. Elles ne se résigneraient pas à abandonner ce qu'elles possèdent en plus de ces êtres pour la complète satisfaction de tous les désirs qu'elles ont en commun avec eux. […] Un être doué de facultés élevées demande plus pour être heureux, souffre probablement plus profondément, et, sur certains points, est sûrement plus accessible à la souffrance qu'un être d'un type inférieur. Mais, malgré tout, cet être ne pourra jamais réellement désirer tomber dans une existence inférieure. […] Il vaut mieux être un homme malheureux qu'un pourceau repu, être Socrate mécontent plutôt qu'un imbécile satisfait. Et si l'imbécile et le pourceau sont d'une opinion différente, c'est qu'ils ne connaissent qu'un côté de la question : le leur. L'autre partie, pour faire la comparaison, connaît les deux côtés[15]. »

Il découle de là que ce que nous appelons aujourdÔhui la santé visant l'idéal du bien-être complet dépend de ce que nous pensons être une vie proprement humaine : une vie plaisante, sans douleur, certes, mais où surtout s'épanouit pleinement (s'accomplit) « l'humaine condition » ou le métier d'homme.

Le texte de l'OMS (de 1986) que je commente comprend cependant une double limitation et une double distance par rapport à la tradition philosophique du bonheur telle que je viens de l'évoquer. Pour dire les bénéfices éthiques de l'attention à la qualité de vie du patient, je voudrais les expliciter.

4) Des limites du souci d'un bien-être complet aux bénéfices éthiques de l'attention à la qualité de vie

Premièrement, en mettant la santé sous l'horizon du « bien-être complet » c'est-à-dire d'une complète absence de douleur ou d'un plaisir et d'une satisfaction totaux, le texte demeure profondément indéterminé sur ce que peut être cette satisfaction totale. Cette indétermination est d'ailleurs aussi celle du bonheur que nous livre la philosophie. Dans la mesure où le bonheur et le bien-être complet supposent la satisfaction d'un certain nombre de désirs plus ou moins indéterminés, variés, hiérarchisés et variables selon les circonstances, ils ne peuvent pas être pensés autrement que comme un idéal confus de l'imagination et non comme un concept fiable. « L'homme, dit Kant, ne peut se faire un concept défini et sûr de cette somme de satisfaction à donner à toutes (les inclinations) qu'il nomme le bonheur[16]. » En conséquence : « Le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu'a tout homme d'arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept de bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c'est-à-dire qu'ils doivent être empruntés à l'expérience, et que cependant pour l'idée du bonheur un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire. Or il est impossible qu'un être fini, si perspicace et en même temps si puissant qu'on le suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu'il veut ici véritablement. […] Bref, il  est incapable de déterminer avec une entière certitude, [“identifier ses ambitions” comme dit le texte de l'OMS], d'après quelque principe, ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela il lui faudrait l'omniscience[17]. »

Deuxièmement, le texte de l'OMS souffre d'une autre limitation qui n'est plus celle de la tradition philosophique antique ou contemporaine. Car cette tradition fait reposer la nature du bonheur (et quoique sa nature demeure indéterminée) sur la nature de l'homme non pas comme un individu solitaire mais, comme le dit Aristote, comme « un être politique[18] » c'est-à-dire un être qui ne peut atteindre la plénitude de sa nature que dans la société et la somme des relations que cette société engendre. Le bonheur individuel et le bonheur collectif sont pensés ensemble. Or l'OMS définit la santé et le bien-être complet comme étant avant tout ceux d'abord de l'individu disposant de sa vie et de sa santé comme d'un moyen ou une ressource qui doivent être l'objet de sa « maîtrise ». Cette maîtrise se fait certes en société, mais elle est avant tout celle de l'individu dans le « contexte » de cette société envisagée comme un « environnement ». La pensée de l'OMS relèverait ainsi de ce que l'on appelle un individualisme puisque le concept qu'elle utilise pour définir la santé, le bien-être et la qualité de vie est celui de l'individu et non celui de la personne dont la nature est d'être faite ou tissée des relations réelles et symboliques avec autrui.

 

En tenant compte de tout ce qui précède, on pourrait désormais mieux évaluer les bénéfices philosophiques et éthiques de la notion de qualité de vie. En enracinant, d'une part, la notion de qualité de vie au plus profond de la philosophie morale qui s'est intéressée aux finalités de l'action humaine et au problème de ce qu'est une vie bonne, en tenant compte, d'autre part, de son aspect problématique, on peut comprendre plusieurs idées sur lesquelles je voudrais terminer. Quatre idées principales.

a) L'idée selon laquelle le souci de la qualité de vie repose sur la distinction entre la vie au sens biologique et la vie ou l'existence humaine qui réclame une réflexion sur sa nature et sur son sens ; sur qu'il convient ou sur ce qu'il est souhaitable de faire en son sein. Dans cette perspective, il est patent qu'assurer la qualité de vie de quelqu'un dépasse de très loin le fait de lui assurer l'absence de douleur. Cette dernière est la condition de la qualité de vie ; elle ne saurait s'y réduire.

b) L'idée selon laquelle la quantité de vie est tout à fait séparée de sa qualité et que cette quantité ne saurait être voulue pour elle-même ni augmentée en dehors de la considération de cette qualité. Cette indépendance de la qualité eu égard à sa quantité est tout à fait remarquable et importante aux deux bouts de l'existence humaine : avant la naissance où se trouve légitimée l'autorisation thérapeutique d'interruption volontaire de grossesse, aux premiers moments de la vie et des soins en néonatalogie, aux derniers moments de la vie humaine où les soins ne peuvent être que palliatifs et d'accompagnement et doivent refuser ce que la loi appelle « l'obstination déraisonnable », obstination qui est déraisonnable parce qu'elle se fait justement sans la considération de la qualité de vie et au nom de la seule et exclusive quantité. L'arrêt de la réanimation au début de la vie ou en son milieu trouve toujours sa justification au nom de la qualité de vie future.

c) L'idée selon laquelle le soin thérapeutique ne saurait se réduire à la seule exigence technique de l'efficacité ou de l'utilité médicales qui, prises en elles-mêmes, amènent inévitablement à une chosification du patient (à la réduction de celui-ci à un corps pathologique) d'une part, et à une instrumentalisation des équipes soignantes d'autre part (qui n'auraient pour seule utilité et fonction que de soigner). Dit autrement : le sens et la valeur de l'activité médicale ne relèvent pas seulement du cure (traiter, soigner, guérir quand on peut) mais du care (prendre soin, être attentif à l'autre) qui permet d'envisager le malade chronique, le vieillard, le handicapé, le patient en fin de vie, comme une personne humaine comprise dans le contexte de sa culture, de son système de valeurs, de ses relations avec les autres, de ses propres attentes et de ses propres inquiétudes[19]. L'éthique du care repose sur la nécessité « de l'écoute, de la relationalité et d'un sens de l'attention[20] ». La seule manière de faire du malade quelqu'un qui n'est pas seulement, ni essentiellement un cas, c'est de faire véritablement cas de lui. Faire cas, faire grand cas, c'est prendre en compte trois choses : la singularité de la personne qu'aucune règle ou aucun procédé (de pensée ou d'action) général ne viendrait réduire ; l'unité de la personne au moment où justement la maladie, le handicap ou la souffrance peuvent être interprétés comme ce qui divise et brise cette unité jusqu'à, parfois, la complète dissémination, c'est-à-dire la déréliction ; la présence de la personne, présence à la fois effective et affective, à elle-même et aux autres. Prendre soin de l'autre, c'est alors pratiquer la vertu de douceur comme « disposition à accueillir autrui comme quelqu'un à qui l'ont veut du bien[21] ». C'est pratiquer la vertu de sollicitude comme le mouvement par lequel celui qui prend soin se retranche de soi-même pour restituer à autrui sa présence à soi et sa liberté.

d) L'idée selon laquelle en conséquence la qualité de vie se doit de prendre en considération des aspects affectifs et subjectifs de la vie globale passée ou présente du patient et, quand c'est encore possible, de l'avis du patient que l'on écoute attentivement c'est-à-dire longtemps et sérieusement. Seul l'avis du malade est le principe de la décision médicale qui ne doit pas vouloir faire le bien du malade à sa place au nom d'une expertise ou d'une lucidité supérieures. Or demander l'avis et respecter cet avis ne peuvent se faire que dans la parole et le dialogue où s'exprimeront les sentiments et les volontés. C'est dans cette expression vivante que se trouve la fragile ou précaire détermination de la qualité de vie du malade et, en conséquence, l'impossibilité d'une échelle pertinente d'évaluation de la qualité de vie, malgré tous les efforts de la médecine ou de la psychologie. La prise en compte de la qualité de vie relève donc d'une appréhension globale, intuitive pour une grande part, fondée sur un dialogue en vérité avec le patient. Pour le redire avec Anne Fagot Largeault : « Cela veut dire, en pratique médicale, que tout malade sera d'abord présumé autonome et qu'on veillera à ne pas prendre à sa place les décisions le concernant qu'il est capable de prendre. Cela veut dire en politique de santé qu'on ne fera pas le “bien” des gens malgré eux et que les grandes orientations seront soumises au contrôle démocratique[22] ».

Pierre-Henry Frangne


Bibliographie sommaire

Bacro, Fabien (sous la dir.), La Qualité de vie, Rennes, PUR, 2014.

Brugère, Fabienne, L'Éthique du « care », Paris, PUF, 2011.

Fagot Largeault, Anne, « Réflexions sur la notion de qualité de vie » Décision thérapeutique et qualité de vie, R. Launois et F. Régnier éd., Paris, 1992, p. 83-100.

Leplège, Alain, La Mesure de la qualité de vie, Paris, PUF, 1999.

Lagrée, Jacqueline, Le Médecin, le malade et le philosophe, Paris, Bayard, janvier 2002.

Molinier, Pascale et allii, Qu'est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Payot et Rivages, 2009.

Revue Recherche en soins infirmiers, « La qualité de vie », n¡ 88, mars 2007.

Rizzo, L., Spitz, E, « Qualité de vie, santé et maladie », in Traité de psychologie de la santé (sous la dir. de G-N Fischer), Paris, Dunod, 2002.



[1] Michel de Montaigne, Les Essais, Livre III, chapitre 13 « De l'expérience », PUF, 1992, p. 1113.

[2] Fabienne Brugère, L'Éthique du « care », PUF, 2011, p. 36.

[3] Alain Leplège, « De la santé perceptuelle à la qualité de vie : évolution conceptuelle et enjeux épistémiques », dans Fabien Bacro (sous la dir.), La Qualité de vie. Approches psychologiques, PUR, 2014, p. 21.

[4] Alain Leplège, id.

[5] Épicure, Textes choisis, PUF, 1981, p. 139.

[6] Voir éve Gardien, « La loi de 2005 : un tournant politique majeur », dans la revue Place publique, numéro hors série Handicap et société, janvier 2015, pp. 4-7.

[7] Georges Canguilhem, Le Normal et le pathologique, PUF, 1966, p. 122. P. 134 pour les formules suivantes.

[8] B. Spinoza : « La paix ne consiste pas dans l'absence de guerre, mais dans l'union des âmes, c'est-à-dire dans la concorde ». Car « si la paix doit porter le nom de servitude, de barbarie et de solitude, il n'est rien moins pour les hommes de si lamentable que la paix. »

[9] Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 5, 1097b.

[10] Idem.

[11] Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 6, 1098a.

[12] Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 10, 1100a. Pour la formule précédente, I, 11, 1100a15.

[13] Pour Aristote, le bonheur consiste dans une certaine activité conforme à la nature rationnelle et politique de l'homme. « C'est donc à juste titre que nous n'appelons heureux ni un bÏuf, ni un cheval, ni aucun autre animal, car aucun d'eux n'est capable de participer à une activité de cet ordre. » I, 10, 1099b 30.

[14] Voir Horace, fin de la lettre IV à Tibulle : « Tu me trouveras gras, la peau soignée et bien brillante, et tu pourras te moquer de moi, vrai pourceau du troupeau d'Épicure. » Voir aussi le Sganarelle de Molière, Dom Juan, I, 1 : « […] je t'apprends que tu vois en Dom Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, en pourceau d'Épicure. »

[15] John Stuart Mill, L'Utilitarisme (1861), chapitre 2.

[16] Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mÏurs, Delagrave, 1978, p. 98

[17] Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mÏurs, op. cit., p. 131 et p. 132.

[18] Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 5, 1097b.

[19] Parler de la personne humaine dans le contexte de sa culture et de son système de valeur, c'est réintroduire l'individualisme que je critiquais tout à l'heure ; c'est, au fond, considérer la personne comme une chose dans son environnement ; c'est en faire une entité et comme une île dans la mer. La personne n'a pas de contexte ; elle est ce contexte et le mouvement par lequel elle le change et se change. La personne est en profonde interaction et réciprocité. Elle est de nature relationnelle ou dialogique ; et c'est pour cela qu'elle est devenir et liberté, c'est-à-dire mouvement et créativité.

[20] Fabienne Brugère, ibid., p. 11.

[21] Jacqueline de Romilly, La Douceur dans la pensée grecque, Les Belles Lettres, 1979, p. 1. Cité par Jacqueline Lagrée, Le Médecin, le malade et le philosophe,  Bayard, 2002, p. 198.

[22] A. Fagot Largeault, « Réflexions sur la notion de qualité de vie » Décision thérapeutique et qualité de vie, R.Launois et F.Régnier éd., Paris, 1992, p. 83-100.

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