RETOURNER à Études

 

Pierre-Henry Frangne. Le symbolisme, la philosophie et l'esthétique.

Pierre-Henry Frangne est professeur en philosophie de l'art à l'université de Rennes 2 (UFR Arts, Lettres et Communication). Sur ses activitˇs de recherche et ses publications, voir sa page personnelle sur le site de l'université de Rennes 2.

Ce texte est issu d'une intervention au colloque « L'esthˇtique en acte. IIe congr¸s de la Société des études romantiques et dix-neuviémistes, dirigé par Jean-Louis Cabanès, Gabrielle Chamarat, Brigitte Diaz, José-Luis Diaz, Gérard Gengembre et tenu à Paris X Nanterre les 26-28 mai 2005.

Mis en ligne le 21 avril 2013

© Pierre-Henry Frangne.


Le symbolisme, la philosophie et l'esthétique

« Je veux jouir par moi chaque nouvelle notion et non l'apprendre[1] »

Mon texte voudrait reprendre à nouveaux frais et radicalement, c'est-à-dire à la racine, la question principale de tous ceux qui s'intéressent au symbolisme[2]. La question est (elle était celle des critiques des années 1880, de Valéry en 1936 et elle est la nôtre désormais) : le symbolisme existe-t-il et sur quel mode ? Comment penser l'existence d'un mouvement qui emporte en son sein tous les arts (peinture, poésie, roman, théâtre, musique, etc.), des œuvres aux statuts si divers (artistique, journalistique, critique, théorique), des générations si nombreuses qui vont des artistes nés dans les années 1820 (Gustave Moreau, Puvis de Chavannes, Baudelaire), puis dans les années 1840 (Mallarmé, Gauguin, Redon, Verlaine, Huysmans), puis enfin dans les années 1860-70 (Maurice Denis, Émile Bernard, Debussy) ? Comment penser l'unité d'un mouvement ou plutôt d'un univers artistique dont la polymorphie et le flou contrastent singulièrement avec son nom en « isme » qui indique illusoirement une école, un corps de doctrine ou l'homogénéité d'un style ? Pour répondre, je voudrais enchaîner cinq ensembles de remarques dont le présupposé et le posé la fois coïncident avec l'idée selon laquelle l'unité et l'identité du symbolisme sont essentiellement philosophiques. Ces remarques porteront sur 1) la critique et l'esthétique en acte ; 2) le symbole ; 3) l'esthétisme et la philosophie ; 4) la négation à l'œuvre ; 5) les gestes philosophiques du symbolisme.

1) Critique et esthétique en acte

Notons d'abord que le symbolisme est moins un phénomène artistique qu'un effet d'interprétation critique apparu dans le discours des critiques d'art ou de littérature vers 1886. Par effet d'interprétation critique, je veux dire que le symbolisme a été constitué par la critique, par un discours descriptif, interprétatif et évaluatif qui chercha en aval de lui-même, rétroactivement donc et intellectuellement, sa propre confirmation. Ce faisant, le symbolisme consomme un vaste mouvement historique par lequel la critique n'est plus le fruit d'une « âme seconde » comme disait Sainte-Beuve, mais l'acte constitutif par lequel l'art s'engendre en se réfléchissant et en se faisant constamment « allégorique de lui-même ». Ce mouvement, Hegel en avait pris acte dès 1820 quand il constatait dans la littérature et la peinture romantique, cette « exigence de réflexion dans notre vie actuelle[3] » qui fait que nous avons besoin « de retenir des perspectives universelles » jusque dans l'art où pourtant les hommes demandent « plutôt une vie » qui agisse « de concert avec le cœur et la sensation ». « Notre époque n'est pas propice à l'art » dit Hegel, ou « l'art est et reste pour nous, quant à sa destination la plus haute, quelque chose de révolu », dans la mesure où il est relégué dans notre représentation critique et où il nous invite « à l'exercice de notre jugement » parce que lui-même et de manière irrémissible fait entrer la pensée en lui-même sur le mode du conflit, de la contradiction interne ou de l'auto-scission. Le symbolisme est, en tout point, conforme à l'analyse hégélienne puisqu'il est constitué par les textes critiques de Moréas, Aurier, Kahn et Gourmont entre autres et parce que, surtout, il les intériorise au point de proposer des œuvres critiques et esthétiques ou, cela revient au même, une critique et une esthétique en acte. Ces œuvres critiques ou ces critiques à l'œuvre qui font travailler l'opposition de l'art et de la théorie de l'art, se rangent volontiers sous l'emblème du symbole comme « condition essentielle de l'art » selon l'expression de Henri de Régnier. Formulé autrement et comme Mallarmé dans la même enquête due à Jules Huret en 1891 : « Là où il y a symbole, il y a création, et le mot poésie a ici son sens[4]. » Qu'est-ce à dire ? En quel sens le symbolisme s'organise t-il autour de la notion centrale mais dangereusement enveloppante de symbole ?

2) Le symbole

On est bien obligé de reconnaître que la référence au symbole dans tous ces textes ne permet guère de penser une unité conceptuelle tant la notion s'est entourée, chez tous les poètes et les critiques, d'une grande généralité allant aussi jusqu'à la contradiction. Il existe au moins cinq usages du concept. Ce dernier vaut : a) comme signe analogiquement et naturellement relié aux choses par une relation de ressemblance, b) comme image plurivoque et obscure produisant l'élision du réel et de toutes les évidences données, c) comme simple vêtement sensible de l'Idée (allégorie), d) comme figure mythologique donnant le sens de la totalité et produisant la fusion « tautégorique » du sens et de la forme (pour Schelling l'allégorie signifie quelque chose d'autre que ce qu'elle montre et le symbole est tautégorique en ce qu'il est véritablement ce qu'il signifie), e) comme image fragmentaire enlevant le sens de la totalité cosmique. Le symbole du symbolisme apparaît donc inséré dans un discours extrêmement lâche qui possède la particularité de circuler entre tous ces sens. Ce discours, on peut l'appeler « symboliste » au sens où, pour lui, le symbole laisse entendre autre chose que ce qu'il dit sans dire en quoi consiste véritablement cet autre chose mais en le maintenant dans son propre espace, dans sa propre autonomie, sans au-delà. Ce discours renvoie, ainsi et contradictoirement, le symbolisme à deux attitudes :

- D'une part, celle qui confère au symbole la finalité de manifestation[5] du « sens mystérieux de l'existence » et de quelque chose de sacré, ainsi qu'une triple vocation cosmique, onirique et poétique obéissant à un désir d'unité vivante du monde et de l'œuvre, et renvoyant l'existence empirique au statut d'apparence inconsistante.

- D'autre part, ce discours symboliste sur le symbole induit l'attitude inverse qui confère à l'art la possibilité de production d'apparences irréelles, subjectives, fugaces, fragmentaires qui sont complètement dévaluées métaphysiquement et ontologiquement, mais qui possèdent l'exigence négative de lutter contre une seconde conception de la réalité empirique : à l'inverse d'un « discours sur le peu de réalité[6] », le symbolisme déploie un discours sur le « trop-plein de réalité » de la réalité, trop-plein contre lequel il faut protester et qu'il faut nier par un processus d'irréalisation[7].

Le symbole symboliste travaille donc l'ambiguïté fondamentale du symbole que Platon avait déjà théorisée et que les mouvements néoplatonicien et romantique avaient retravaillée : le symbole relie et sépare, il unifie et fragmente, il communique avec l'être (le met en présence) et le perd (le met en représentation), il est une puissance d'accomplissement et d'altération, de participation anagogique et de démultiplication catastrophique. Le symbolisme récupère la vaste tradition consistant à comparer l'œuvre à un miroir, instrument de toutes les tromperies « narcissiques », mais aussi voie d'accès splendide à ce que l'on ne voit pas sans lui et matrice infinie de production de formes. Mais, alors que dans la tradition platonicienne les deux aspects coexistent sous la forme de deux possibilités (sous la forme d'une chance ou d'un risque) au sein d'un cosmos sensé, dans le symbolisme, ces deux aspects sont immédiatement co-présents de manière impossible à l'intérieur d'un monde moderne désenchanté au sens de Max Weber et à la signification indisponible. Par signification indisponible du monde, il faut entendre l'idée selon laquelle le monde est dans un état de pliage ou de liage jamais stable, soumis à ce qu'on pourrait appeler un processus de déliaison par lequel il est une trame jamais complètement délirante mais jamais complètement lisible. L'image symboliste faite de déréalisation et d'évocation est elle-même prise dans cette opération de déliaison[8] qui fait qu'elle est puissance de vie, de présence au monde à la fois naturel et psychique, d'ouverture à l'être, voire à un surréel ; qu'elle est aussi puissance de mort, d'absence, de contingence et d'ouverture au non-être, voire à un néant. C'est l'exacerbation critique de cette contradiction qui semble constituer l'unité paradoxale du symbolisme, qui nous fait dire qu'il existe et qu'en même temps pour reprendre une formule de Mallarmé à propos de la mort de Villiers de L'Isle-Adam, que « ce pays n'est pas[9] ».  Le symbolisme oscille entre la nostalgie d'un symbole en sa dimension ontophanique et le désespoir d'un symbole en son opération nihiliste ne captant rien d'autre que le mouvement par lequel il se répète et s'imite lui-même. Dans la création de symboles, le moi se trouve deux fois dépossédé. D'un côté, il est débordé par des significations qui l'englobent et qui lui contestent toujours la maîtrise de lui-même et de sa pensée : significations des traces d'un logos divin, du monde intérieur des états d'âme qui travaillent en lui, de l'œuvre elle-même comme monument autonome qui commande – qui « prend l'initiative » selon l'expression de Mallarmé –, par les lois mêmes de sa matérialité. D'un autre côté, le moi se sent voué à la production libre d'images fantomatiques, d'un rien par lequel il n'a pas communication à l'être ou par lequel il a communication à l'absence, à l'inconsistance du réel comme mort et néant. Il découle de là les propositions suivantes.

3) Esthétisme et philosophie

Le choc de ces deux manières de contester le cogito humaniste (le principe cartésien d'un sujet libre de ses représentations) et de produire, en conséquence, ce que Michel Foucault appelle à la fin de Les Mots et les choses un « cogito moderne[10] », engendre alors un problème proprement philosophique puisque les symbolistes ont dû s'affronter, par delà les contradictions de la notion de symbole, au problème de la métaphysique traditionnelle depuis les Grecs : le problème des rapports entre l'être et le non-être, celui de l'être du non-être, le problème du statut de la négation comme différenciation, soustraction, annulation ou aliénation. Ce qui définit le symbolisme est alors un souci philosophique fort ; la volonté non seulement de citer des philosophies ou d'incarner des pensées philosophiques (voyez Villiers, Huysmans, Gourmont), mais de produire une philosophie avec eux et souvent contre eux, en un combat qui relie autant qu'il sépare et qui fait de la séparation le mode paradoxal de leur liaison. La haine du philosophe si sensible chez Baudelaire et Verlaine est contemporaine d'une action philosophique de l'œuvre d'art. Aux « philosophes viveurs, fils de la pourriture » auxquels s'adresse Le Mort joyeux de Baudelaire en les comparant à des vers de terre, Mallarmé répond au sujet du vers cette fois-ci poétique : « lui, philosophiquement rémunère le défaut des langues. » La poésie n'est pas une philosophie au sens disciplinaire : elle agit cependant comme une philosophie et effectue un travail philosophique qui est celui de la vérité et de la connaissance du réel.

C'est bien la philosophie qui ordonne le symbolisme, qui lui confère une unité et ses déterminations propres, par delà l'hétérogénéité des artistes et des critiques. Cette philosophie n'est pas un système de concepts ; elle est cependant une pensée critique et problématique qui utilise le concept pour en montrer les limites et pour, à la fin, le refuser. Cette philosophie symboliste (philosophie non académique) qui promeut une philosophie de l'art jamais coupée de sa mise en œuvre artistique et critique, est aussi un esthétisme. Par ce terme il faut entendre : l'idée selon laquelle l'art est l'instrument de connaissance privilégié des réalités fondamentales ; la conviction que, non seulement l'art est un instrument spirituel et métaphysique, mais qu'il est aussi le moyen de résoudre les problèmes sociaux et politiques des hommes, ainsi que le moyen de poser la totalité des questions concernant l'existence humaine ; la doctrine enfin, de la fusion de l'art et de la vie par laquelle, si tout se condense dans une œuvre d'art, l'œuvre d'art en retour se dilate aux dimensions mêmes du réel. L'esthétisme rêve ainsi d'un art total, et d'une œuvre de toutes les œuvres qui soit le chiffre de tout. Promotion inouïe et exorbitante de l'art, l'esthétisme moderne relève en même temps, et par là même, d'une conscience malheureuse. Car la volonté de produire une œuvre d'art qui tienne lieu de philosophie, de science, de religion, de politique, etc. s'accompagne d'une critique de toutes ces instances ramenées aux images de l'art. Or celles-ci ne sauraient renvoyer à un modèle extérieur réel dans la mesure où elles ont complètement assimilé et le monde et les domaines de connaissance du monde ou d'action sur lui. Ces images de l'art qui contiennent tout, ne peuvent donc le faire qu'en détruisant ce qu'elle contiennent et qu'en se détruisant elles-mêmes comme images. Car qu'est-ce qu'une image qui ne renvoie à rien d'autre qu'elle-même ? Une apparence certes, mais une apparence d'un type particulier, une apparence d'apparence, bref un simulacre qui n'est pas essentiellement une apparence si infiniment dégradée que l'essence y devient inaccessible, mais une image d'un nouveau type (un type moderne) qui subvertit et renverse la distinction platonicienne du modèle éternel et de la copie transitoire. Parce que le simulacre, situé par delà l'opposition du modèle et de la copie, possède une force qu'il ne détient que de lui-même, l'esthétisme assoit le règne d'un art tout-puissant. Or ce règne est paradoxalement celui de l'inconsistance des simulacres qu'il promeut au niveau d'un absolu : celui du symbole, englobant et mystérieux, qui n'est que « le songe d'une ombre » pour paraphraser Pindare[11], ou pour dire avec Edgar Poe traduit par Mallarmé, «un rêve dans un rêve[12] ». Ainsi la modernité symboliste est-elle engagée dans une double rhétorique platonicienne dont les deux faces, toujours présentes l'une à l'autre, déploient le vocabulaire de la toute-puissance spirituelle ou de l'élévation, comme celui de l'impuissance, du « goût du néant », de la destruction ou de la chute. Le symbolisme est le règne de l'esthétisme au sens où l'art exprime avec le plus d'acuité toutes les tensions de l'existence comprise comme essentiellement catastrophique, décadente, mortifère et, à ce titre objet, non d'une calme considération ou contemplation, mais de ce qu'il faudrait appeler une « désiration », c'est-à-dire la conscience déchue d'un dés-astre, d'un naufrage qui est le réel et qui, de ce fait, n'a pas d'origine parce qu'il a toujours eu lieu. Le symbolisme est moins un courant esthétique qu'une attitude existentielle globale, que la conscience noire d'une condition. Et à cette condition qui parcourt toute l'Europe en réaction au positivisme, au naturalisme et au progrès technique, correspond une impression d'inconsistance, un sentiment qui ne dépend pas d'une humeur psychologique mais qui est une situation affective fondamentale, ce que Heidegger appelait une Grundbefindlichkeit, celle d'une « pure tristesse d'être[13] » face aux choses « périssables comme périssantes et déjà péries[14] » comme aurait dit Pascal.

4) La négation à l'œuvre

La philosophie de l'art symboliste qui est aussi la philosophie symboliste de l'art, est donc une pensée explicite de la négation et la négation à l'œuvre. Le symbolisme comme conception spéculative de l'art, articule ainsi les trois sens suivants de la négation.

a) La négation comme opération intellectuelle, comme processus de soustraction ou de purification selon un modèle néoplatonicien ou schopenhauerien. C'est par cette via negativa que le symbolisme cherche à se diriger vers un Absolu infiniment éloigné en sa sur-existence ou sa non-existence et proprement indicible parce qu'il est Un alors que le langage nous jette de façon irrémédiable dans la division et la démultiplication. C'est par cette voie que le symbolisme tente de conquérir ce qu'il appelle volontiers des Idées ou des symboles et qu'il essaie de procurer au spectateur des images épurées et comme désencombrées cherchant l'unité et comme une certaine « simplicité du regard ».

b) La négation est pensée, deuxièmement, comme le sentiment existentiel de dénéantise face à la dissémination et à l'aliénation du monde. En réactualisant le vieux thème augustinien puis montanien, le symbolisme ressasse les diverses figures du pessimisme dont Schopenhauer est le récent penseur. Il relaye la voie négative par une via negationis cette fois (une voie de la négation) consistant à développer ou varier au sens musical les thèmes de l'ennui, de la souffrance, du martyre, de la mélancolie, de la perversion, de la décadence. Ces sentiments révèlent alors le fond du réel et la troisième forme de la négation : la négation comme principe métaphysique appelé Néant, Mort, « négation suprême » comme dit Paul Bourget[15] ou « disparition suprême » comme l'appelle Mallarmé[16].

c) Du point de vue de ce « non être absolu », la métaphysique symboliste se montre donc sous la forme d'un platonisme ou d'un christianisme inversés ou noirs. L'être le plus éminent n'est plus le Bien, le Beau, le Vrai qui illuminent l'ensemble de l'existence en lui conférant une part de sa perfection ; le Principe (l'archè) est désormais le mal, ou un gouffre sans fond (grundlos dirait Schopenhauer), ou encore une puissance infiniment affamée de dévoration, un vide enfin qui fait que chacun vit perpétuellement « sous l'haleine de la mort » comme dit le vieux roi Arkel de Pelléas et Mélisande[17]. C'est cette béance gisant au fond de toute chose, c'est «  ce principe qui se développe à travers la négation de tout principe » selon la formule mallarméenne[18], qui explique la dénaturalisation ou la déréalisation auxquelles procèdent les images symbolistes. Celles-ci se donnent pour tâche de manifester, par la représentation et en son sein, les puissances irreprésentables de la mort, ce que Hartmann nomme « Inconscient » qui est chez lui à la fois un Dieu et un instinct infaillible[19]. Le symbolisme apparaît alors comme l'emmêlement d'une double crise qui est celle notre contemporanéité profondément sceptique : une crise métaphysique et une crise de la représentation qui conservent et ébranlent en même temps les soubassements théoriques de toute la pensée occidentale en se soumettant au devoir ou à l'exigence de faire disparaître ; au devoir d'abolir afin qu'il ne reste rien, rien d'autre que le geste même d'abolition laissant comme un résidu. Cette cendre, si l'on peut dire, ne conservera que la trace de la combustion en quoi consiste l'œuvre et la pensée à l'œuvre. La promotion de l'art comme instrument de manifestation et de réminiscence au sens platonicien est aussi la découverte de l'inconsistance de l'art et de l'être tous les deux réunis dans un jeu d'apparences qui est la seule réalité : « gloire d'un Rien ». Les actes d'écrire ou de peindre possèdent quelque chose d'absolu dans la mesure où, s'emparant du monde, ils l'abolissent et le ramènent à la consistance d'un jeu ; les actes d'écrire et de peindre possèdent aussi quelque chose de tragique puisqu'ils nous mènent à la conscience d'un monde déréalisé. Derrière les références mythologiques, l'utilisation des allégories, l'orchestration de correspondances symboliques, la construction d'un discours substantialiste et spiritualiste, se manifeste et se cache une dimension critique et ironique qui fait du symbolisme une pensée de la contradiction ou du conflit interne de la puissance et de l'impuissance, du rêve d'unité ou de totalité et du sentiment de déréliction ou de démembrement, comme le dit Mallarmé : « réciprocité d'états indispensable au conflit […], par quoi quelque chose tient debout, ils se heurtent, se pénètrent, sans vertu si l'un fait défaut. »

5) Les gestes philosophiques du symbolisme

Cette triple théorie de la négation se déploie sur trois niveaux comparables à ceux que Pierre Macherey a dégagés dans À quoi pense la littérature ?[20]

1) D'abord, celui de la multiplication des références, des citations, des reprises de vocabulaire. De même qu'il y a un musée imaginaire au sein des œuvres symbolistes qui intériorisent leur rapport aux autres périodes de l'histoire de l'art, de même y a t-il un musée philosophique et une pratique de la citation qui renvoient à une histoire dont le symbolisme a conscience qu'il en est l'aboutissement ; et cela, jusqu'à l'ennui, l'écoeurement, l'étouffement ou la névrose. Or cette histoire est pensée à partir d'une historicité que Merleau-Ponty a bien mise en lumière dans Le Langage indirect et les voix du silence et qu'il appelle une « historicité de mort » : historicité de mort, dans la mesure où le musée ou la bibliothèque tuent la « véhémence » de la peinture comme de la philosophie, en transformant en messages les œuvres des hommes. Cette historicité de mort qui fait de la culture un monde disséminé, un livre de masques ou une fiction éparse ou folle, cette historicité confère au symbolisme son aspect de catalogue des philosophies utilisées dans un effort de collection ou de récollection qui lui est propre et qui transforme sa tête (je pense surtout à celle de Gourmont ou de Villiers), et pour employer une expression de Schopenhauer, « à une banque dont les assignats dépassent plusieurs fois le véritable fonds[21] ». Penser le symbolisme, c'est affronter la multiplication, la superposition et les contradictions des renvois philosophiques, c'est faire l'épreuve, pour être fidèle au symbolisme même, du syncrétisme. C'est faire aussi l'épreuve d'un rapport entre art et philosophie dont les symbolistes font usage et qui est celui d'un surplomb de la philosophie sur l'art. Ce surplomb serait l'expression claire d'un schème mis en œuvre avec évidence par le symbolisme dans son rapport au platonisme, schème qu'Alain Badiou a appelé le « schème didactique[22] » par lequel la philosophie ordonne l'art de l'extérieur.

2) Le second niveau des rapports entre art et philosophie est celui d'opérations argumentatives, de thèses philosophiques interprétées par les artistes, et qui leur permettent de mettre en mouvement les structures, les motifs et les contenus de leurs œuvres. Ici la philosophie n'est plus surplombante. Elle est nourrissante puisque c'est l'art qui dialogue avec la philosophie, la gouverne, la dépasse et l'utilise en opérant sur elle un processus d'assimilation c'est-à-dire d'intériorisation. Le schème est ici, pour employer la classification de Badiou, un schème romantique dans la mesure où c'est l'art qui reprend à la philosophie son bien et qui achève la philosophie (on verrait ce schème à l'œuvre chez Rodenbach, Maeterlink et Huysmans).

3) On peut alors dégager un troisième niveau des rapports entre art et philosophie : celui de ce que j'appellerais des gestes philosophiques constitutifs d'une historicité que Merleau-Ponty pense cette fois-ci comme « une historicité de vie[23] ». Par geste, j'entends une opération de pensée, un acte original, originaire et critique par lequel une philosophie s'institue. Par cet acte qui est son archè, toute philosophie retrouve l'archè de la philosophie comme pensée aporétique qui s'étonne et s'inquiète, qui révoque en doute toute doxa et tout principe qui se voudrait substantiel. Grâce à cet acte pur d'avant les sédimentations de la doctrine, du système et des architectures de concepts, toute philosophie conserve une présence et une actualité par de là son enracinement historique ou culturel. En dessous des citations, en dessous des éléments de doctrine, les symbolistes tentent de ressaisir les gestes philosophiques grâce auxquels leur art ne communique pas seulement un contenu ou un message spéculatifs, mais produit une pensée qui, sans être philosophique au sens technique, est authentiquement philosophique parce qu'elle est une pratique de l'étonnement et du scepticisme au sens de skepsis c'est-à-dire de recherche critique. Ainsi, il est possible de dégager non seulement différents sens philosophiques de la négation, mais aussi différents gestes philosophiques négatifs qui sont ceux de Plotin et de Schopenhauer (recherche de la simplicité de l'Absolu), de Hegel (affirmation de la négativité comme principe du devenir de toute chose et de « la pulsation immanente de l'automouvement et de la vitalité[24] »), mais également ceux de Descartes (le doute méthodique, radical et métaphysique sur le contenu et la possibilité même de penser), de saint Augustin ou de Pascal (sens de la dénéantise et du « rien qui est la vérité »). À cet égard et dans le sillage des travaux de Bertrand Marchal, Mallarmé est évidemment le meilleur philosophe du symbolisme parce qu'il a conscience d'emprunter ces différents gestes, de les maintenir vivants c'est-à-dire en suspens en deçà de ce qu'il appelle les « cartonnages intellectuels », les « dogmes », les entités creuses de la philosophie, en deçà aussi du syncrétisme dans lequel sombrent beaucoup de ses collègues qui, à l'instar de Villiers, multiplie les références philosophiques permettant un surcroît de signification plus ou moins nébuleux. Sa philosophie est ce que Pierre Macherey appelle « une philosophie littéraire » capable de reprendre en intériorité et selon un mouvement vivant le mouvement de la philosophie par laquelle elle tente toujours de se déprendre d'elle-même. Sa littérature est aussi philosophique parce qu'elle se moque de la philosophie, ce qui est une manière d'en faire et peut-être aussi la plus haute, dans la mesure où elle permet de ressaisir l'instauration philosophique avant qu'elle ne s'encroûte dans le système, une tradition, une école ou un cours de professeur érudit. Elle est philosophique dans la mesure où elle met en crise l'ensemble de la pensée, cette dernière devant se tenir en effet dans l'interstice séparant et reliant la conception d'une négation qui permet le surgissement du sujet (le rien, le néant, le manque) et celle d'une négation qui surgit du sujet (dénéantisation, abolition, doute). Par un enveloppement réciproque de la philosophie et de la littérature (un hantement réciproque), cette pensée qui articule une théologie négative, une onto-logique de la négation et une philosophie de la conscience par quoi la négation advient dans le monde, cette pensée se veut le centre (insituable véritablement) où le philosophique, le poétique, l'artistique, le religieux et même le politique mesurent leur congruence, leur « conversation » et leur « démontage ».

Mallarmé apparaît donc bien comme le théoricien central du symbolisme, d'une part parce qu'il reprend l'ensemble de la tradition philosophique qu'il subvertit tout en étant immergé en elle (déconstruction), et d'autre part, parce qu'il pousse à bout l'avancée du négatif sous toutes ses formes. Il l'est surtout parce qu'il relève le scepticisme philosophique dans une volonté poétique finalement positive où tous les éléments de pessimisme sont exhaussés, rédimés, maîtrisés au plan d'une « mugnificence » ou d'une « pyrothechnie » splendide, scintillante et souriante. Sa poésie et sa prose poétique conduisent à affirmer l'existence d'une philosophie symboliste dans l'acte même de la pratique artistique. Cette philosophie de l'acte poétique est littéraire. Elle confère au symbolisme le statut d'art philosophique ou philosophant. Elle ne se réduit pas cependant à une philosophie esthétique parce qu'elle englobe quasiment tous les aspects de la philosophie au sens traditionnel :

-     Une ontologie ou une théorie de l'être comme mouvement d'apparaître et de disparaître, mais qui hésite entre une volonté de dépassement des apparences vers l'éternel, et le souhait d'une plongée en leur sein.

-     Une anthropologie qui montre l'homme comme un être déchiré, voué à la contingence et à la béance du désir, mais qui hésite entre l'idée selon laquelle la mort est la substance des choses ou la suprême apparence.

-     Une philosophie de l'histoire qui résorbe l'histoire dans une théorie de la décadence, mais qui autorise la position de l'artiste comme aux avant-postes au sein d'un moment d'interrègne.

-     Une philosophie morale et politique inscrivant le soupçon dans l'examen des aspirations communes des hommes puisque tous leur idéaux se révèlent des fictions et que la seule attitude adéquate consiste à jouer ironiquement avec elles. Cette philosophie permet à l'artiste de se préoccuper du monde tout en se considérant comme étranger par rapport à lui.

-     Une philosophie religieuse de la mort de Dieu qui conserve cependant l'exigence, le culte et la cérémonie de l'art tout en exhibant de manière critique le vide sur lequel celui-ci repose.

 

Au terme de mon exposé, on voit bien que ma thèse de départ selon laquelle c'est la philosophie qui ordonne le symbolisme, n'est absolument pas l'expression d'une tyrannie du philosophe sur le littéraire dans la mesure où j'ai essayé de suggérer que, s'il faut lire la philosophie pour interpréter le symbolisme et l'œuvre mallarméenne qui en est l'expression la plus aboutie et le dépassement ironique, il faut aussi lire Mallarmé pour interpréter les philosophies en les ramenant toutes à ce qu'elles n'ont pas d'académique ou de technique, c'est-à-dire à ce qu'elles ont au contraire d'ouvert, de vivant, de mouvant[25], de méthodique c'est-à-dire d'authentiquement philosophique. De même qu'il faut considérer Platon comme aussi grand poète qu'Homère, de même il faut considérer Mallarmé comme aussi grand philosophe que Platon : car c'est la même extériorité et concurrence du muthos et du logos qu'ils font travailler sur le mode de ce qu'ils appellent tous les deux une « dialectique ». Dans la version mallarméenne :

« […] nul vestige d'une philosophie, l'éthique ou la métaphysique ne transparaîtra ; j'ajoute qu'il la faut, incluse et latente[26]. »

Pierre-Henry Frangne



[1] Mallarmé, lettre à Aubanel du 23 août 1866.

[2] Pour un approfondissement des thèses défendues ici, je me permets de renvoyer le lecteur à mon ouvrage La Négation à l'œuvre. La philosophie symboliste de l'art (1860-1905), Presses Universitaires de Rennes, 2005, coll. Aesthetica, Préface de Michel Deguy.

[3] Hegel, Cours d'esthétique, trad. J.-P. Lefèvre et V. von Schenke, Aubier, 1995, pp. 17-19.

[4] Enquête sur l'évolution littéraire in Mallarmé, Œuvres complètes, Biblioth¸que de la Pléiade, 1945, p. 870.

[5] Voir André Gide, Le Traité du Narcisse (théorie du symbole) publié en 1891, chap. 2, note 1, Coll. Folio, Gallimard, 1978, p. 21.

[6] André Breton, Introduction au discours sur le peu de réalité, in Œuvres complètes, Biblioth¸que de la Pléiade, Gallimard, 1992, t. 2, p. 665 et suiv.

[7] Voir Pierre Campion, La Réalité du réel, Coll. Aesthetica, PUR, 2003.

[8] Cf. Sylvie Triaire, Une esthétique de la déliaison. Flaubert (1870-1880), Honoré Champion, 2002.

[9] Villiers de L'Isle-Adam, in Médaillons et portraits, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1945, p. 510.

[10] Les Mots et les choses, Gallimard, 1966, p. 335 et p. 394.

[11] Huitième Pythique, trad. Brasillach, Anthologie de la poésie grecque, Club des libraires de France, 1955, vol. 1, p. 254.

[12] Un Rêve dans un rêve, Les poèmes d'Edgar Poe traduits par Mallarmé, in op. cit. , p. 199.

[13] Henri Gouhier, Blaise Pascal, conversion et apologétique, Librairie J. Vrin, 1986, p. 43.

[14] Pascal, Sur la conversion du pécheur, édition Lafuma, Le Seuil, 1963, p. 290.

[15] Essais de psychologie contemporaine, Gallimard, 1993, p. 10.

[16] Lettre à Cazalis du 14 mai 1867.

[17] Acte 4, scène 2.

[18] Notes de 1869, op. cit., p. 854.

[19] Philosophie de l'inconscient, trad. française, Librairie Germer Baillière et Cie, 1877, tome 2, p. 217 et 220.

[20] PUF, 1990.

[21] Le Monde comme volonté et représentation, trad. française, PUF, 1966, p. 755.

[22] Petit manuel d'inesthétique, Le Seuil, 1998.

[23] « Le langage indirect et les voix du silence », in Signes, Gallimard, 1960, p. 79 (coll. Folio-Essais, p. 101).

[24] Hegel, Science la logique, trad. française, Aubier, 1976, tome 2, p. 85

[25] Mallarmé, Notes de 1869, O. C., p. 851 : « il faut reprendre son mouvement… ».

[26] Mallarmé, Sur Poe, O. C., p. 872.

RETOURNER à Études