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Pierre-Henry Frangne : Lecture de Lionel Terray, Les Conquérants de l'inutile.

Mis en ligne le 5 mai 2020.

©  : Pierre-Henry Frangne

terray Lionel Terray, Les Conquérants de l'inutile, Paris, Gallimard, 1961, réédition avec une préface de J.-C. Rufin, Chamonix, Éditions Guérin-Paulsen, 2017.


« Le simple pâtre qu'enfant je rêvais de devenir… »

À la mémoire de Marie-Claude.

Il est des ouvrages qui semblent tout entiers tenir dans leur titre. Ce titre, il les condense, il en dit d'un coup tout le cœur battant et il les fait claquer comme des étendards. De la même façon que Le Terrain de jeu de l'Europe de Leslie Stephen publié en 1871 et indiquant en quelques mots — le mot anglais de Playground est d'ailleurs encore plus explicite — la naissance de l'âge de l'alpinisme sportif délié de toutes les fins scientifiques de la conquête des sommets, le titre de l'ouvrage de Lionel Terray dit tout, d'entrée : l'aventure et la découverte de l'ascension de nouvelles voies ou de nouveaux sommets ; leur aspect héro•que, difficile, dangereux et guerrier ; la présence de la mort ; la gratuité, le désintéressement, la beauté et la liberté d'une activité sportive qui est à elle-même sa propre fin comme l'écrivait déjà Jules Michelet en 1868, presque un siècle avant lui : « La cruelle, l'orgueilleuse qui est là-haut, la montagne aura toujours des amants, toujours on voudra monter. Le chasseur dit : “C'est pour la proie” ; le grimpeur dit : “Pour voir au loin.” […] Le réel dans tous ces efforts est qu'on monte pour monter ; le sublime, c'est l'inutile. »

Le titre de l'ouvrage de Lionel Terray est donc l'un des plus beaux de toute la littérature de montagne et l'ouvrage qu'il indique, qu'il résume et qu'il ouvre, l'un des plus importants. Comme son auteur est mort en montagne à 44 ans, quatre années après sa publication, il acquiert de surcroît la dimension d'un testament. Sous la sombre lumière de la mort en effet, il s'échappe du temps de son écriture et de son récit de vie afin de s'élever à l'éternité d'une gloire posthume d'autant plus touchante que Les Conquérants de l'inutile s'achève sur le sentiment de la précarité de la vie, sur le pressentiment de sa clôture et sur la modestie d'un rêve d'enfant : « Si vraiment aucune pierre, aucun sérac, aucune crevasse ne m'attend quelque part dans le monde pour arrêter ma course, un jour viendra où, vieux et las, je saurai trouver la paix parmi les animaux et les fleurs. Le cercle sera fermé, enfin je serai le simple pâtre qu'enfant je rêvais de devenir… » Non le goût de l'exploit et du spectaculaire pour une société devenue médiatique, non l'orgueil d'un des plus grands alpinistes de l'après-guerre comme Lachenal, Rébuffat ou Bonatti, mais le pur et simple amour de la montagne entendue comme ce milieu que l'homme partage avec les bêtes, les fleurs et toute la nature.

Mais surtout, en dessous du cercle qui mène du désir d'enfant à sa réalisation, en dessous de cette unique ambition d'être « simplement guide de haute montagne » et même d'être « montagnard » tout court comme il est écrit à la première page, se tient le cercle plus profond encore et plus instructif pour tout lecteur : le cercle de la vie humaine et de la course, de la course en haute montagne et de la vie. Pas seulement la vie de Lionel Terray lui-même, né à Grenoble en juillet 1921, moniteur de ski, instructeur à l'école militaire de haute montagne, vainqueur de l'Annapurna en 1950 et du Fitz Roy en 1952 au milieu de la Patagonie, mais la vie de tout homme en laquelle chaque enfant et chaque adulte qui n'est qu'un enfant continué peut se reconnaître : la course de haute montagne est comme la vie et la vie est comme une course de haute montagne parce que l'une et l'autre se déployant sous l'horizon de la mort (de la sienne mais aussi de celle des autres : l'ouvrage est dédié « à mes camarades de cordée, morts en montagne ») et de l'imprévisible, sont des épreuves, des suites d'épreuves même, qu'il convient de surmonter par l'intelligence, le courage, la solidarité et l'amitié.

Ce surmontement qui fait de l'alpinisme un modèle pour l'existence est le processus d'une réalisation de soi ; et par réalisation, il faut comprendre deux choses mêlées : la compréhension (réaliser que), l'accomplissement et le devenir réel (réaliser quelque chose). Or, comme le suggèrent tous les chapitres du livre de Terray où celui-ci fait le récit de sa vie et de la construction de son identité, la réalisation de chacun passe par la nécessité de se mesurer et de connaître soi, les autres et le monde, de s'essayer au sens le plus profond que Montaigne a dit dans un tout autre contexte et dans un tout autre temps.

Le livre de Lionel Terray est beau et important pour cela. Il décrit et analyse simplement, lucidement, le mouvement d'un homme qui cherche à se sentir plus vivant, plus libre et plus vrai ; qui se conquiert lui-même en conquérant les montagnes, en prenant le risque de devenir ce qu'il est et de se poster « à la verticale de soi » (autre titre magnifique d'ouvrage, à rendre jaloux tout auteur !). Au sommet de l'aiguille du Moine escaladée par l'arête sud au moment de son adolescence, Terray écrit : « Un silence minéral nous pénétrait. Dans cette grande paix, j'ai senti confusément que désormais rien ne compterait plus vraiment pour moi hors cette terre de grandeur et de pureté, dont chaque recoin était la promesse d'heures exaltantes » (p. 38). Tout est dit, pour tous et pour toujours ; la force qui va d'une passion en laquelle chacun peut se reconnaître : « Ce que nous cherchons, c'est le goût de cette joie énorme qui bouillonne dans nos cœurs, nous pénètre jusqu'à la dernière fibre lorsqu'après avoir longtemps louvoyé aux frontières de la mort, nous pouvons à nouveau étreindre la vie à pleins bras. D'autres l'ont dit bien avant moi : “Le secret pour récolter les expériences les plus fécondes et les jouissances les plus grandes de la vie, c'est de vivre dangereusement” (Nietzsche) » (p. 78).

Terray était un rebelle. La liberté se conquiert contre les règles, contre les préjugés, contre la société et ses intérêts égo•stes. Elle procède de « la force créatrice de l'esprit [qui fait que] chacun peut mouler à son gré le visage de l'idéal qu'il poursuit » (p. 79). Mais elle se conquiert ensemble. Tout l'ouvrage est en effet déployé sous la nécessité de l'amitié et de la fidélité. Pour Gaston Rébuffat et pour Louis Lachenal notamment auquel le livre consacre un chapitre entier. Que le lecteur lise à cet égard la fin du long chapitre racontant la très difficile, très douloureuse et très périlleuse ascension de l'Annapurna après l'échec de celle du Dhaulagiri : « Il y a d'autres Annapurna dans la vie des hommes ! » (p. 370) écrit Terray avant de consacrer de magnifiques pages aux compagnons avec lesquels il a partagé l'aventure d'une vie mais qui ne remplit pas toute une vie : celle de Maurice Herzog, de Louis Lachenal, de Marcel Ichac, de Jacques Oudot, de Gaston Rébuffat, de Paul Habran, de Francis de Noyelle, de Marcel Schatz, de Jean Couzy. Rien de plus émouvant dans le récit d'une existence que cette reconnaissance de dette et que cet effacement devant ceux qui l'ont aidé et dont certains sont morts avant lui.

Pierre-Henry Frangne

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