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Pierre-Henry Frangne. La question éthique de la tutelle et de la curatelle. Pierre-Henry Frangne est Professeur de philosophie à l'université de Rennes 2 (UFR Arts, Lettres et Communication), membre du comité pédagogique du DIU « Soins palliatifs et accompagnement », université Rennes 1 et CHU de Rennes. Ce texte a été prononcé au Centre Hospitalier Universitaire Pontchaillou de Rennes le jeudi 20 mars 2014 lors d'une journée organisée par le Pôle médecine et soin de support. Intervenaient à cette journée un professeur de droit, des médecins et des juges des tutelles. Étant donné le lieu de cette conférence et son public intéressé par les questions éthiques et juridiques posées par le domaine de la santé, seule la question de la tutelle et de la curatelle vis-à-vis du patient gravement malade était envisagée. Le problème de la tutelle de l'enfant mineur n'a été abordé que rapidement et seulement dans cette perspective. © Pierre-Henry Frangne. Mis en ligne le 14 février 2015. La question éthique de la tutelle et de la curatelleLa philosophie se définit comme une activité intellectuelle
qui s'étonne. Cela veut dire qui s'émerveille et qui s'inquiète, non pas
occasionnellement, mais principiellement. Pour elle,
le monde ne va pas de soi et pose des questions. Les évidences sur lesquelles
habituellement nous envisageons nos situations sont fausses ou illusoires. Il
faut donc substituer partout (c'est l'exigence de la philosophie, c'est sa
spécialité) à la fausse lumière et à la fausse transparence de notre relation
immédiate, la saisie d'apories, d'impasses, de contradictions : la
conscience d'une opacité du monde qu'il faut chercher à saisir, à décrire et,
si l'on peut, à percer. La philosophie est donc essentiellement problématique
c'est-à-dire problématisante : elle jette (ballein) devant (pro) la pensée (la sienne comme celle de
l'autre auquel elle s'adresse, car la philosophie est un discours dialogique)
un obstacle qu'elle cherche à identifier et, en un second temps, à surmonter.
C'est en ce sens qu'elle se fait sceptique (skepsis), en recherche, en
enquête et en questionnement. En guise de préambule, je voudrais donc
simplement dire que, en tant que philosophe (il faudrait dire plus modestement
en tant que professeur de philosophie), j'apporterai moins de réponses que de
questions ; que je proposerai plus des pistes ou des voies de réflexion
que des réponses fermes et assurées d'elles-mêmes, le chemin valant toujours
plus que son terme ou sa destination. Ce chemin est celui qui engendre un
dialogue, car la pensée philosophique depuis Platon est celle d'une raison
partagée ; d'une raison qui contient la pluralité des points de vue entre
lesquels elle doit nécessairement circuler. L'éthique bio-médicale
aujourd'hui a besoin de la philosophie, la philosophie a besoin de l'éthique bio-médicale, car elles apprennent l'une de l'autre à la
fois : la nécessité de la pluralité des normes et des valeurs ; la
nécessité de leur contrariété et du conflits des exigences qu'elles expriment. 1) Définition conceptuelle de la tutelle et de la curatelleLe terme de tuteur, d'origine juridique et de façon figurée
s'étendant à la botanique, désigne à la fois le défenseur, le protecteur et le
gardien. Tutela
désigne en latin l'action de veiller sur quelqu'un ou quelque chose, une
défense, et l'institution conférant le pouvoir de prendre soin d'une personne.
Cette personne se trouve en conséquence sous l'état ou le statut de dépendance
voire de surveillance. La tutelle suppose donc une dénivellation entre celui
qui en assure la charge ou la responsabilité et celui à laquelle il est soumis.
Elle suppose que celui qui est soumis à une tutelle ne dispose pas de tous les
droits de son tuteur dont la fonction est d'encadrer voire de limiter sa
liberté. Être soumis à une tutelle, c'est être dirigé par un autre. Être
hétéronome et non autonome au sens strict. C'est ce sens que développe Kant dans Qu'est-ce que les Lumières ?[1], en définissant l'Aufklärung comme la sortie de l'homme de sa minorité et son
entrée dans l'âge de sa majorité : Les Lumières se définissent comme la sortie de l'homme hors de l'état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. La minorité est l'incapacité de se servir de son entendement sans être dirigé par un autre. Elle est due à notre propre faute quand elle résulte non d'un manque d'entendement, mais d'un manque de résolution et de courage pour s'en servir sans être dirigé par un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des lumières. La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu'un si grand nombre d'hommes, alors que la nature les a affranchis depuis longtemps de toute direction étrangère, restent cependant volontiers, leur vie durant, mineurs ; et qu'il soit si facile à d'autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d'être mineur. Si j'ai un livre qui me tienne lieu d'entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui juge de mon régime à ma place, etc., je n'ai pas besoin de me fatiguer moi-même. Je ne suis pas obligé de penser, pourvu que je puisse payer ; d'autres se chargeront pour moi de cette besogne fastidieuse. Que la plupart des hommes (et parmi eux le sexe faible tout entier) finissent par considérer le pas qui conduit à la majorité, et qui est en soi pénible, également très dangereux, c'est ce à quoi ne manquent pas d'employer ces tuteurs qui, par bonté, ont assumé la tâche de veiller sur eux. […] Il est donc difficile pour l'individu de s'arracher tout seul à la minorité, devenue pour lui presque un état naturel. […] Or, pour répandre les lumières, il n'est rien requis d'autre que la liberté ; et à vrai dire la plus inoffensive de toutes les manifestations qui peuvent porter ce nom, à savoir celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines. Ce texte célèbre fait deux choses. a) Il décrit un fait, un
processus qui vient, c'est-à-dire l'émergence de l'époque moderne se déployant
sous la lumière de la liberté. b) Il présente une tâche, un devoir-être (un sollen), une
obligation ou une exigence à accomplir : sortir par soi-même de la
minorité. Or ces deux choses qui se rassemblent sous la devise Sapere aude (une
devise est un signe distinctif qui permet de se faire reconnaître mais aussi
l'expression d'un commandement[2]) font du
savoir et de la faculté de la raison qui en est la source, le principe de
l'émancipation par rapport aux différentes tutelles que les hommes se donnent à
eux-mêmes. Être sous tutelle, c'est bien être dans un état de minorité ;
et être dans un état de minorité, c'est obéir au tuteur en abdiquant sa
capacité de raisonner, de penser, d'utiliser par soi-même son entendement. Être
sous tutelle, ce n'est pas seulement, ni même essentiellement, obéir. C'est
obéir sans raisonner : « L'officier dit “Ne raisonnez pas, faites vos
exercices !” Le percepteur : “Ne raisonnez pas, payez !” Le
prêtre : “Ne raisonnez pas, croyez !”. » On comprend donc bien pourquoi la mise sous tutelle au sens
juridique du terme s'entend pour des personnes qui présentent une déficience de
l'entendement, déficience qui peut aller des formes légères d'altérations, aux
formes les plus sévères comme dans les cas de démence ou de coma. Dans tous ces
cas, la minorité n'est pas due à « la paresse et à la lâcheté » dont
parle Kant. Elle n'est pas due à une abdication de la liberté par notre faute
ou par ceux qui veulent ou détiennent le pouvoir (le militaire, le curé, le
pouvoir politique). Elle est due à un empêchement, à un handicap, à une
faiblesse qui réclame défense, soin et protection puisque cette faiblesse est
en soi « dangereuse » et « pénible » pour utiliser quand
même les mots de Kant. La tutelle est la plus contraignante des mesures de
protection, elle produit la plus grand minorité, dans la mesure où le malade
voit ses facultés de raisonnement si affaiblies qu'il ne peut plus accomplir
les actes de la vie sociale et civile et qu'il a donc besoin d'être représenté
de façon continue par une autre personne. Dans tous les sens (kantiens et
juridiques), le tuteur est un tiers (un tiers nommé par un tiers dans notre
système juridique) qui détient l'autorité, la majorité pleine, la capacité
effective de décider pour autrui avec son consentement quand celui-ci est
possible. On voit donc que le problème principal de la tutelle est double. 1)
Il est celui de la limitation voire de l'anéantissement de la liberté
individuelle, liberté individuelle entée à la fois sur la pensée (ou la
rationalité) et sur la volonté (ou le libre-arbitre) de la personne reconnue comme
majeure. 2) Il est celui de la justification morale et juridique de cette
limitation voire de cet anéantissement, par le souci de la protection des
personnes (de celle qui est sous tutelle mais aussi des autres qui l'entourent)
et donc par l'estimation (toujours difficile) de la pénibilité et de la
dangerosité de la liberté entravée ou empêchée du malade ou de la personne
handicapée considérée comme mineure. Cette contradiction entre majorité et minorité est aussi
celle de la curatelle du majeur considéré comme mineur. Notons la polysémie du
terme curateur, curator :
a) fonctionnaire romain chargé d'une administration, b) commissaire
d'exposition, c) protecteur juridiquement reconnu et nommé par un juge. Curator : - qui guérit et qui soigne (traitement) - qui prend soin (care,
selon le mot anglais) - qui est en charge, qui a la charge, qui a le souci de (le
curé, le curateur romain). À bien des égards, la curatelle amoindrit les aspects
négatifs de la tutelle. Dans son nom même, elle porte l'idée (d'ailleurs
juridiquement constitutive de la curatelle) à la fois d'une moindre contrainte
et d'une justification double de la contrainte : le souci du cure (du soin) et celui du care (du prendre soin, c'est-à-dire
d'ajouter à l'exigence thérapeutique du soin, celle d'un accompagnement qui
suppose le souci des circonstances singulières, des liens humains concrets,
affectifs et empathiques). Mais dans sa polysémie, la curatelle porte la même et
massive contradiction entre majorité et minorité. Pour mieux faire apparaître
cette contradiction, il faut décrire la situation de l'enfant mineur qui est
sous la tutelle de ses parents et d'une tutelle qui paraît de part en part
légitime. D'où vient cette légitimité ? De deux choses : de la
faiblesse de l'enfant qui réclame protection ; de l'exigence de progrès et
d'émancipation qui réclament éducation. De ce double point de vue, la tutelle
des parents est une tutelle qui vise la libération de celui qui est sous
tutelle, c'est-à-dire le moment où l'enfant n'aura plus besoin de parent ou de
tuteur. Le tuteur n'est juste (et justifié) qu'à la condition qu'il vise sa
propre négation et, pour cela, qu'il vise (par l'éducation qu'il prodigue) les
progrès et l'autonomie de son enfant : le moment où il sera suffisamment
fort et suffisamment libre pour ne plus avoir besoin de parent et qu'il pourra
devenir lui-même parent. Kant disait « l'homme a besoin d'un maître[3] ». Cela
voulait dire qu'il a besoin d'un éducateur qui développe ses potentialités et
qui le constitue par là même comme maître, maître de lui-même, de ses propres
enfants ou de ses propres élèves qu'il aura à son tour à éduquer. Le maître
n'est pas le dominus
dont la seule visée est de le demeurer perpétuellement ; le maître ici est
le magister qui doit apprendre la
liberté c'est-à-dire à se passer de maître. C'est en ce sens aussi que Hegel
disait qu'éduquer ses enfants, les voir grandir et progresser, c'est voir et
c'est même effectuer sa propre mort. Non pas en un processus funeste et funèbre
qui serait seulement suicidaire. Mais en un processus heureux qui est celui de
la véritable et juste maîtrise, c'est-à-dire de la véritable et juste autorité
qui se défait d'elle-même dans un mouvement d'auto-négation. Est juste alors
une autorité qui contient et comprend ses propres limites, limites dans sa
puissance, limites dans sa durée. Ainsi, la contrainte et l'obéissance qui en
est le résultat ne sont pas le contraire de la liberté. Elles en sont la
condition, ce par quoi il y a ordre, apprentissage et discipline aux deux sens
du terme (autorité reconnue et effective ; corps de connaissances et
méthodes de savoir). Elle en est le moment contradictoire (difficile,
problématique, pénible ; il y a du dominus dans le magister)
qui doit être dépassé. Or justement, c'est cette justification qui vient à manquer
dans les contraintes de la curatelle et la tutelle. Ce qui vient à manquer,
c'est la perspective de la justification du progrès et de l'émancipation ;
c'est le mouvement qui se trouve dans l'éducation des mineurs par lequel la
contrainte et l'obéissance s'effacent progressivement derrière l'autonomie
acquise, c'est-à-dire derrière la majorité plénière de celui qui n'est plus du
tout un mineur parce qu'il possède la capacité de raisonner par lui-même et de
décider pour lui-même, d'obéir à lui-même. La curatelle et la tutelle n'ont
donc comme seule finalité et seule justification que celle de la sécurité du
patient, de son entourage et de la société dans laquelle ils vivent. C'est la
raison pour laquelle elles posent avec une acuité toute singulière et cruciale
la question de leurs limites. Ces limites sont celles du
temps : je crois qu'une curatelle ne peut excéder cinq ans et doit
être renouvelée si la situation est irrémédiable. Elle prend fin : à la
date fixée en l'absence de renouvellement ; à tout moment si le juge le
décide ; si la personne qui y est soumise le demande après avis
médical ; si la curatelle est remplacée par une tutelle. Ces limites sont celles de leur puissance. La curatelle comporte ainsi des degrés :
curatelle simple, renforcée ou aménagée (c'est le juge qui décide des actes que
la personne est en droit de faire seule ou non). Ces limites sont enfin celles de l'imposition de valeurs qui sont celles ou non de la personne qui y
est soumise : c'est la raison pour laquelle le juge qui représente de
façon abstraite et la justice et la société, choisit le ou les curateur(s) dans
le cercle le plus étroit de sa famille et de ses proches. Cette proximité
garantit la reconnaissance par le curateur, et par la justice qui le nomme, de
valeurs partagées avec celles de la personne concrète et affectivement ou
spirituellement engagée dans l'existence. 2) Les questions moralesIl me semble que les problèmes éthiques de la curatelle et
de la tutelle viennent des tensions qui naissent à la croisée d'une pluralité
de questions importantes engageant à chaque fois des principes en contradiction
les uns avec les autres. Je n'ai pas de réponse à ces questions et je doute
qu'il y ait des réponses toutes faites. Je crois par contre que ceux qui
s'occupent de tutelle ou de curatelle (juges, curateurs, proches, experts et
personnels soignants) doivent, à un moment ou à un autre, se les poser. Je vois
quatre ensembles de questions : le premier a trait à la liberté, le second
à la protection, le troisième à la décision pour le bien d'autrui, le quatrième
au maintien d'une relation humaine. a) La libertéQuel est le degré d'affaiblissement des capacités mentales
de l'individu qui fait qu'il ne peut plus décider pour lui et qui justifie que
l'on décide pour lui ? À quel moment est-on autorisé à décider qu'un
individu n'est plus libre de ses actions et de ses pensées ? Comment
décider pour autrui ? La question est ici double : 1) elle est celle
des droits des personnes considérées comme sujets de droit au sens plénier du
terme mais ne disposant pourtant pas de toutes leurs capacités juridiques. 2)
La question est aussi celle, beaucoup plus vaste, de la liberté de chacun qui,
dans l'expérience de sa propre liberté, fait l'expérience courante qu'il ne
dispose pas de tous les moyens lui permettant d'agir en toute connaissance de
cause. Prenons l'exemple du consentement éclairé. Ruwen
Ogien dans L'Éthique
aujourd'hui, écrit à son égard : « La notion de consentement
n'aurait probablement pas de sens si ses critères d'identification étaient trop
exigeants. Si, par exemple, pour consentir authentiquement, il fallait être
absolument libre de toute dépendance (y compris émotionnelle, inconsciente et
autres), parfaitement rationnel, posséder une connaissance complète de toutes
les étapes et de toutes les conséquences de l'action à laquelle on consent,
etc., alors, évidemment, personne ne pourrait consentir authentiquement à quoi
que ce soit[4]. »
L'aspect particulièrement flou des déterminations qui font qu'un consentement
est éclairé pour une personne dite normale, se trouve renforcé pour une
personne mentalement handicapée ou plus ou moins démente. Mais où et comment
mettre alors la limite à la compréhension des principes et des conséquences
d'une action ? b) La protectionLa faiblesse voire l'extrême fragilité de la personne
handicapée et dépendante, du dément, du comateux végétatif suppose la question
de sa protection. La recherche de la protection d'autrui (contre les autres et
contre lui-même) ne relève t-elle pas d'un abus de pouvoir ? D'un abus de
faiblesse ? Qu'est-ce qui garantit contre cet abus de faiblesse, lequel
semble structurellement induit par la situation de la personne dépendante
d'autrui ? La question de la protection pose donc les questions
suivantes : est-il moralement autorisé et juste de porter assistance à des
personnes en danger ? Le devoir d'assistance a-t-il des limites ?
Comment concilier le souci de sécurité (matérielle, affective) et l'exigence du
respect de la liberté ? Protéger quelqu'un contre lui-même a-t-il un
sens ? Est-ce que ce n'est pas s'engager sur la voie du paternalisme, dans
celle de l'ingérence vis-à-vis d'autrui pour la raison et la justification de
l'incapacité d'autrui — incapacité plus ou moins provisoire ou plus ou
moins permanente — de délibérer et de décider par lui-même ? On voit
que ces questions nous amènent à dépasser et à transgresser l'idée courante
d'une morale et d'un droit qui en resteraient à la simple interdiction de ne
pas nuire à autrui en laissant hors interdit moral et juridique le rapport de
soi à soi, les obligations qu'un individu a envers lui-même. Cette idée d'un
principe unique et même exclusif de non-nuisance est celle de John Stuart Mill
au début de son ouvrage De la liberté
(1859) : L'objet de cet essai est d'affirmer un principe très simple, qui soit à même de régler entièrement les rapports de la société avec l'individu, en ce qui concerne la contrainte et le contrôle ; que les moyens utilisés soient la force physique, sous la forme de sanctions légales, ou la contrainte morale de l'opinion publique. Ce principe est que la seule fin pour laquelle les hommes soient justifiés, individuellement ou collectivement, à interférer avec la liberté d'action de n'importe lequel d'entre eux, est l'autoprotection. La seule raison légitime que puisse avoir une communauté civilisée d'user de la force contre un de ses membres, contre sa propre volonté, est d'empêcher que du mal soit fait à autrui. Le contraindre pour son propre bien, physique ou moral, ne fournit pas une justification suffisante. On ne peut l'obliger ni à agir ni à s'abstenir d'agir, sous prétexte que cela serait meilleur pour lui ou le rendrait plus heureux ; parce que, dans l'opinion des autres, il serait sage ou même juste d'agir ainsi. Ce sont là de bonnes raisons pour lui faire des remontrances ou le raisonner, ou le persuader, ou le supplier, mais ni pour le contraindre ni pour le punir au cas où il agirait autrement. La contrainte n'est justifiée que si l'on estime que la conduite dont on désire le détourner risque de nuire à quelqu'un d'autre. Le seul aspect de la conduite d'un individu qui soit du ressort de la société est celui qui concerne autrui. Quant à l'aspect qui le concerne simplement lui-même son indépendance est, endroit, absolue. L'individu est souverain sur lui-même, son propre corps et son propre esprit[5]. Le texte de Mill nous introduit au troisième ordre de
questions puisqu'en posant l'idée selon laquelle il n'est pas juste de
contraindre quelqu'un pour son propre bien, il passe du bien physique (qui
concerne la sécurité) au bien moral (qui concerne la question de la vie bonne
ou heureuse). c) La décision pour le bien d'autruiLe curateur ne semble pas avoir en effet pour seule fonction
celle de garantir la sécurité, c'est-à-dire celle de garantir la protection
contre soi-même et contre les autres. De façon beaucoup plus large et plus
difficile, il semble avoir pour fonction de s'occuper de la personne dépendante
pour son confort, pour son bien-être et (de façon plus indéterminée encore),
pour ce que l'on appellera son bien. D'où les quatre questions suivantes :
Est-il moralement autorisé et juste de faire le bien de l'autre s'il ne le
demande pas ? Faire le bien de l'autre est-il, pour les proches, un devoir
moral auquel ils doivent s'obliger ? Est-il juste que le droit les y
contraigne ? Est-ce qu'il n'y a pas ici l'aménagement d'un autre
paternalisme, un paternalisme fort
cette fois-ci, dans la mesure où il ne porte pas seulement sur l'exigence de ne
pas nuire à soi et aux autres, mais visant à promouvoir un modèle de vie bonne
enté sur un ensemble de normes plurielles et inévitablement discutables ? Ces quatre questions en amènent deux autres. Si le
paternalisme semble inévitable dans le cas du grave déprimé suicidaire, du
débile plus ou moins lourd, du dément, comment alors décider pour autrui, et
qui est le mieux placé pour décider pour autrui ? La famille, mais elle peut avoir des
conflits d'intérêt avec le malade ? Le juge,
mais ses décisions équitablement prises et rationnelles demeurent sûrement éloignées du choix de vie, des convictions et des normes
existentielles du malade. De la personne
de confiance, si tant est que le malade ait été capable de la nommer un
jour et que, dans le cas où il fut capable de le faire, il n'a pas oublié de le
faire ? En outre, à l'interrogation « comment décider pour
autrui ? », deux modèles s'offrent à nous : 1) celui « du
meilleur intérêt » : prendre les décisions en fonction de ce qu'une
personne raisonnable choisirait pour elle-même. Mais ce qu'une personne en
bonne santé choisit pour elle-même n'est probablement pas identique aux
souhaits d'une personne démente. La vie bonne d'une personne raisonnable est
sans doute très différente de la vie bonne pour une personne atteinte d'un
alzheimer très avancé. 2) Voilà pourquoi un second modèle est possible :
celui « du jugement substitué » : puisque, comme on vient de le
dire, l'intérêt est variable et relatif, on cherche cette fois à prendre les
décisions en fonction de ce que la personne malade pourrait prendre pour elle-même
ou aurait pu prendre s'il elle avait été capable de le faire. Ce second modèle
est aussi insuffisant car il laisse la place aux spéculations. Il semblerait
que l'insuffisance et l'aporie sont ici indépassables et que la décision pour
autrui étant à jamais insatisfaisante, elle doive prendre la forme d'un
processus dialogique et pluriel (famille, juge, équipe médicale), processus
devant être sans cesse corrigé, transformé, contrôlé et discuté. d) Le maintien d'une relation humaineComment maintenir les personnes malades — dans les cas les plus graves radicalement non autonomes et ne pouvant plus rien décider pour elles-mêmes et ne pouvant ni penser ni s'exprimer elles-mêmes — dans la communauté des humains[6] ? La question se pose du point de vue de la définition de la personne humaine telle que notre tradition philosophique et culturelle nous la transmet d'une part, et au regard des déficiences que la démence par exemple impose violemment d'autre part. Nous considérons que la personne est un sujet qui dispose en acte ou en puissance de la raison. Ce qui suppose : a) la fonction symbolique (langage, le logos), b) la liberté (distance par rapport à la causalité naturelle qui lui permet d'agir sans pâtir), c) la responsabilité ("je" est l'auteur de ses actes. Il répond d'eux et on peut les lui imputer car il les comprend ou y consent), d) l'autonomie (la liberté en tant qu'elle passe par une loi à laquelle le sujet se soumet volontairement parce qu'il est capable de se la représenter). Reconnaître ces quatre caractéristiques, c'est reconnaître l'essence de l'homme d'un côté, et c'est constituer en même temps cette essence comme fondamentalement morale d'un autre côté. En effet, admettre ces quatre propriétés, c'est déduire inévitablement qu'on ne peut traiter la personne humaine comme une chose. Une chose est utilisable, maniable, échangeable ou vendable. Sa valeur est toujours relative : relative à une finalité dont elle sera le moyen; relative aux autres choses par rapport auxquelles elle a un prix (une valeur relative, une valeur d'échange). Inversement, la liberté humaine commande que l'on ne considère absolument pas l'homme comme une chose : a) l'homme est digne de respect, on a des devoirs par rapport à lui et il a des devoirs par rapport à lui-même (« Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de toute autre, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen » dit Kant) ; b) il n'est pas utilisable et ne doit pas être considéré comme seulement un moyen (respecter la personne humaine c'est la considérer comme une fin) ; c) il a une valeur mais cette fois absolue, une valeur qui transcende toute les autres (il n'a pas de prix, n'est pas échangeable et doit être mis en dehors des contrats et de toute patrimonialité) ; il est sacré. La loi morale commande donc de reconnaître l'humanité en chacun d'entre nous et d'agir conformément à cette reconnaissance. Comme la personne a une valeur absolue, la loi morale commande absolument ou catégoriquement (en dehors de la considération des situations : « Tu dois donc tu peux » déclare Kant). Dans cette rapide analyse, on voit bien comment le handicap mental très lourd, la démence (le coma végétatif) tendent à faire sortir la personne de l'humanité ; en tout cas à la mettre aux marges de l'humanité dans la mesure où viennent justement à manquer le langage, l'expression, la délibération, la décision. Et cette marginalisation est d'autant plus risquée que vient aussi à manquer plus sûrement encore une autre reconnaissance : la reconnaissance réciproque, psychologique cette fois, de l'autre : a) du proche qui ne reconnaît plus la personne malade et dépendante, b) de la personne démente qui ne reconnaît pas ses proches, ses aidants et ses soignants. Les témoignages des proches des malades d'Alzheimer à un stade très avancé disent à peu près tous la même chose : par exemple Jean-François Malherbe à la fin D'un pas de philosophe en montagne[7] : Les maladies sont une partie de l'existence : même quand elles mènent à la mort, ce sont des événements de la vie […], on finit par leur trouver un sens ; c'est pourquoi on aime tant en parler. Mais ici [dans l'alzheimer avancée de sa femme], c'est la mort qui fait partie de l'existence, elle s'est tranquillement installée dans la durée des jours et des années. Elle est devenue le principe hégémonique. […] L'autre se porte bien […]. Et pourtant elle décline, elle dégénère ; son corps s'avachit, sa personnalité se défait, sa conscience s'obscurcit, son humanité se dégrade. Elle ne se connaît plus dans son image. Se connaît-elle encore elle-même ? Bientôt elle ne sera plus rien ; rien de celle qu'elle devrait être si elle vivait, rien non plus de celle qu'elle a été quand nous vivions ensemble, rien. (p. 282) Par delà l'expression de la souffrance et de la peine, se
dit bien ici le processus de déshumanisation qui atteint son acmé dans cette
équation (dans cette identification) que le texte fait de part en part, entre
la vie et la mort, entre l'être et le rien. Le maintien du malade dans la communauté des humains semble
alors l'exigence majeure : l'aide des proches et des soignants, le système
juridique de la tutelle, sont les instruments de cette humanisation de principe
(socialement et politiquement reconnue) qui est déontologique au sens où cette
humanisation est un devoir devant être maintenu quelles que soient les
situations. Il me semble aussi que, dans presque toutes les situations,
la triple reconnaissance a) de la dignité et de la vulnérabilité de la personne
du malade[8], b) d'une
présomption de compétences du malade (d'une pluralité de compétences relatives
et diversifiées qui empêche de considérer la maladie comme déficience pure et
exclusive), c) du principe selon lequel le point de vue du malade possède toujours et malgré tout un sens (sens au
triple sens d'émotion, de signification et de direction), cette triple
reconnaissance donc permet les conséquences les plus positives ou les moins
négatives, à la fois pour la personne dépendante et pour les aidants ou les
soignants. Enfin, il me semble que la co-présence
d'une éthique déontologique (héritée
de Kant) et d'une éthique conséquentialiste (héritée du pragmatisme
anglo-saxon : prise en compte des conséquences d'une action par son auteur
responsable de son action mais aussi de ses effets futurs dans des situations
singulières) doit être également compliquée par la présence d'une éthique de la vertu (héritée
d'Aristote). Cette éthique de la vertu ne pose plus la question « que
dois-je faire ? » ; elle ne pose plus la question « comment
promouvoir un meilleur état du monde en augmentant le bien et en diminuant le
mal ? »; elle pose la question : « quel genre de personne
dois-je être ? Quelles sont les vertus comme but de l'action morale
(la justice, le courage, la compassion, l'humilité) » ? Ces valeurs
sont toujours discutables, mais elles sont nécessaires à la façon que nous avons
de définir « l'homme agissant ». On voit donc, en guise de conclusion, que la prise en charge
morale et juridique de la personne extrêmement dépendante nous met face à des
difficultés théoriques, des contradictions insurpassables que j'ai appelées en
commençant des apories. Je pense qu'on ne pourra jamais sortir de ces apories.
L'action juste ou prudente (au sens aristotélicien de phronimos, phronesis : action réfléchie
qui vient d'une délibération et d'une expérience au sein de la contingence et
de la singularité des situations ; l'homme prudent crée la règle au lieu
d'appliquer une règle universelle et préétablie) eu égard à ces situations
inextricables, sera donc nécessairement approximative. Approximative, elle sera
frustrante et décevante dans la saisie (la plus exacte que nous pouvons) des
difficultés et des opacités au sein desquelles ces situations nous jettent. À la précarité et à la vulnérabilité de la vie répond donc
la précarité et la vulnérabilité de la pensée et des décisions que cette
pensée, difficilement, permet. Pierre-Henry
Frangne [1] Kant, Qu'est-ce que les Lumières ? (1764), in Œuvres complètes, Gallimard, 1985, coll. de la Pléiade, tome 2, p. 209 et suiv. [2] Voir Michel Foucault, « Qu'est-ce que les Lumières ? », (1984), in Dits et écrits, Gallimard, 1994, tome 4, p. 565. [3] Emmanuel Kant, Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784), sixième proposition, trad. et commentaire Jean-Michel Muglioni, éditions Pédagogie Moderne, 1981, p. 17. [4] Ruwen Ogien, L'Éthique aujourd'hui, Gallimard, 2007, p. 141. [5] John Stuart Mill, De la liberté (1859), trad. Alain Pataut, Presses Pocket, 1977, pp. 39-40. [6] Voir l'article de F. Gzil, « Le souci des autres : enjeux éthiques de l'accompagnement informel des malades d'Alzheimer », dans la revue NPG, neurologie, psychiatrie, gériatrie, 2008, pp. 8-21. [7] Jean-François Malherbe, D'un pas de philosophe en montagne, Librairie J. Vrin, 2012, p. 278 et suivantes. On pourra aussi se reporter à Jean-Pierre Vernant dans un entretien, Alzheimer, penser, accompagner, agir, Babylone, 2004. [8]
Avoir le souci du plus faible physiquement et mentalement : le malade
dépendant, l'enfant, le vieillard sénile, le comateux végétatif. |
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