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Entre le crépuscule et le ciel
Une lecture de « Congé au vent »

Au seuil de Seuls demeurent, est-il possible de ne pas lire « Congé au vent » comme un geste d'accueil et d'initiation : accueil en un lieu du monde, initiation à un certain regard sur ce monde ?

Congé au vent

 

À flancs de coteau du village bivouaquent des champs fournis de mimosas. À l'époque de la cueillette, il arrive que, loin de leur endroit, on fasse la rencontre extrêmement odorante d'une fille dont les bras se sont occupés durant la journée aux fragiles branches. Pareille à une lampe dont l'auréole de clarté serait de parfum, elle s'en va, le dos tourné au soleil couchant.

Il serait sacrilège de lui adresser la parole.

L'espadrille foulant l'herbe, cédez-lui le pas du chemin. Peut-être aurez-vous la chance de distinguer sur ses lèvres la chimère de l'humidité de la Nuit ?

La passante

De quoi nous parle ce poème ? D'une rencontre dans un paysage de collines à la saison des mimosas : une fille s'en va, lampe et parfum, que croise un promeneur à la tombée du vent dans le suspens du soir. Image déjà, cette cueilleuse, de « la passante sur l'horizon », comme Diane la Transparente ou cette bohémienne de Céreste que le poète retient une nuit dans sa cache et qu'il écoute, « paupières baissées », repartir au matin et « disparaître parmi les pierres et l'auréole (du) jour »[1]. C'est aux lisières de la nuit le plus souvent, crépuscule ou aurore, que passent, dans la poésie de René Char, ces figures féminines dont la beauté conduit vers un secret du monde.

Encore enfant de la matière

Du paysage dessiné dans ses lignes et ses couleurs, saisi dans sa lumière et son parfum, au mystère de la nuit, c'est un parcours proprement initiatique que ce poème offre au lecteur : selon un cheminement qui, partant du visible, mène aux abords d'un invisible, dont un autre poète, Yves Bonnefoy, a su dire ailleurs la nature :

« L'invisible, ce mot a de l'importance pour moi, je lui fais signifier l'excès du visible en sa matérialité infinie sur nos moyens de conscience. »[2]

Il y a bien, pour René Char, un invisible inscrit dans le réel, et offert aussi bien au flash du photographe qu'à la flèche du poète comme on peut le comprendre à la lecture de la postface écrite par lui au moment de la parution, en 1965, de La Postérité du soleil. Rappelant, dans ce texte placé sous le titre si lumineux de « Naissance et jour levant d'une amitié », les péripéties d'une histoire et le sens d'un projet, il précise :

 

LA POSTÉRITÉ DU SOLEIL naquit de la rencontre d'une jeune photographe, Henriette Grindat, du plaisir que Camus prenait de plus en plus à parcourir ce pays, et de mon désir, quand je vis les premières photographies d'Henriette Grindat, d'obtenir des images, des portraits, des paysages du Vaucluse qui différeraient des photographies cartes-postales ou des documents de pure recherche que leur maniérisme involontaire exile aussitôt.
Nos yeux trop rapides, peut-être trop habitués, n'en peuvent transmettre que la boursouflure ou un ascétisme affecté. Tous les paysages cessent de se valoir dès qu'on différencie le relief de leur peau pour en exprimer l'aspect mental qui nous importe. Je voulais qu'Henriette Grindat saisît avec son objectif l'arrière-pays qui est l'image du nôtre, invisible[3] à autrui, et nous donnât ce que je m'efforce dans la poésie d'atteindre, si dire cela n'est pas trop hasardeux : le passé voilé et le présent où affleure une turbulence que survole et féconde une flèche hardie.[4] »

 

Saisir dans le paysage du Vaucluse l'arrière-pays, invisible à autrui, n'est-ce pas ce que le poète parvient à faire ici, donnant à voir, à sentir, puis suggérant un au-delà de l'image (visuelle-olfactive) d'abord offerte à l'appréhension du lecteur. La démarche du poème tient à ce mouvement vers un excès du visible encore envisagé en sa matérialité.

Ce qu'il nous offre en effet demeure jusqu'au bout « enfant de la matière »[5] : une fille odorante et des lèvres où se laisse apercevoir quelque chose qui est peut-être comme « l'humidité de la Nuit », dans le paysage fleuri d'une fin d'hiver et l'éclairage du soleil couchant ; et ce don est tenu tout entier sous un « regard admirablement nuancé », apte à saisir ce qui glisse comme un simple possible ou une promesse aux confins du sensible.

Genèse d'un réel demeuré réel

Si ce poème peut apparaître comme un geste d'accueil adressé au lecteur, c'est sans doute d'abord par la façon dont il l'invite à s'avancer sur les sentiers d'un arrière-pays invisible à autrui, mais aussi par la façon dont il le guide sur les chemins secrets du travail créateur. Rien ici des éclats d'une écriture d'étincelles et de foudre si propre à éblouir et aveugler dans le même jaillissement trop vite éteint.

Renonçant au jeu ultrarapide du court-circuit qui est devenu très tôt sa marque propre, le poète a choisi, on dirait, en écrivant ce texte de 1938, de livrer quelque chose du mouvement par lequel peut s'accomplir, au moyen des mots les plus simples, la métamorphose d'un réel demeuré malgré tout réel et livré dans sa vérité oubliée ou trop souvent inaperçue. Rare, au sein de cette œuvre, un accompagnement patient ainsi accordé au lecteur, rendu témoin ici véritablement d'une genèse poétique.

Dire l'éclat d'une saison

Selon une démarche tributaire d'une longue tradition, tout commence par une description ; une description minimale certes, mais dont l'effet est de définir un site, posé sous les yeux du lecteur dans sa pleine réalité de chose vue. L'instrument styliste en est l'usage massif du substantif (flancs / coteaux / village / champs / mimosas), un substantif pleinement chargé de concret. Quelques mots, et c'est tout un paysage des Alpilles qui s'impose au regard : la ligne d'un relief, un village à mi-pente : un village singulier – valeur de l'article défini : du village –, mais laissé à son anonymat, village unique et exemplaire. Une terre sous l'éclairage d'une saison, dans l'explosion des premiers signes du printemps, ces mimosas où l'on peut voir la réplique provençale des amandiers de Tipasa.

« Bivouaquent des champs de mimosas » dit le texte. Le verbe vient-il, à la ligne des collines, ajouter le dessin des silhouettes pyramidales d'un campement de fortune ? Mis en relief par l'inversion, il marque à coup sûr dans la phrase le sommet des vagues successives et heurtées dont les « a » terminaux bornent les trois mesures irrégulières : À flancs de coteau du village / bivouaquent /des champs de mimosas. À l'éclat visuel du jaune vif qui triomphe dans le paysage répond ainsi dans le texte la reprise en écho de la même note vocalique et sonore autour d'un verbe qui parle à l'imagination d'une invasion florale allant au pas de la saison.

Et le motif du mouvement affleure ainsi dans le poème : mouvement du temps auquel va s'associer un mouvement dans l'espace.

À partir de ces données premières, s'opère une double focalisation progressive, sur les plans temporel et spatial, selon un schéma que l'on peut figurer ainsi : le second versant de l'hiver (floraison des mimosas) > un dernier temps sur ce versant (époque de la cueillette) > une heure à la fin du jour (celle du couchant) > un instant au seuil de la nuit, celui où se croisent le promeneur et la cueilleuse de mimosas ; un paysage > une fille > ses lèvres.

Mouvement de focalisation qui a son envers dans l'ouverture : le passage du jour à la nuit fait glisser du visible au non visible, du mesurable au sans limites où le regard perd ses pouvoirs et se confie à d'autres formes du sentir. En même temps que s'estompe un éclat, que se ferme un champ du sensible, s'élargit et s'approfondit un espace du mystère.

Le don de l'éventuel

Insaisissable d'un texte qui déplace ses propres frontières : « Congé au vent » est un poème qui touche au descriptif (dessin d'un paysage) et au narratif (évocation d'une rencontre), mais sans s'y tenir, sans se réduire à ces seules dimensions. De même qu'il prend pour décor un lieu à la fois singulier et exemplaire, on l'a vu, il fixe un instant unique et pourtant répété (« il arrive que »), plaçant la rencontre dont il parle sous le signe de l'éventuel. Si la notion est à prendre d'abord au sens grammatical du terme (fait possiblement répété), elle est à prendre aussi au sens que lui accordent les surréalistes, prêts à s'ouvrir à ce que Breton lui-même appelle précisément le vent de l'éventuel. Mais on a quitté, dans ce poème de René Char, l'espace urbain qui est celui du Paysan de Paris, comme du héros de Nadja. La rencontre ici évoquée ne tient plus aux caprices d'un hasard qu'il faudrait provoquer, la voilà devenue la chance très probable dont un sol généreux, à la saison du mimosa, est prête à offrir la faveur.

Pas plus que pour le village lui-même, rien n'est dit sur l'identité du promeneur qui devient bientôt le destinataire de la parole, mais qui n'est d'abord qu'un « on » totalement anonyme. Ce passant, plutôt familier de l'endroit, semble-t-il, n'est ni le travailleur des champs, ni sans doute un touriste étranger à la terre de Provence ; c'est le flâneur du soir, rêveur, poète, légèrement équipé et qui, ne s'éloignant guère du village, va, chaussé simplement d'espadrilles. Bivouaquer / faire la rencontre : tout est placé sous le signe de l'instant, où pourra se glisser une chance à saisir.

Les dieux sont dans la métaphore

Mouvement et pourtant suspens : Le mimosa dont la floraison est bien sûr éphémère, se trouve placé, à l'échelle du temps bref – celui des heures du jour – sous le signe de la persistance, pointée elle-même dans le texte, par une indication de distance (« loin de leur endroit »). La merveille – objet on le sait, de la quête surréaliste – ici offerte comme une faveur de la terre et du soir, est celle d'une odeur florale détachée d'abord de son support végétal, rapportée à la seule figure féminine qui en est devenue la source mystérieuse et mobile (« rencontre extrêmement odorante d'une fille ») : double déplacement de l'odeur –de la fleur à la fille dans la durée du jour, et du mot fille au mot rencontre à la faveur de l'hypallage dans le travail du texte. Mystère vite élucidé pour le lecteur par la précision qui suit : « dont les bras se sont occupés aux fragiles branches ». Démarche explicative  remontant de l'effet à la cause, de l'abstrait (« rencontre ») au concret (« fille » ; « bras » ; « branches »), du parfum au geste de la cueillette, de l'impression olfactive à l'image visuelle d'une forme féminine mêlée, dans les rameaux légers, à l'éclat des bouquets. Notons la présence de l'adverbe « extrêmement » qui allonge le syntagme et confère une sorte de lourdeur à l'expression : extension, insistance et durée au niveau de l'énoncé, saturation sonore aussi, liée à l'accumulation des voyelles nasalisées et au retour de la vibrante (rencontre extrêmement odorante / durant / branches) : richesse olfactive persistante et chargée d'une force de diffusion rayonnante, invasion par l'image de tout l'espace du sensible.

Le premier étage de la fusée poétique, pourrait-on dire familièrement, est en place : va pouvoir se déployer l'image vers laquelle tout, jusqu'ici, a conduit : « Pareille à une lampe dont l'auréole de clarté serait de parfum… » On a affaire ici à une comparaison explicite et préparée, pleinement motivée, rare chez René Char, adepte comme Breton et Reverdy de la recherche de l'écart :

« Les dieux sont dans la métaphore. Happée par le brusque écart, la poésie s'augmente d'un au-delà sans tutelle. »

« À Faulx contente », 1972, O.C., p. 783

Cette comparaison comporte un double niveau métaphorique : la jeune femme est devenue lampe, foyer de diffusion non de clarté, mais de parfum. Notons que, par-delà le glissement métaphorique souligné par le poète, l'analogie (fille = lampe) demeure justifiée par le contexte : faisant face au passant du soir, la jeune fille apparaît sur un fond de lumière, celle du soleil couchant qu'elle a dans le dos et qui lui fait comme une auréole ; vision en contre-jour qui éblouit et masque en partie.

Silence et distance, rite et médiation

Le mot « auréole », qui rend compte d'une impression sensible associée à l'idée de déploiement circulaire lumineux –en la faisant glisser toutefois du visuel à l'olfactif—, induit une idée de sacré, sur laquelle enchaîne le texte (« Il serait sacrilège de lui adresser la parole »), en un point où s'observe une mutation dans la nature de la parole poétique : on va passer d'un énoncé purement narratif/descriptif à un énoncé prescriptif (« cédez-lui le pas du chemin »). Silence et distance préservée, ni parole, ni contact : deux formes d'un même interdit, deux modalités d'un même rite destiné à ouvrir la voie pour une révélation. Ascèse du désir dont l'objet se déplace et se retire dans un espace dont la promesse est portée par la sève d'une chair déjà effleurée par la nuit : « Peut-être aurez-vous la chance de distinguer sur ses lèvres… ».

Ce qui fait le pouvoir poétique de ce texte, c'est que, même en ce point ultime où s'affirme sa dimension initiatique, on ne quitte pas l'espace de la réalité sensible, champ du toucher et du regard. Effets convergents d'une double médiation : celle de l'herbe et celle des lèvres, celle du monde végétal et celle de la femme, semblablement reliées à l'humide et au nocturne dans la poésie de René Char.

 

Lieu, heure, rencontre : les données descriptives et narratives loin d'être oubliées se trouvent complétées. « L'espadrille foulant l'herbe, cédez-lui le pas du chemin » : image, à flanc de coteau, du sentier étroit où l'on ne peut se croiser, où l'un doit céder la place à l'autre, image aussi de la pente herbue où se pose le pied. Tenue et geste du promeneur : tout demeure offert à la vue du lecteur. Tout s'explique : le pas de côté et, à travers la semelle légère, la sensation d'un tissu végétal que le pied vient presser. Un décor, une présence et un rite ; le poids des choses quotidiennes, le prix des gestes les plus simples : une attention aux nuances du sentir et voici sans doute accordée la faveur de l'ouverture du signe et de l'accès au sens.

« Peut-être aurez-vous la chance de distinguer sur ses lèvres la chimère de l'humidité de la Nuit ? »

Nous arrivons au terme du poème en même temps qu'au terme du jeu de focalisation dans l'espace dont nous avons observé les étapes (paysage > fille > lèvres), en un point où va se faire le glissement du visible au non visible. Et ces lèvres, baignées dans une ombre de contre-jour et offertes un instant à travers un mixte de distance et de proximité à la seule saisie incertaine du regard, revêtent alors les traits de l'objet du désir tout à la fois donné et refusé selon le motif qui prévaut dans toute quête initiatique. Et pourtant un déplacement s'opère à nouveau à cet endroit ; « le seuil du soir se creuse », comme le dit ailleurs le poète : les lèvres ne sont plus qu'un relais au sein d'une quête dont l'objet se retire.

Des mots artésiens

Est-il possible de lever un à un les voiles amassés par le poème autour de cet objet, en commençant par explorer ce qu'il y a sans doute de plus immédiatement saisissable dans le réseau des images ici associées ?

« (…) sur ses lèvres la chimère de l'humidité de la Nuit »

Les seuls mots marqués ci-dessus en italique forment une sorte de constellation trinitaire (femme > lèvres / humidité / nuit) dont le dessin se donne souvent à lire dans la poésie de René Char. La nuit est femme, la femme est nuit ; et l'une et l'autre se trouvent placées sous le signe de l'eau, et donc de la fécondité —selon une vérité inscrite à la racine même des mots : femina/fecundus – mais aussi de l'éros. Le parcours rapide de quelques occurrences peut suffire à établir cette présence thématique et à éclairer les liens qui s'y nouent.

Nuit-prairie (herbe/sol/sous-sol)-vie prénatale (femme) :

« À en croire le sous-sol de l'herbe où chantait un couple de grillons cette nuit, la vie prénatale devait être très douce. »

Feuillets d'Hypnos, 73, O.C. , p. 192

Nuit-sève végétale-terre (fécondité) :

« Nuit, mon feuillage et ma glèbe. »

La Bibliothèque est en feu, O.C., p. 386

Femme-rosée/éros :

« Jeunes hommes, préférez la rosée des femmes… »

« Le rempart de brindilles », O.C, p. 360

Nuit-objet du désir ou espace de la satisfaction du désir :

« (il) attendit la nuit en désirant. »

« Sous le feuillage » Aromates chasseurs, II, O.C., p. 524

Femme (destinataire de la parole : tu) lampe-nuit :

« Tu es lampe, tu es nuit… »

« La vérité vous rendra libres », Les Matinaux, O.C., p. 308

Nuit-espace de gestation ou de préservation du mystère :

« La reconduction de notre mystère, c'est la nuit qui en prend soin… »

« Sur une nuit sans ornement », La Bibliothèque est en feu, O.C., p. 393

Ou bien encore ces mots qui disent à la fois la loi du poème, celle de l'amour, de la lumière et de la nuit :

« (J'aime qui m'éblouit puis accentue l'obscur à l'intérieur de moi.) »

« Rougeur des Matinaux », O.C., p. 330

Le très court florilège thématique ainsi formé permet d'apercevoir quelque chose du réseau associatif dans lequel se trouvent intégrés, au sein d'un imaginaire, les motifs de la chair féminine (lèvres), de l'humidité et de la nuit explicitement présents dans le dernier segment du texte ; la rosée que promet l'humidité de la Nuit n'est que l'autre visage de l'éros féminin, dont les lèvres sont le signe et le lieu : éros féminin dont la nuit est l'espace confident.

Mais une autre charge d'images, dont l'efflorescence s'est déployée au sein du parcours poétique accompli, demeure dans la mémoire du lecteur :

 

 

     clarté

 

 

 

 

 

 

 

     fille  =  lampe  <  auréole  <  parfum  <  mimosa (fragiles branches/sève)  > lèvres (humides)    

 

 

 

 

 

 

 

soleil couchant                   >       Nuit   >              humidité     

 

 

 

 

 

 

chimère (fille du feu < figure de la fable + idée de rêve, de séduction, d'impossible)

 

Tous les termes ici sont importants et d'abord le premier ; chimère, un mot qui renvoie au champ de l'imaginaire. On connaît son emploi chez Nerval, où il dit à la fois la séduction du rêve et cette charge d'illusion donnée à sentir par le choc du réel. Ainsi à la clôture de Sylvie :

« Telles sont les chimères qui charment et égarent au matin de la vie » [6]

Mais on sait aussi comment l'auteur d'Aurélia travaille à mettre à distance la signification péjorative que revêt le terme dans le cadre d'une approche étroitement rationnelle et pleine de défiance vis-à-vis de certaines productions du songe. Le mot peut impliquer chez lui, au moment même où il feint de la mettre à distance, l'idée revendiquée d'une révélation inscrite précisément dans un champ ouvert à l'esprit humain de façon privilégiée par l'état de rêve ou de folie (rêverie supernaturaliste, dit l'auteur), – vision à laquelle les surréalistes, on le sait, ne sont pas fermés. Notons aussi que le mot « chimère » peut garder quelque chose d'une origine où il désignait un être fabuleux crachant le feu.

Si le mot portait ici, en lui, comme une trace de la réalité mythique à laquelle d'abord il a renvoyé, il constituerait alors le dernier écho dans le poème de la chaîne thématique dessinée par les mots : lampe, auréole, soleil couchant. Apparaissant à contre-feu du jour, la cueilleuse de mimosa, qui peut offrir au regard du passant la fraîcheur d'une pulpe charnelle, nocturne et végétale, rassemblerait en elle la même « alliance des contraires » que la Sylvie de Nerval, fille à la fois du feu et de la forêt.

Une entrée dans la nuit et la descente dans les profondeurs du langage : voilà ce que propose tout à la fois ce poème de René Char.

Congé au vent ou Éros suspendu

Mais évitons de trop décomposer une expression dont l'unité de sens est à la fois scellée et signifiée par une très forte cohésion formelle ; fluidité et continuité d'un tissu sonore dont, après la finale du mot « chimère », l'éclat vocalique va s'éteignant au long d'une chaîne de consonnes uniforme : « la chimère de l'humidité de la Nuit ». Fonction pivot du mot central dans le tissu du texte sur le double plan phonique et thématique : lieu de condensation – il rassemble tous les motifs de la sève végétale et charnelle – et d'extension – ampleur du volume syllabique où se déploient les trois voyelles –, il prépare à la plénitude du sens dont le mot ultime du poème (Nuit) assure la charge concentrée dans sa modulation vocalique, conclusive et unifiée.

Autour de ce mot, tout un halo de significations : suggestions inépuisables, à la limite du saisissable, qui orientent vers l'idée d'une réalité située à la fois dans l'ordre du sensible (« humidité/Nuit ») et hors de cet ordre (« chimère »).

Parlant d'une chance d'initiation offerte au promeneur dans un paysage de Provence aux abords du printemps, une initiation qui aurait comme condition un geste de retrait – silence et distance –, le poème est lui-même cette chance accordée au lecteur par l'évocation d'une réalité sensible, lèvres d'une fille odorante rentrant des champs de mimosas, mais à travers une formulation telle que la chose évoquée, désignée, voit néanmoins son mystère préservé ; offrande dans les mots d'une chose qui se retire en même temps qu'elle se donne.

Rien pourtant, chez René Char, faut-il le rappeler, dans sa vision de l'amour, qui relève tant soit peu du mysticisme nervalien : « (…) il fallait qu'elle apparût reine ou déesse, et surtout n'en pas approcher »[7]. Le lecteur familier de l'œuvre se souvient des confidences du poète touchant aux deux étés de son adolescence éclairés par la présence si pleine de cette femme que Louis Curel désigne comme « un ange charnel ».

« Je venais d'avoir quatorze ans et Diane n'avait que l'âge du désir qu'elle suscitait », écrit-il, après avoir confié : « Les yeux vert jade de Diane, au fur et à mesure des jours, des occasions, des rapprochements, avaient promené l'incidence de leurs rayons sur le gamin que je cessais d'être. Une fraxinelle fleurissait dans la cour. Nous étions au mois de juillet. La présence fiévreuse de l'univers grandissait. Elle était Diane la Transparente et elle était la femme aux offrandes opaques et spacieuses. »[8]

Le poète de la Sorgue, on le voit, a appris très tôt à se pencher sur la source où puiser « la gorgée rayonnante ». Il n'est pas l'homme, ni l'amoureux paralysé par l'interdit.

« Je te vis, la première et la seule, divine femelle dans les sphères bouleversées. Je déchirai ta robe d'infini, te ramenai nue sur mon sol. L'humus de la terre fut partout. »[9]

Pourquoi, dans ce poème, face à ce don du soir d'une telle richesse sensible et d'une telle plénitude sensuelle, pourquoi l'inattendu de ce suspens ?

« À un mètre de moi, elle leva les yeux. Je ressentis cette fulgurance qu'on a devant un événement préfiguré et résolu sur l'heure. Sans un mot, j'avançai vers elle une main qu'elle me prit, et la cache cessa d'être une cache pour devenir une chambre d'amour. »[10]

Voilà le geste immédiat appelé par la rencontre éblouie de la jeune bohémienne de Céreste qui « gravissait les marches de l'escalier de la ruelle ». Pourquoi céder ici au sentiment d'un sacrilège ? Pourquoi, sur cette entaille du sentier, au bord d'une herbe qui sait être si douce à fouler, cet étrange congé donné au vent de la violence, à la fureur, en soi, du « désirant »?

Sans doute faut-il entendre ce qu'il y a d'attaque impérieuse dans l'initiale du titre, dans cette gutturale brutale (Congé) dont les ricochets viennent frapper les deux premières lignes (À flancs de coteau / bivouaquent / À l'époque de la cueillette) avant de se noyer progressivement dans les eaux planes du poème à la suite de quelque rebonds de plus en plus discrets (rencontre / occupés / clarté / couchant). Ce titre alors ne relèverait pas du constat, mais de la consigne adressée à soi-même, à autrui et au monde, car la tombée du vent serait « propice au surgissement du grand réel » ; et les eaux planes du temps ainsi ouvert, comme la distance maintenue, favoriseraient « l'accès à une couche profonde d'émotion et de vision ».

« La réalité noble ne se dérobe pas à qui la rencontre pour l'estimer et non pour (…) la faire prisonnière »,[11]

conclura le poète après avoir évoqué sa rencontre, dix ans plus tard, de la passante opiniâtre de Paris dont les mots murmurés dans un sourire : « Comme la nuit est humide » ne laissent place en lui qu'à un sentiment de « complète faveur »

 « Fureur et mystère tour à tour le séduisirent et le consumèrent… »[12]

Dans le jeu du tour à tour qui fonde le rythme du recueil et peut-être la pulsation même d'une vie, il est cédé ici par le poète, comme plus tard rue Boileau, à l'empire du mystère.

Vers l'instant d'une source

Il y a bien, dans ce poème, révélation à la fois et préservation d'un mystère, mystère de la Nuit et mystère de la femme, une révélation qui a à voir avec l'éros et la beauté, avec le voir et le non-voir, avec la vie, avec la mort, et dont on ne peut approcher que dans une tension vers ce lieu utopique qu'un autre poème, « De moment en moment », désigne en réponse à la question qu'il pose lui-même :

« Comment montrer sans les trahir les choses simples dessinées entre le crépuscule et le ciel ?  Par la vertu de la vie obstinée, dans la boucle du Temps artiste, entre la mort et la beauté. » [13]

Mais on a vu qu'une réponse était déjà venue bien des années plus tôt à travers le geste poétique lui-même dont était né « Congé au vent », poème des choses les plus simples saisies dans leur profil d'un trait précis, fidèle et immédiat, mais apte à suggérer ce que leur épaisseur sensible recèle dans une profondeur dont sont ici révélés les chemins.

Suggestion dont les modalités demeurent celle du don et du retrait, du retrait jusque dans le don, double mouvement contradictoire et conjoint qui fonde peut-être ce qu'il y a de plus profond et éventuellement de plus tragique dans l'aventure du désir, comme nous l'a enseigné très tôt l'histoire d'Apollon et Daphné, et comme le rappellent aussi bien l'Aube rimbaldienne que les pages de Proust sur l'insaisissable des joues d'Albertine que les lèvres du héros ne peuvent parvenir à posséder.

Aucun tragique toutefois dans le présent poème qui conduit le désir jusqu'à ce seuil où monte encore une tension que vient aimanter la promesse d'un possible ou le possible d'une promesse dont l'objet même demeure à deviner… Poème qui donne congé à son lecteur avant que la nuit ne devienne introuvable.

Écoutons Julien Gracq, dans Un beau ténébreux :

« J'appelle deviner tout simplement le plus triomphant moment de la quête. La vérité est triste, comme vous le savez. Elle déçoit parce qu'elle restreint. Elle tient dans un poing fermé, puis dans le geste d'une main qui se délace et rejette. Elle est pauvre, elle démeuble et démunit. Mais à l'approche d'une vérité un peu haute, encore seulement pressentie, il se fait dans l'âme dilatée pour la recevoir un épanouissement amoureux, un calibrage de grande ampleur où s'indique la communion avec ce qu'elle désire recevoir en nourriture. C'est cette ascèse quasi mystique, cette équivalence pressentie, si précise et quasi miraculeuse, du désir et de sa pâture, ces approches un peu hautes de la Table que j'appelle deviner. »[14]

Sans doute René Char, communiquant au lecteur le sentiment d'une promesse offerte par un réel que les ressources de son art donnent à sentir dans une équivalence quasi miraculeuse, parvient-il à porter au plus haut de ses pouvoirs une poétique de l'approche.

 

Mais quelle approche ?

Celle de l'instant peut-être de cette source inaccessible qui se confond avec la Nuit.

« La lumière a un âge. La nuit n'en a pas. Mais quel fut l'instant de cette source entière ? »[15]

Yves Fravalo, décembre 2019



[1]   Sous ma casquette amarante, Entretiens avec France Huser, 1980, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 1983, (désormais « O.C. »), p. 834.

[2]  Yves Bonnefoy, Alexandre Hollan, L'arbre au-delà des images, William Blake & CO. Edit., 2003.

[3]  Je souligne.

[4]  Albert Camus, La Postérité du soleil, Photographies d'Henriette Grindat, Itinéraire de René Char, NRF, Gallimard, 2009, p. 74-75.

[5]  Voir « Le rempart de brindilles », La Parole en archipel, O.C., p. 360.

[6]  Gérard de Nerval, Sylvie, Bibliothèque de la Pléiade, O.C., III, p. 576.

[7]  Ibid., p. 539.

[8]  Sous ma casquette amarante, O.C., p. 837-38.

[9]  « Éros suspendu », in La Parole en archipel, O.C., p. 403.

[10]  O.C., p. 834.

[11]  « Madeleine qui veillait », Recherche de la base et du sommet, O.C., p. 664-65

[12]  « Partage formel, XII », in Fureur et mystère, O.C., p. 158

[13]  Poème écrit en 1949 et retenu par le poète pour accompagner la publication de La Postérité du soleil.

[14]  Julien Gracq, Un beau ténébreux, Bibliothèque de la Pléiade, O.C., I, p. 209-10

[15]  La Bibliothèque est en feu, O.C., p. 379

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