Yves Fravalo, sur le Dictionnaire Saint-John Perse (2019)

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Yves Fravalo : une lecture du Dictionnaire Saint-John Perse.

Yves Fravalo enseigne la littérature à l'université permanente de Nantes.

Mis en ligne le 22 mars 2021.

© : Yves Fravalo.

SJP Dictionnaire Saint-John Perse, sous la direction d'Henriette Levillain et de Catherine Mayaux, Honoré Champion, 2019.


À hauteur d'homme

Est-il beaucoup de dictionnaires consacrés à un auteur qui se lisent aussi aisément de bout en bout et avec autant de plaisir que l'ouvrage consacré à Saint-John Perse et paru chez Champion à la fin de l'été 2019 ? « Ceci n'est pas un dictionnaire », écrivent au seuil de l'Avant-propos celles qui assurent la direction de l'ouvrage, Henriette Levillain et Catherine Mayaux, en reprenant elles-mêmes par jeu la « formule ludique » de Magritte afin de souligner l'originalité d'une démarche qui déroge aux usages. L'ordre d'apparition des entrées, en effet, ne se règle pas ici sur celui de l'alphabet mais sur la chronologie d'une vie dans la première partie de l'ouvrage, puis, sur l'organisation concertée de perspectives thématiques dans la seconde partie[1].

Cette organisation chronologique et thématique est, selon l'aveu des auteurs, soumise à une visée, elle-même fondée sur un constat, celui d'un clivage voulu et entretenu par un écrivain toujours soucieux d'éviter toute confusion entre l'homme engagé dans la chose publique qu'il a été pendant un quart de siècle environ et le poète livré à l'activité du songe. Un clivage qu'il s'agit de comprendre et de contester ou du moins de « résoudre », selon une démarche qui ne relève ni du réquisitoire, ni du plaidoyer, mais qui s'appuie sur le savoir : prise en compte des faits, examen des documents, analyse des œuvres, ce qui suppose une addition ou une alliance des compétences, celle « des historiens, des littéraires et des poéticiens », selon la tripartition revendiquée dans l'Avant-propos[2].

Ambition éminemment persienne pourrait-on dire - quoiqu'elle travaille à corriger une image patiemment élaborée par Saint-John Perse - dans la mesure où, cherchant à « réparer une séparation », elle vise à la restauration d'une unité. Notons du reste que, si elle enfreint une consigne insistante de l'auteur, la mise en œuvre de cette ambition ne fait que répéter le geste dont relève l'édition du volume de la Pléiade – entièrement régie par l'intéressé – où figurent avec un statut comparable « Témoignages littéraires » et « Témoignages politiques » : indice d'une contradiction ou du moins du caractère difficilement tenable de l'option si hautement proclamée.

Dans le prolongement de ces remarques d'ouverture, la note de lecture ici proposée cherchera à montrer comment ce Dictionnaire travaille à réincarner le poète en suivant les fils (alternance et tressage) de la vie et de l'écriture, à ouvrir les voies d'une compréhension intime et approfondie de la vision qui informe l'œuvre tout entière et dont se trouvent éclairées la genèse en même temps que l'ouverture au cosmos et au monde vivant, et à explorer une conception ambitieuse et un usage singulier du langage tendu vers la saisie du « réel » et néanmoins constamment soumis à l'attrait du mythe ; splendeur et solitude qui fondent les aléas d'une réception dont sont examinés les versants contradictoires : audience restreinte et consécration internationale du Nobel.

Réincarner le poète

Dire le lieu et le moment

La mise en évidence des grandes séquences de la vie du poète semble favorisée par les hasards d'un destin complice dont les articulations majeures se laissent aisément saisir. Trois couples de sections (I et II, pour le temps de la formation, enfance et jeunesse – 1887-1912 ; III et IV, pour la carrière diplomatique qui s'achève en 1940 ; V et VII, pour le temps du retrait, puis de la retraite qui conduit jusqu'à la mort de l'écrivain en 1975), dessinent comme les trois actes d'un drame dont le moment central coïncide avec l'accès aux sphères les plus hautes du pouvoir politique et dont le premier et le troisième temps ont pour cœur l'épreuve répétée de l'exil.

Cette traversée du temps s'accompagne d'un parcours de l'espace qui conduit d'abord d'ouest en est, des Antilles en France et de France en Chine, puis à l'inverse d'est en ouest, de Pékin à Paris et de Paris aux États-Unis avant l'installation finale en Provence, dans la Presqu'île de Giens. Chacun des trois temps définis plus haut se trouve scindé en deux, ce que reflète l'éclatement en sections rattachées respectivement à un lieu, par référence auquel se trouve définie une période, d'où les titres retenus, suivis d'une indication de dates (ou non) :
I. ANTILLES (1887-1899)
II. JEUNESSE : PAU ET BORDEAUX (1899-1912)
III. EXTRÊME-ORIENT (1916-1921)
IV. LE QUAI D'ORSAY (1922-1939)
V. LE CONGÉDIEMENT ET L'EXIL AUX ÉTATS-UNIS (1940-1957)
VI. RELATIONS FÉMININES
VII. ENTRE WASHINGTON ET LA PROVENCE (1957-1975)

Il résulte de cet usage croisé des critères de lieu et de moment que la seule table des matières suffit à offrir au lecteur la vision claire d'un parcours de l'espace, avec ce qu'il engage comme ouverture sur le plan de l'expérience du monde au sens géographique du terme, et d'un cheminement dans l'Histoire, avec ce que ce cheminement implique comme retentissements sur le destin singulier d'un homme qui fut tour à tour acteur et victime des événements d'ampleur universelle qui ont agité le siècle.

À ce double balayage de l'espace et du temps s'ajoutent les jeux variés de la focalisation qui vont du « roman familial » (premier chapitre de la section I) aux péripéties qui scandent la marche de l'Europe et du monde vers le cataclysme de la guerre (section IV), en passant par l'étude de « L'arrière-monde antillais » (section I, ch. II), le tableau de la Chine découverte par le jeune Secrétaire de légation à Pékin (section, III, ch. I) et celui de l'Amérique de Roosevelt ; qui vont aussi des figures du cercle le plus intime, Amédée Leger et Renée Dormoy – père et mère d'Alexis – aux personnages qui ont tenu les premiers rôles sur le théâtre de l'Histoire – Aristide Briand, Édouard Daladier, Charles De Gaulle, Winston Churchill, Franklin Roosevelt… - en passant par les amis de jeunesse, les écrivains contemporains personnellement fréquentés, les collègues et les relations de Chine puis du Quai d'Orsay, les amis américains (dont les noms fournissent autant d'entrées situées à leur place dans la section concernée), sans oublier la constellation des figures féminines fréquentées par le poète et le diplomate en France et en Amérique. Et c'est une section entière alors – VI. RELATIONS FÉMININES – qui vient, débordant en amont les bornes du temps où elle s'inscrit, élargir le spectre des approches et rendre compte d'une expérience mondaine, amoureuse, érotique : occasion d'éclairer éventuellement les détours d'un destin et certains des secrets d'une œuvre.

Tenir les deux fils de la vie et de l'écriture : alternance et tressage

Au sein de chacune des sections de cette première partie du Dictionnaire, et cela dès la section intitulée « JEUNESSE », s'ouvre - sauf pour les années passées au Quai d'Orsay pendant lesquelles le diplomate refuse toute publication - un chapitre consacré aux œuvres écrites dans la période concernée. L'apparition régulière de ce type de chapitre, en seconde ou troisième position, sous les titres « Premières œuvres poétiques » (II), « Œuvres poétiques écrites en Chine » (III), « Œuvres poétiques de l'exil » (V)… travaille, selon une évidence immédiate, à souligner un ancrage de l'écriture dans l'espace et le temps, à suggérer des liens entre tel poème, tel recueil et les différentes saisons de la vie ou les vicissitudes d'une histoire personnelle et/ou collective.

Chacun de ces chapitres peut apparaître comme offrant une étude monographique – s'il s'agit d'un poème isolé (Anabase) – ou une série d'études monographiques – s'il s'agit d'un recueil (Éloges, Exil).

L'étude d'Anabase est à cet égard exemplaire : après avoir souligné combien le poème fait date dans l'histoire de la création persienne et brièvement commenté le titre, la notice s'articule en trois temps éclairés par des sous-titres en italiques : Genèse et première édition ; Structure ; Lecture et interprétations. En quelques pages d'une densité magistrale, Catherine Mayaux, situant son propos par rapport aux grandes lectures qui précèdent (Albert Henry, Mireille Sacotte…), salue l'avènement d'un lyrisme impersonnel tendu vers l'universel au sein de cette œuvre, d'une hauteur de ton singulière, qui chante l'aventure en cours d'un poète-conquérant. Mettant en évidence la présence de références puisées dans la réalité orientale ou reliées aux horizons les plus divers d'une culture et d'une expérience, mais coupées de leur contexte, elle montre combien cette épopée de la création, tournée vers des significations abstraites et pourtant chargée de concret, travaille son matériau et parvient, dans le cadre de « l'œuvre totale » (135) que devient le poème, à l'élaboration d'un univers qui lui est propre.

Or il se trouve que cette réalité orientale précisément a été mise en lumière dans le chapitre précédent par des notices consacrées non seulement à l'évocation de la Mongolie et de l'expédition à travers le désert de Gobi à laquelle le poète a participé au printemps 1921, comme aux figures d'orientalistes, le docteur Bussière, Gustave-Charles Toussaint, qui l'ont accompagné dans ce périple, mais aussi plus largement à la Chine (« Chine et chinois ») et au « Taoïsme ». Passer du premier au second chapitre de cette section, c'est suivre un cheminement réglé sur celui du poète-créateur confronté dans son voyage à des paysages dont il fait le décor de son épopée, c'est aborder la présentation des grands enjeux de sens du poème en se trouvant informé des conditions dans lesquelles l'écrivain s'est nourri de tout un arrière-plan historique et culturel, c'est découvrir les voies d'un imaginaire qui a su faire d'une traversée de l'espace l'occasion et la figure d'une aventure de l'esprit.

Et le battement que l'on observe dans cette grande séquence rend compte de celui qui règle l'ensemble de la partie chronologique de l'ouvrage. La présentation du recueil d'Exil est ainsi précédée de chapitres qui éclairent les circonstances du départ (« Congédiement et choix politiques ») et les conditions de « La vie en Amérique » : décor urbain, paysages contemplés, personnages fréquentés, fonctions exercées par Alexis Leger (à la Bibliothèque du Congrès, puis dans le cadre de la Fondation Bollingen) et plus précisément encore, après le rappel des indications portées sur chaque édition touchant à la date (1941) et au lieu de l'écriture du poème initial, Long Beach Island (New Jersey), ainsi qu'au nom du dédicataire (Archibald MacLeish), le rappel de l'identité des hôtes (Katherine et Francis Biddle), maîtres de la maison de verre dans les sables d'où l'exilé peut épier au cirque le plus vaste l'élancement des signes les plus fastes (125)[3].

Mais il ne faudrait pas croire que l'on retrouve ici le vieux schéma « la vie et l'œuvre ». Rien de narratif, aucune complaisance dans l'anecdotique – retenu ici uniquement s'il est porteur d'un sens décisif – comme on le comprend dès les premiers chapitres consacrés aux lieux et au contexte des jeunes années. La seule indication des entrées rassemblées dans le chapitre « L'arrière-monde antillais » donne la mesure de l'ambition de l'ouvrage : « Antillanité et créolité » ; « France et francité » ; « Colon et colonisation » ; « Inde, Indiens » ; « Métisse » ; « Race » ; « Conte et conteur » ; « Cahier créole » ; « Volcan » ; « Exotisme » ; « Nostalgie ».

Du Cahier créole, tenu d'abord par une des sœurs du poète dans les années de Pau et enrichi par le jeune Alexis lui-même en 1904, semble-t-il, Claude Thiébaut, après en avoir souligné « l'oralité », la « gaieté », la « dimension ironique et satirique », la « liberté de ton », croit pouvoir dégager l'hypothèse que ce n'est pas le départ définitif de toute la famille [de Guadeloupe] pour la France (XI[4]), en 1899, qui aurait été l'événement traumatique propre à déclencher l'écriture poétique, mais bien plutôt le double deuil constitué par la mort du père en 1906, puis, l'année suivante, de la grand-mère Augusta. L'article suivant, après avoir fait comprendre la place occupée dans l'expérience sensible de l'enfant des Antilles par la Soufrière, propose de voir dans le volcan dont il a « vu et entendu (sortir) les fumerolles » l'origine d'une fascination pour toutes « les forces élémentaires qui travaillent la planète », dont témoignent les textes les plus divers de Saint-John Perse.

Toutes les autres notices ont pour visée, la seule lecture de l'entrée le laisse pressentir, d'examiner certaines des grandes questions soulevées dès les premières œuvres par les divers aspects de l'univers naturel et humain dans lequel a grandi le futur poète. Ainsi de celle qui ouvre le chapitre « Antillanité et créolité ». Si l'antillanité, nous précise d'emblée Mary Gallagher en cherchant à démêler les deux appellations, est une notion essentiellement « géospatiale », la créolité prend en compte « une certaine histoire humaine et surtout l'histoire d'un peuplement » où se mêlent des « apports européens africains et asiatiques ». Éléments de définition qui servent de base aux remarques suivantes, décisives :

« C'est dans lÔélan du déracinement colonial que se situe l'importance que prend la créolité dans l'imaginaire identitaire de Saint-John Perse. Elle relève d'un déplacement originaire et d'une relocalisation dans un ailleurs, lesquels produisent un décalage productif, une tension fertile entre le lieu d'origine (la France pour Saint-John Perse) et le lieu de naissance (les Antilles). Le dédoublement des origines s'avérera déterminant dans la poétique et dans l'imaginaire de Saint-John Perse et même dans l'adoption du pseudonyme comme aussi de la double carrière, littéraire et politique ». (38)

Au-delà de ce qu'impliquent, dans la poétique persienne, la configuration insulaire de l'espace natal, la richesse de la nature tropicale et tel ou tel aspect des données sociales tributaires de l'histoire plantationnaire, il convient donc de retenir ce qui fonde sans doute le refus si hautement affirmé du rattachement à un lieu[5] : prééminence, ainsi que le conclut l'article, de « la dynamique » reliée à la créolité « entre un ici et un ailleurs, entre la terre et la mer, entre la France et les Antilles, l'Europe et les Amériques », et « souveraine dilatation des appartenances, des références, des représentations et des imaginaires ».

Éclairer la dialectique du réel et de l'imaginaire

D'Éloges à Anabase, puis d'Exil à Vents et Amers, semble s'être affirmé, en deux vagues séparées, l'affranchissement du temps et du lieu revendiqué par le poète ; mais dès les notices de la première section, le Dictionnaire trace un mouvement qui est celui d'un dépassement du référent temporel et spatial. De ce mouvement on trouve une expression particulièrement heureuse et explicite dans l'annonce par Esa Hartmann du développement qu'elle propose au sein de la rubrique consacrée à « l'île » :

« Cet espace insulaire qu'Alexis Leger dut quitter en 1899 […] tient une place capitale dans l'imaginaire poétique persien. L'île y révèle trois aspects : celui d'une réalité géographique vécue, recréée par le filtre du souvenir d'une enfance créole heureuse ; celui d'un espace symbolique, réunissant les valeurs archétypales de l'origine et de la perfection ; celui, enfin, d'un motif poétique récurrent, où se conjuguent représentation géographique et représentation symbolique. » (31)

Dépassement certes, mais présence initiale et fondatrice d'un espace où le sujet s'est d'abord trouvé immergé. Mouvement de dépassement qu'on ne peut apprécier et mesurer qu'en prenant en compte la réalité dont il part. Il y a, dans ces lignes, la saisie d'un schème fondamental propre à éclairer très largement le cheminement du geste créateur au long de l'œuvre tout entière.

Présence originaire (les Antilles), rencontre d'un lieu (désert de Gobi, plages de la côte est des États-Unis, grands espaces de l'Ouest), accidents de l'Histoire (défaite de 40, congédiement du diplomate) viennent nourrir et orienter un imaginaire ; l'exil conditionne la reprise de l'écriture et donc l'existence même de l'œuvre ; et cette reprise, qui constitue une inflexion décisive dans la vie du poète, devient elle-même un thème propre à irriguer le chant : Que voulez-vous encore de moi, ô souffle originel ? « Exil III » (127). Qu'on nous cherche aux confins les hommes de grand pouvoir, réduits par l'inaction au métier d'Enchanteur, dira plus tard le poète, dans une formule plus distanciée et néanmoins transparente, citée par Henriette Levillain (222) au terme d'une lumineuse analyse de Vents. « La traversée du continent américain face au vent a dilaté le cœur et le langage à la mesure planétaire du monde », a constaté plus haut l'auteur de la notice, rattachant l'avènement dans l'œuvre d'un souffle plus puissant à l'aventure de l'exilé parti à la découverte de l'Ouest, une aventure elle-même vécue et rêvée comme une geste épique.

Et c'est, d'une façon moins apparente ou plus insaisissable et pourtant effective, les données contextuelles les plus larges qui peuvent fonder le ton d'un poème, orienter son ambition spirituelle : Saint-John Perse écrit Amers, nous rappelle Renée Ventresque, « dans le climat de peur et d'angoisse qu'entretient la guerre froide. Plus précisément, conçu comme une exaltation de la vie elle-même (570), son poème constitue une réponse au nihilisme ambiant identifié au marxisme et à l'existentialisme. »

Ainsi travaille ce Dictionnaire qui cherche à retisser dans toute son épaisseur la trame solidaire de la vie et de l'œuvre, inscrite plus que ne l'a prétendu le poète dans l'espace et le temps. Le lecteur se trouve peu à peu initié aux secrets qui expliquent la genèse et les points cardinaux d'un imaginaire, un imaginaire qui règle en retour l'appréhension par l'homme de son vécu ou de ce qui constitue son être propre.

L'entrée « Atlantique » offre à Henriette Levillain l'occasion d'éveiller au grand accord qui fonde chez Saint-John Perse la création mythique à travers les noces définitives du poète et du monde sous les signes confondus du réel et rêve. Du mythe de l'homme d'Atlantique confondu en lui avec le Celte, auquel Saint-John Perse se réfère dans une lettre, à l'époque de son installation dans la presqu'île de Giens, l'auteur de la notice dessine la genèse et explore le sens. Rappelant la présence des eaux de l'Atlantique sur la rive orientale de l'île où l'enfant se baigne, puis navigue avec son père avant de le faire à nouveau au temps de l'exil américain à l'occasion de séjours et de croisières au long de la côte est des États-Unis, l'auteur montre comment ces données biographiques se trouvent « accueillies et privilégiées, reconstruites et interprétées » (34). Cette expérience personnelle, vécue par le poète comme le prolongement de l'histoire de ses ancêtres magnifiée déjà par les récits d'une aïeule, se trouve réinscrite dans la légende séculaire de marins explorateurs et conquérants. La pleine appropriation de cet arrière-plan héroïque et la fascination presque native du poète pour les espaces ouverts soumis au vent, à la houle, au rythme des marées, l'ont amené à proclamer, contre la réalité d'une ascendance essentiellement terrienne, la présence du Celte en soi, reconnue à cette rumeur lointaine qui [lui] descend toujours du Nord par l'oreille interne (1059). Ce qui est pris en compte ici, c'est un discours sur soi, tenu par l'écrivain hors de la création poétique, dans un texte inséré au sein du volume de la Pléiade[6].

Et à propos des Lettres d'Asie écrites ou réécrites par Saint-John Perse pour le même volume – on a donc toujours affaire au même type de document –, Catherine Mayaux, dans la notice qui ouvre le chapitre « Secrétaire de légation à Pékin », croit pouvoir dire au terme d'une étude historique et philologique rigoureuse :

« […] le lecteur aurait tort de mener un quelconque procès en falsification : aucune information dans ces lettres ne peut être tenue pour fausse ou mensongère ; à la manière d'un poème ou d'un récit autobiographique, elles reflètent une construction mentale et esthétique, elles attestent d'autres vérités, plus instructives ou profondes, pensées ou fantasmées par le créateur. » (110)

« Ce choix », conclut-elle deux pages plus loin, « manifeste aussi la liberté et les pouvoirs du créateur qui, pour parachever sa création en une œuvre œuvrée, transforme jusqu'à sa vie en œuvre. »

Avatar persien, pourrait-on dire, du rêve mallarméen : « Le monde est fait pour aboutir à un beau livre. » Porosité des frontières et dialectique, on le voit, du réel et de l'imaginaire ; souplesse aussi du clivage séparant le diplomate et le poète.

Il y a, pour en témoigner, au seuil d'Amers, le dessin de profil […] aux grilles effilées d'or de quelque Chancellerie d'une figure de songeur en proie à son propos secret, […] tout envahi, tout investi, tout menacé du grand poème (263), un dessin qui renvoie aux années parisiennes le poème, lui, ne sera écrit que beaucoup plus tard, dans le temps de l'exil américain. Mise en scène de soi-même, rappelée par Henriette Levillain (223), qui donne une charge de sens singulière à ce qui est souligné plus haut dans l'ouvrage. À son retour d'Extrême-Orient, Alexis Leger, note Florent Bonaventure dans la rubrique qui ouvre le chapitre consacré à la carrière diplomatique (139), se fait remarquer par la qualité de son écriture, – « Homme de l'écrit, Leger rédige des télégrammes éblouissants » –, ajoutant aussitôt que la vision de la Chine, dont il se pose comme un « fin connaisseur », en impose surtout par cela même peut-être qu'elle a de « fantasmé » : les séductions et les pouvoirs de l'homme du songe ont-ils jamais été mis en veilleuse dans le temps même de sa carrière au Quai d'Orsay ?

Le témoignage de Denis de Rougemont, convoqué par Claude Thiébaut au terme de la très belle notice qu'il consacre à Aristide Briand, peut en faire douter même s'il renvoie à un fait un peu postérieur. Présent à l'hommage rendu par Alexis Leger, en mars 1942, à New-York, au grand Français disparu dix ans plus tôt, l'écrivain suisse confie « l'émotion soutenue » qui a été la sienne, en écoutant l'orateur invité en cette circonstance pour son propre rôle politique auprès du promoteur de « l'esprit de Locarno » : émotion éprouvée « dès l'attaque de la deuxième phrase, Quel était cet homme […] jusqu'au coup d'archet final de la péroraison », écrit-il, avant d'ajouter : « Dans la salle a résonné une grande prose musicale, et qui n'est pas indigne du poète d'Exil et d'Anabase » (158).

Et la rubrique se clôt sur le rappel d'une confidence qui, dans ce discours officiel, fait affleurer, semble-t-il, mieux que jamais la vérité de l'homme :

L'agonie de Briand !... Qui donc pourrait sonder l'abîme de ce drame ? Je n'en ai connu que le reflet, dans cette modeste chambre où nous étions trois à le veiller. […] Le lendemain, j'étais à mon bureau du Quai d'Orsay. Une voix lointaine avait réussi à forcer la consigne de mes téléphonistes : c'était un vieux marin de la côte normande avec qui je m'entendais pour le gardiennage du petit voilier de Briand. « Monsieur, disait la voix, faut-il mettre en berne le pavillon ?... » […] L'émotion suspendait ma réponse […] (612)

Il fallait ce suspens de la notice elle-même sur la notation d'un silence où l'homme au masque d'or se défait de son or en l'honneur de la (Mort).

Configuration thématique

Au-delà de la partie chronologique, une configuration très simple semble à nouveau s'imposer au regard surplombant : deux suites distribuées autour d'une constellation centrale formée par les sections XI, XII, XIII et XIV, qui sous les titres : LES IMAGINAIRES COSMIQUES, puis successivement : POÉTIQUE ; LANGUE ET LANGAGE ; VERSIFICATION, proposent une étude de l'œuvre - thèmes profonds et motifs singuliers, éclat verbal, ressources rhétoriques et prosodiques -, une étude de l'œuvre telle qu'en elle-même, dans son insularité, sa splendeur hautaine et solitaire, comme hors du temps, pourrait-on dire, si elle ne se trouvait réinscrite dans le mouvement auquel elle prétend elle-même s'arracher par les groupements qui lui font cortège en venant l'encadrer.

En amont, et remontant le cours des choses en direction du plus lointain, trois sections (VIII, IX, X) dont la première révèle au lecteur LES COULISSES DE L'ŒUVRE (titres internes : « Genèses » et « Fabrique du livre ») et dont les deux suivantes, sous les titres LES GRANDS ASCENDANTS et ARCHÉOLOGIE DU SAVOIR, situent la poésie de Perse par référence, respectivement, à quelques grands auteurs français et américains du XIXe siècle (IX), et aux philosophes comme aux courants de pensée (X) qui, des présocratiques à Nietzsche, ont particulièrement retenu son attention.

En aval, c'est toute la vie littéraire qui accompagne et règle la destinée d'une œuvre dans le siècle, comme aurait pu dire l'auteur lui-même, que le Dictionnaire aborde en quatre suites thématiques (XV, XVI, XVII et XVIII) dont chacune laisse apparaître son centre de gravité puissant (RENCONTRES LITTÉRAIRES ET ARTISTIQUES ; PORTRAITS ET AUTOPORTRAITS ; REVUES ET ÉDITEURS ; RECONNAISSANCE ET RÉCEPTION CRITIQUE) et son ordonnancement chronologique interne : sont évoqués d'abord les aînés, de Claudel à Paul Valéry, dans la série des RENCONTRES LITTÉRAIRES, puis les cadets de Breton à René Char ; et les rubriques consacrées aux REVUES ET ÉDITEURS, quant à elles, conduisent de Gide à Paulhan et parallèlement de La NRF aux Cahiers du Sud.

Le lecteur peut certes se demander pourquoi les noms de Gide et de Claudel ne sont pas apparus dans le même chapitre (« L'âge des initiations ») que ceux de Rivière, Alain-Fournier, Larbaud, tous entrés à la même époque dans la vie du poète, ou quelle force a pu retenir à cette place précise, dans le second ensemble si nettement dessiné, la section PORTRAITS ET AUTOPORTRAITS, qui aurait pu laisser tomber ailleurs sa masse d'aérolithe. Mais la vue d'une étoile apatride (je dis qu'un astre rompt sa chaîne aux étables du Ciel) fait-elle douter des lois qui règlent en secret mouvement et harmonie de l'horlogerie céleste (282)?

« Point de mire et centre irradiant »

Un simple regard sur la liste des entrées qui se suivent dans la section LES IMAGINAIRES COSMIQUES (« Cosmos » ; « Dieu, divin » ; « Rite, rituel » ; « Angle » ; « Einstein » ; « Espace » ; « Mouvement » ; « Ouest » ; « « Age » ; « Temps » ; « Saisons » ; « Monde vivant » ; « Arbre » ; « Oiseaux » ; « Cheval » ; « Aigle » ; « Anhinga » ; « Audubon » ; « Mort ») rend sensible immédiatement à la fois l'ouverture de compas du champ exploré et la diversité des jeux de focalisation, tout en laissant pressentir la solidité organique de l'arbre thématique ainsi constitué. Chacun voit quels embranchements se dessinent à partir de la notion de cosmos envisagée, comme Mary Chehab le souligne dès le seuil de la notice (373), dans les deux acceptions qui coexistent chez le poète : univers physique constitué en objet d'étude par la science et monde comme totalité harmonieuse, offerte à la saisie poétique et mystique. Notion fédératrice autour de laquelle se rassemblent la figure d'Einstein et celle des présocratiques. « Séduit », est-il rappelé ici, par le modèle de la relativité générale et « sa description d'un monde  (ayant) une origine ignée » et promis à une évolution infinie, Saint-John Perse voit dans la « nature extatique » de la création poétique un insondable qui « dépasse la démesure même de l'univers ».

L'exploration ainsi engagée se prolonge dans les notices immédiatement voisines : d'un examen méthodique des mots et des images qui témoignent de la foi du poète dans le pouvoir magique de la langue, conçue comme instrument de liaison et de pleine réintégration, Jean-Pierre Jossua, sous l'entrée « Dieu, divin » (375), conclut que l'Être apparaît dans l'œuvre comme une réalité à la fois immanente aux êtres et aux choses – d'où « l'aura sacrale dont se trouve revêtue dès Éloges la célébration du monde » – et supérieure à eux. Ambiguïté ou tension dont il est remarqué qu'elle est laissée à son caractère problématique et qu'elle fonde sans doute ainsi la force propre du mystère poétique.

Interrogateur du mystère, Saint-John Perse s'inscrit dans la lignée des poètes de la grande tradition visionnaire (Dante et Hugo), elle-même reliée aux pratiques oraculaires héritées des religions païennes. Prêt à adopter « l'allure » et « la conduite » du Shaman, le poète persien cherche à « capter » et à « orienter les forces occultes du monde », d'où la mise en œuvre d'un « rituel » de purification dont Henriette Levillain, au sein de la rubrique concernée (376), explore les modalités majeures. C'est, note-t-elle d'abord, au désert, l'ascèse de la soif et du dénuement pour le Narrateur d'Anabase et l'Ami du Prince, avant d'écrire, dans un survol qui traverse d'un trait lumineux, jusqu'à Amers, la totalité de l'œuvre dans sa liaison avec les accidents d'une vie :

« L'humiliation de l'exil politique en juin 1940 est transmuée en exil intérieur où s'apprend le dépouillement. Avec Pluies, le poète inaugure les grands gestes de purification avec pour alliés et instruments rituels les éléments cosmiques, pluies, neiges, vents et mer. Purification des pesanteurs sclérosantes de la mémoire : historique et littéraire (Pluies, VII ; livresque (Vents I, 4 ; Amers, Strophe 3 des Tragédiennes) ; intime et nostalgique (Pluies, V ; Neiges, IV ; Vents, II, 3-5). Inversement, dans la célèbre Strophe IX d'Amers consacrée au dialogue charnel des amants dans la complicité de la mer, se déroule sur le mode antique, actualisé en langage moderne, un rituel sacrificiel positif qui entrouvre les portes de l'immortalité : ô splendeur, non tristesse ! Amour qui tranche et qui ne rompt ! et cœur enfin libre de mort !… »

« […] interpellation adressée à une femme en qui s'est manifestée une présence divine », commente ensuite l'auteur, « interpellation dont le message importe moins que le désir d'établir et de prolonger la communication. Persuadé en effet de l'efficacité de la parole prophétique […], le célébrant déploie toute la grammaire d'une oralité* émotive : exclamatifs*, intonation, rythme*, répétitions* et litanies, assonances* et allitérations*. […] rituel de la parole vive qui appelle la participation collective d'un peuple de « concélébrants » : Et le Poète aussi est avec nous… (Vents, III, 6).

Passage exemplaire que celui-ci où tant de lignes se rencontrent, où se dessinent tant de chemins nouveaux ! Faisant écho de multiples façons à bien des points du parcours alterné de l'œuvre et de la vie, il lance des ponts, ainsi que l'indiquent les astérisques, vers les sections qui touchent un peu plus loin au travail du langage.

Avant que ne soient abordées, au sein toujours de ces IMAGINAIRES COSMIQUES, les grandes catégories attendues de « l'espace » et du « temps », déclinées selon le lexique singulier du poète (« Mouvement » ; « Ouest » ; « Âge » ; « Saisons »), Mireille Sacotte, mettant ses pas dans ceux de Jean-Pierre Richard et de Gaston Bachelard, conduit de la figure de « l'angle » une lecture méthodique et en même temps créatrice, pourrait-on dire, dans la mesure où elle ouvre des voies d'exploration nouvelles au sein d'un imaginaire ressaisi dans son originalité et sa cohérence profonde. Reliée à une rêverie de l'action qui invite à la rencontre, sous le signe de la tension et du mouvement, de l'homme et des éléments, et célèbre toutes sortes de conquêtes, spatiales, spirituelles et poétiques, la figure de l'angle, immédiatement reconnue dans la pointe de l'arme, la crête du bloc montagneux ou de la vague marine, l'avancée du cap ou de la péninsule, la croisée de certaines lignes architecturales imaginaires ou réelles, est débusquée ici dans les notions qui renvoient à des points d'équilibre et de basculement temporels ouvrant l'accès à un autre « versant » (Midi, Minuit, Équinoxe), dans le profil du rapace, la maigreur de l'ascète, la capacité de pénétration divinatoire du poète, comme dans l'éclat lumineux ou sonore des mots, la sécheresse cassante de la gutturale, et enfin dans la suggestion graphique des circonflexes ou de l'italique. L'angle apparaît ainsi comme la « métaphore figurative d'une poétique de la tension, du mouvement et de l'ambiguïté » (381). Lecture qui relie fortement le motif singulier au dessin général, le détail à la totalité, le signe au sens, et qui travaille, par les liens qu'elle noue avec d'autres notices, à conforter l'unité de l'ouvrage par-delà la diversité des fragments dont, par une sorte de fatalité générique, il se trouve nécessairement constitué.

« Habiter l'éclat »

Les trois sections (XII, XIII et XIV), qui font suite à l'exploration de l'imaginaire cosmique, abordent, sous les titres successifs - POÉTIQUE, LANGUE ET LANGAGE, VERSIFICATION - l'analyse des modalités d'inscription, dans le texte poétique, de la vision dont la genèse, les grands axes et les significations majeures ont été éclairés. Partie de l'ouvrage singulièrement technique où domine la contribution, à côté des noms déjà rencontrés (Henriette Levillain, Catherine Mayaux, Esa Hartmann et Claude Thiébaut) de quelques spécialistes, linguistes, stylisticiens, rhétoriciens, poéticiens (Madeleine Frédérique, Joëlle Gardes-Tamine, Jean-Louis Bakès, Samia Kassab et Jean-Louis Cluse) ; partie de l'ouvrage pour laquelle, pas plus qu'ailleurs, n'a été retenu l'ordre alphabétique, en dépit du nombre des entrées (plus de cinquante en tout, dont plus de vingt-cinq dans la première des trois sections) et du caractère très ciblé des notices.

Les entrées qui se succèdent ainsi sous le titre POÉTIQUE : « allitération ; assonance ; anagramme ; étymologie ; énumération ; répétition ; image, métaphore ; comparaison ; périphrase ; polysémie ; éloquence ; majuscule ; épopée »… donnent accès à un inventaire rhétorique dont les ramifications dessinent un répertoire, on pourrait croire exhaustif tant il est riche, des figures de la stylistique.

Une diversité qui impose ici, plus encore peut-être qu'ailleurs, de fonder l'approche tentée dans cette lecture sur l'évocation de quelques passages seulement, retenus soit parce qu'ils se prêtent à une prise synthétique – ce qui implique de laisser de côté, en dépit de leur importance, les analyses les plus techniques et les plus spécialisées – soit parce qu'on peut les juger particulièrement représentatifs de la visée générale dont relève ce pan de l'ouvrage, soit pour la façon dont ils conduisent vers la saisie d'aspects majeurs dans la pratique scripturale de Saint-John Perse.

J'aime bien l'éloge pour l'éloge. Cela commande au départ un certain ton, appelle une certaine hauteur, oblige à se situer un peu au-delà de soi-même (1088). Lieu de « réverbération de la splendeur cosmique[7] » et d'une approche du mystère de L'être, comme on l'a vu, le poème persien relève d'un lyrisme qu'on pourrait dire impersonnel. Si éclat et obscurité forment, dans l'œuvre, les deux versants conjoints de la parole, selon l'aveu même de l'auteur (« Discours de Stockholm ») ou de l'acteur de la dramaturgie chorale d'Amers qu'est Le Maître d'astres et de navigation, en qui on peut voir une figure du Poète ; si elles constituent aussi les notions autour desquelles s'est polarisée très tôt une critique réfractaire ou fascinée, soucieuse de célébrer ou de dénoncer une poésie de l'énigme et de l'apparat, elles ont comme corollaire une dépersonnalisation du sujet parlant tourné vers le monde qu'il célèbre. Magnificence verbale, obscurité parfois de l'expression, lyrisme impersonnel : on a là trois aspects fondamentaux dont la somme pourrait apparaître comme le foyer commun de bien des contributions, qu'elles se focalisent sur un objet aussi ténu qu'un point de graphie ou qu'elle touchent aux questions les plus larges de la poétique.

On pourra voir combien se font écho et se complètent par exemple les remarques d'Henriette Levillain sur la « majuscule » et les analyses de Joëlle Gardes-Tamine sur « l'énonciation », en prise l'une et l'autre sur la question du « lyrisme ».

Décelant dans le recours à « la majuscule » l'héritage d'une « coutume insulaire » portée à magnifier « les choses quotidiennes », la première montre comment cet usage est devenu peu à peu chez Saint-John Perse un « marqueur de la poétique de la grandeur » (461) : non seulement il touche les éléments ou les notions liées à la vie cosmique (Pluies, Neiges, Vents, Mer ; Été ; Midi…), mais il vient, à partir d'Exil, « honorer le nom même du Poète », pour sa fonction majeure qui est de « relier l'homme au sacré », ainsi que tous les termes à travers lesquels peuvent se décliner les divers aspects de cette même fonction : Scribe (84), Songeur (33), Enchanteur (189), Censeur (401) ou se trouver désignés certains de ses avatars : Pâtre (184), Étranger (89). S'exprime là une volonté de « passer du particulier au général » dont témoigne aussi « l'énonciation » persienne.

Mettant en évidence les traits singuliers d'une deixis[8] lacunaire qui bien souvent éclaire mal ou laisse totalement dans l'ombre l'origine de la parole, sans atteindre toutefois à la « disparition élocutoire » du poète, Joëlle Gardes-Tamine (447-50) analyse la tension ainsi créée, une tension doublée par celle qui existe entre « écrit » et « oralité ».

Quant à cette dernière notion, elle est abordée dans une autre notice dont le parcours dessine une sorte circularité : partant du constat d'un refus de « la réalisation orale » de la poésie, avant de souligner aussitôt l'inscription insistante pourtant dans l'œuvre du rapport à l'oral, Henriette Levillain (455-58) analyse les formes de cette présence, liées à ses yeux à l'idée de « souffle » et à l'apparition récurrente de la figure du « conteur ». Souffle du poète volontiers « élargi aux dimensions du souffle de l'univers », ce qui tire le texte du côté de l'épopée, si on l'envisage le genre non dans ses modes primitifs de transmission antérieurement à l'écrit mais dans ce qu'il implique comme « amplification » et recherche du sublime et donc comme « style élevé ». Quant à la posture du « conteur », dissociée de la parole vive, elle n'est qu'un « masque » et un instrument dans « la construction d'un éthos », celui d'un poète « cherchant à produire un effet de lien avec le réel et la vie ». Ce qu'il y a d'oralité dans cette œuvre, si écrite, serait à lire comme le signe d'une nostalgie, celle de « l'épos primitif », comme l'aveu indirect d'un rêve de « réconciliation de l'homme et des choses ».

Autant d'analyses reliées à la question du « lyrisme », on l'a dit, et donc à la question du « je » dans le poème. Joëlle Gardes-Tamine, après avoir rappelé (451) que le « je », au moins partiellement identifiable au sujet qui écrit dans Éloges, tend à s'effacer au-delà de ce premier recueil, note sa résorption fréquente dans le « nous » anonyme de la collectivité ou son dépassement au profit de grandes figures (Poète, Étranger, Nomade…), voire son effacement presque total dans un poème comme Oiseaux, où il n'est plus impliqué qu'indirectement dans l'adresse au peintre (Braque, vous ensemencez d'espèces saintes l'espace occidental) (423), avant de conclure :

« Dans tous les cas, le passage d'une voix et d'un « je » unique, chargés d'émotions spontanées, des premiers textes, à une multiplicité de voix où il se cache, traduit, à travers leur mise en scène, un contrôle et une maîtrise sur soi et sur le monde. Paradoxalement, la diversité des « je » est une façon d'ordonner celle du monde. » (452)

Analyses auxquelles les notices qui suivent de plus ou moins près (« Voix » et « Lyrisme ») apportent, sous la plume de Jean-Louis Cluse et de Jean-Louis Backès, compléments et approfondissements, tout en faisant se lever de multiples échos qui renvoient eux-mêmes aux notices consacrées à « l'épopée », à la « rhétorique » ou à « l'éloquence ». De l'une à l'autre, toujours, reprise et avancée : Et maille à maille se répète l'immense trame…

Le cérémonial dramaturgique et/ou choral dans lequel s'enveloppe la parole – les analyses évoquées ci-dessus y renvoient par des biais divers – viennent accroître l'éclat de cette parole et donner une résonance solennelle amplifiée au registre particulièrement soutenu de la langue, elle-même étudiée avec une rigueur et une précision extrêmes dans les notices de la section XII (POÉTIQUE), énumérées plus haut, et au sein de la section XIII (LANGUE ET LANGAGE). La rareté du vocable parfois, comme le recours fréquent à un lexique savant, joue son rôle aussi sur ce plan, à travers la rencontre que l'œuvre constamment ménage entre science et poésie.

Question à laquelle touchent deux notices[9] (« Propriété, nomination » et « mots savants »), dont la seconde ne relève que d'une focalisation plus serrée sur la question abordée dans la section précédente. « Le savoir scientifique n'est pas chez Saint-John Perse une référence culturelle extérieure mais un mode de connaissance du réel concurrent de la poésie », conclut Henriette Levillain (486) en des termes qui s'inscrivent à leur place dans le cadre plus large dessiné, à la fin de l'autre rubrique, par Catherine Mayaux, après une réflexion approfondie sur la notion de « propriété » : « […] cette poétique de la propriété selon Saint-John Perse vise à établir un lien consubstantiel entre le réel, la perception poétique et les mots qui la disent » (425).

 Quant à l'obscurité, liée par le poète au mystère qu'il explore[10], elle tient pour une part, aux yeux du lecteur, à la fréquence des allusions savantes, non rapportées bien souvent à leur contexte, comme on l'a vu : silence qui fonde la concision du discours ou qui du moins y concourt, concision dont une des voies privilégiées est « l'ellipse » (La poésie tend à l'ellipse et l'ellipse au silence) – laquelle n'est pas seulement un fait de « syntaxe » (suppression d'un mot, le verbe bien souvent, dans la proposition), mais peut résulter du court-circuit de « l'image », du bond de « la métaphore ». On devine aisément les interconnexions qui se nouent entre toutes les rubriques, dans un travail qui parvient à esquiver les risques de l'atomisation et à restituer à l'œuvre sa lumineuse « et profonde unité ».

Orienter vers la vérité de l'œuvre et la saisie de « sa part d'avenir »

L'élaboration du volume de la Pléiade a constitué le dernier geste du poète, comme le montre le chapitre « Chantier de la Pléiade ». Engagé en 1966, ce chantier s'achève avec la parution de l'ouvrage en 1972.

Se trouvent examinés dans le Dictionnaire non seulement le travail singulier – « distorsions » et « montages » : « entre dilatation et contraction, entre éternité heureuse et tension dramatique, Saint-John Perse plie la temporalité à sa guise » – conduit dans la notice biographique par un auteur qui parle de lui-même à la troisième personne, mais aussi le travail de réécriture ou d'invention de « lettres qui lui font défaut ou ne le satisfont pas », le travail de rédaction de la totalité des notices et des notes, comme le travail de composition d'ensemble du livre, de telle sorte que, « tous les éléments constitutifs du volume, poèmes et table des matières compris, consonent les uns avec les autres jusque dans les moindres détails. On ne distingue plus entre édition et création », écrit René Ventresque (311), qui conclut :

« Donnant au rêve du poète une ampleur à la mesure de la déconvenue de l'ancien diplomate, la Pléiade représente l'état ultime de la création de Saint-John Perse, son dernier « poème ». C'est une des significations multiples du masque* en bronze substitué en couverture à la photographie* traditionnelle de l'auteur. Disproportionné par rapport aux dimensions réelles de la tête du poète, ce masque apparaît comme la métonymie* d'une œuvre exclusivement consacrée au faste et à la grandeur, par un « personnage » lui-même sans défaut (229), à l'abri du doute comme de l'usure, le Poète, déchiré par l'histoire mais toujours verdissant (540). »

On comprend que ce chapitre se trouve, dans la section « COULISSES DE L'ŒUVRE », si près de celui qui porte le titre de « Genèses », consacré, lui, à l'étude des manuscrits et de la bibliothèque du poète.

Dans une synthèse d'une clarté exemplaire, Esa Hartmann, qui voit dans la calligraphie à laquelle a atteint l'écriture rééduquée du poète une figure de « l'éthos du mouvement célébré tout au long de l'œuvre », met en évidence les « procédés génétiques » constitutifs de ce qu'elle nomme « une écriture en acte ». À partir d'une rapide description du jeu « d'échange verbal » qui s'observe sur la page du manuscrit « entre deux espaces graphiques, la marge […] et le corps textuel », où apparaissent « deux phases de la création », elle donne à comprendre les ressources offertes dans le cas présent aux démarches du généticien tendu vers l'élucidation des « lois secrètes de la création » (273).

Ici s'amorce une histoire de la vie de l'écrit envisagé à partir de ses premières traces matérielles, jusqu'à sa fixation définitive - état dernier du manuscrit, publication en revue, édition en volume(s) -, une histoire complétée par celle de la réception (dont certaines étapes, comme la plus marquante, celle du Nobel, ont été évoquées plus haut dans le Dictionnaire), réception élargie par les traductions (celle de Thomas Eliot ouvrant très tôt au monde anglo-saxon l'accès à une œuvre qui, longtemps, ne jouit en France que d'une audience assez restreinte).

Les aléas de cette réception sont pour une part en rapport avec la position de l'œuvre face aux notions de « tradition » et de « modernité ». En un point du Dictionnaire (317-321), qui constitue comme le cœur « physique » de ce volume de 610 pages, Catherine Mayaux étudie la position de Saint-John Perse au sein d'une histoire de la poésie dont le dessin tracé en quelques traits offre la netteté d'une vision satellitaire, en prenant pour point de départ de ses remarques la prétention du poète, qui, « professant sa singularité » « ne se revendiquait à certains égards que d'une poésie lyrique immémoriale, celle de Pindare, ou ontologique à l'instar de celle de Dante, donc transcendant le temps ». Après avoir fait apparaître « la filiation (qui, en dépit des proclamations du poète) l'établit dans une généalogie dont il a subtilement cultivé l'imaginaire, qui le relie à grands traits aux sources d'un classicisme français revisité autant qu'au premier mouvement de la modernité poétique issue du symbolisme », elle souligne combien la « modernité » de l'œuvre a pu sembler « ambivalente et trop discrète » à la critique universitaire de la seconde partie du XXe siècle, au regard des tendances et des pratiques contemporaines dominantes : émergence de la poésie « du simple et du quotidien », « remise en cause du lyrisme dans les poétiques du fragment et de la sourdine… ». Puis rappelant le jeu de balancier qui règle le renversement des points de vue au sein de l'histoire littéraire, elle entend suggérer comment « loin de rayonner et de servir parce qu'elle serait « anti-moderne », [cette œuvre] « remplit diverses promesses dans un devenir qui outrepasse l'époque de sa publication », et explorant « sa part d'avenir », elle dit combien « les directions qu'elle indique peuvent encore nourrir le débat d'aujourd'hui » :

« Les questions d'exil et de migrance, de diversité et de multipolarité, d'atlantisme et européanisme, celles de force et de vulnérabilité, celle de la place de l'individu et des formes possibles de résistance* ou d'héroïsme se posent de manière tout aussi aiguë aujourd'hui qu'au temps du poète et elles sont au cœur de sa vision du monde et de l'homme comme de son éthique. La question des richesses de la terre, de l'inventaire du monde vivant, comme des ressources du langage, ont nourri sa poésie et viennent alimenter aussi la critique écologique (et l'éco-critique) par la dimension conservatoire de son lexique, de ses représentations et par sa réflexion sur la relation de l'homme à la nature et au cosmos*. »

*

*   *   *

De cette présence au cœur des débats de notre temps, au-delà de cette synthèse d'une hauteur de vue et d'une qualité englobante exceptionnelles, le Dictionnaire témoigne tout entier, par la richesse des savoirs et des savoir-faire dont il est nourri, la multiplicité des angles d'approche qui s'y trouvent mis en œuvre, la diversité des démarches critiques les plus neuves qu'il rassemble.

Saint-John Perse, le poète du mouvement, avait conçu le volume de la Pléiade comme un monument de bronze destiné à figer, pour une traversée du temps à laquelle il n'assignait sans doute pas de limite, non seulement son œuvre poétique et le visage de l'homme qu'il fut comme celui du poète qu'il s'est appliqué à être, mais encore la vision que la postérité devait avoir de cette œuvre, de ce poète et de cet homme.

Un demi-siècle ou presque après la parution des Œuvres complètes chez Gallimard, celle du Dictionnaire chez Champion vient montrer de quelle vie la poésie de Perse demeure le ferment et à quelles forces de métamorphoses elle se trouve par elle-même livrée. Écrit à partir du volume de la Pléiade, qui constitue sa référence constante, l'ouvrage ici présenté réinscrit le livre-somme qu'il commente dans le mouvement de houle où se trouve prise toute chose au regard même du poète.

On mesure à lire ce beau livre le chemin parcouru par la critique depuis l'Hommage de 1965 : le temps présent n'est plus celui du commentaire encomiastique ni de l'écriture « fusionnelle » et « mimétique » (591), de même qu'il a cessé d'être pris dans « l'ère du soupçon ». Attentive à pointer avec une grande vigilance tout ce qu'une documentation très solide a peu à peu permis de mettre au jour comme travail de « recréation » au sein de l'œuvre ultime du poète, la critique ici mise en œuvre, capable d'échapper à la complaisance comme à l'acrimonie, tend vers une pleine compréhension - au sens le plus persien du terme - de l'homme dont l'écrivain-créateur reste indissociable.

« O dieux, qui dans la nuit voyez nos faces à découvert… »

Le lecteur d'Amers sait dans quel dialogue et au terme de quel rituel montent ces mots qui disent la levée du voile. Le poète aurait-il pu s'offusquer du sentiment qui anime celles et ceux – et les premières l'emportent par la quantité des contributions qu'elles signent[11] – qui ont veillé à rétablir son image dans une vérité située à hauteur d'homme ?

Yves Fravalo



[1] Précisons toutefois que certains dispositifs veillent à favoriser aussi bien une recherche ciblée que les parcours les plus méthodiques ou les plus libres et les plus créatifs : il s'agit des index - l'index alphabétique des notices, lui-même précédé d'un index des noms de personnes – et du jeu des astérisques destinés à signaler une entrée aussi bien au sein de cet index des notices qu'au sein des notices elles-mêmes, à quoi s'ajoute le recours au caractère gras dans l'autre index pour mettre en relief, parmi toutes les occurrences du nom recherché, l'indication de la page où s'ouvre l'article spécifiquement dédié à la personne concernée.

[2] Éventail élargi en réalité sur le plan des spécialités : un sculpteur, un physicien, un théologien, un comédien, un juriste viennent enrichir la liste des contributeurs, qui figure entre le double index et la table des matières (p. 645-50).

[3] L'indication de page en italique sera réservée aux citations de l'œuvre de Saint-John Perse (elles-mêmes en italique) et renverra à l'édition de la Pléiade, 1972.

[4] Les chiffres romains en italique renvoient aux pages de la notice biographique de la Pléiade.

[5] « Toute localisation me semble odieuse, aussi bien que toute datation, pour nos pauvres fêtes de l'esprit. Autant que d'inactualité, j'ai toujours eu besoin d'affranchissement du lieu » (793).

[6] Lettre à Mina Curtiss*, du 9 septembre 1958.

[7] Expression qui remonte d'une très ancienne lecture de Dominique Nasta, Saint-John Perse et la découverte de l'être, Paris, PUF, 1980.

[8] Terme de la linguistique qui renvoie aux différentes indications (identité du sujet, lieu et moment de la parole) qui éclairent les conditions de l'énonciation.

[9] Sans compter celles qui figurent dans les sections X. ARCHÉOLOGIE DU SAVOIR et XI. LES IMAGINAIRES COSMIQUES : « Sciences » et « Einstein, Albert ».

[10] Voir : « L'obscurité qu'on lui reproche ne tient pas à sa nature propre, qui est d'éclairer, mais à la nuit même qu'elle explore et qu'elle se doit d'explorer : celle de l'âme elle-même et du mystère où baigne l'être humain. » Discours de Stockholm, O.C., 445.

[11] 175 notices sont suivies d'une signature féminine et 82 seulement d'une signature masculine, quoique le nombre des contributeurs soit de 20 et celui des contributrices seulement de 14 (sauf erreur).

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