© : Yves Fravalo.
Yves Fravalo a été professeur de Lettres classiques au lycée Guist'hau de Nantes.
Dans le cadre désormais de l'Université Permanente à Nantes, il s'efforce
de se faire l'interprète le plus attentif possible de quelques
auteurs de prédilection, au premier rang desquels figure Julien Gracq.
Sauvages de Marc Nagels
ou le rêve d'un
verbe végétal
Le recueil de poèmes, publié par Marc Nagels
aux éditions « Phloème » sous le titre Sauvages, peut apparaître, à qui a lu du même auteur Arbres et forêts de Bretagne, comme un
surgeon naturel et presque nécessaire du livre précédent. Taillé dans le double
tissu du savoir et des songes, ce dernier ouvrage, qui menait comme le
soulignait la quatrième de couverture « de la botanique à la légende, de
l'histoire au folklore, des sciences à l'ésotérisme, de l'économie à la
littérature » […] imposait à travers « la découverte » qu'il
proposait « des essences et des principaux massifs forestiers de Bretagne
[…] une pleine immersion dans la profondeur des bois et le mystère de la vie
des arbres. » La parenté
tonale et thématique des préludes qui ouvrent respectivement chacun des deux
volumes donne immédiatement à sentir l'unité d'inspiration qui les anime en
profondeur l'un et l'autre. Des deux côtés, l'écriture, à l'instant même où
elle se met en mouvement, célèbre l'en-marche qui fonde l'accès à l'espace de
la forêt, engage la plongée dans ses ténèbres, permet la pénétration de ses
mystères, accompagne, dans le climat d'une aube rimbaldienne, la levée de tous
ses enchantements.
« Lorsqu'on entre en forêt […] toutes frontières perdent
leur netteté. » Ce qui s'ouvre, c'est « un autre monde […] L'Autre
Monde », selon ce que suggèrent, est-il rappelé, les légendes
celtiques.
« Nous marchons. Cela commence comme ça. Nous marchons.
La sensation d'un sentier ultime qui, sous nos pas improvisés se dénoue dans un
au-delà de frontières et d'oublis… […] Nous marchons, c'est déjà l'ailleurs,
c'est déjà la marge… »
On ne surprend pas, dans ces fragments de l'un et l'autre
livre, des échos de hasard, on est face à la reprise de quelques notes majeures
et fondamentales ; ce que les mots dessinent dans ces quelques lignes,
c'est un geste qui fonde chez l'écrivain, chez le poète, une façon d'être au
monde, un geste sur lequel le lecteur est invité à se régler pour participer
lui-même à l'initiation qu'il engage.
L'épopée de la marche
Par la reprise du verbe que nous observons dans le prélude
un leitmotiv est lancé, qui impose la scansion d'un rythme et vient nourrir une
musique : sésame qui ouvre un monde, pivot d'une écriture, comme on
l'observe dès les premiers poèmes où le glissement du présent (« Nous
marchons ») au parfait (« Nous avons marché, c'était le voyage d'un
peuple d'ombres ») entraîne un basculement qui projette le discours sur le plan
de la chronique épique. La parole qui se donne à entendre semble dès lors en
prise sur la mémoire d'un temps sans date et sans histoire, le temps d'une
immersion dans la forêt sans âge, vécue par un sujet qui n'émerge que
progressivement, et sans jamais perdre son anonymat, d'une humanité,
semble-t-il, millénaire. Et ce « je » n'est que le support d'une
expérience qui ne peut s'approcher que par éclairs, qui ne peut se dire que par
éclats. C'est de ces fragments, distribués sur le blanc de la page comme des
vers ou groupés en alinéas plus substantiels mais toujours assez brefs, à
l'allure de versets, que sont faits les poèmes.
Formé de trois sections successivement intitulées : « Chaman
ébloui » (p. 7-28 : dix poèmes) ; « Révélation du
grand festin nocturne » (p. 21-38 : seize poèmes) ;
« Le fou des bois » (p. 41-59 : dix-sept poèmes),
l'ensemble peut être lu comme une anabase doublée d'une véritable catabase orphique : aventure d'une quête et d'une
conquête menant, à partir d'une plongée dans le monde végétal, vers les
hauteurs d'une révélation quasi mystique quoique constamment gainée dans
l'épaisseur du sensible ; conquête qu'accompagnent, pour en permettre
l'accomplissement spirituel, l'émergence de la parole, l'accès à l'écriture,
l'avènement du chant.
Le surgissement du
féminin
Le temps initial de l'aventure est celui d'une errance et
d'un manque, celui où s'éprouve, selon les mots mêmes du poème d'ouverture,
« l'entrave des écorces », celui où monte comme un tourment le désir
qui explose dans le cri rimbaldien : « Ô que ma quille éclate !
Ô que j'aille à la mer ! ». Un désir porté à travers le remuement et
les ténèbres d'une mer végétale dans un voyage dont le sans fin temporel et
spatial se dit en des mots qui empruntent au langage des vieux mythes :
« Nous avons traversé neuf mers […] Nous avons traversé neuf
terres… » et en des images nées d'une constante tension entre les signes
de l'opaque et du transparent, du funèbre et du solaire, de l'élan vital et du
figement :
« C'était le voyage d'un peuple d'ombres » /
« Que d'ombres tristes caressant les sables secs » / « Vies
solaires figées dans l'ambre d'un seul jour »… (10)
Temps de la quête, de l'attente et de la promesse,
obscurément tendues vers leur pôle aimanté, un pôle dont l'apparition lumineuse
marque l'instant d'une sorte de naissance :
« C'était, alors, à peu près sur les rives de notre
existence – les semelles aimantées au fil d'un sentier tamisé.
J'ai vu dans ses yeux briller la suffisance d'un vol
d'abeilles – un nuage de pollen et de dards. Un monde de silences
bourdonnant sur le vide lancinant de nos pas.
Nous avons marché sous l'haleine des arbres.
[…] Son corps était d'ambre… (11)
Puis, c'est le rite de l'accueil et du don,
« Nous avons marché,
J'ai reçu le bouquet délicat de ses doigts froissant l'herbe
des songes,
Et ce regard d'ambre et d'ancolie…
[…] Nous avons marché…
Sur nos lèvres arrondies, une syllabe mystique… » (12)
lequel
vient ouvrir comme l'accès à une même et unique pulsation :
« J'ai vécu l'étroit instant de son sang. Un battement
d'ailes.
L'air oscille dans le prolongement des paupières…
[…] Vivre l'étroit instant de son sang. Un son de tambour
ancré dans le sol profond et tout ce froissement d'ailes comme l'épais
frôlement d'un flot de fougères. » (13)
C'est alors le temps d'une saison solaire,
« Il y eut
l'été d'une chaleur sans égal
À l'étrave de nos pas,
Les herbes aiguisées, les ombres indociles.
À l'étrave de nos pas,
Le poivre des griffures sous la sueur amère…
Comme un soleil accouplé,
Les mouches, l'orgie bruyante de leur métal vert.
Sur les sentiers éblouis,
Des fleurs de chèvrefeuille… » (14)
saison
couronnée par une sorte d'assomption nocturne, dans un envol qui semble céder
aux facilités de la chute ; assomption d'abord rêvée au futur,
« En adultes caducs, à l'appel de la lune, nous nous
laisserons glisser vers le ciel, de la branche à la branche.
Humectant nos lèvres aux colonnes de brume, fouillant de nos
yeux les traverses d'étoiles brèves,
Nous irons cueillir le songe au nid, jusqu'aux heures de
glace, dans les plis de l'aube. » (15)
puis,
évoquée au passé, mais placée sous une clarté dont le pouvoir transfigurant
garde son efficace
« J'ai pu suivre dans ses yeux les phases de la nuit.
Ce croissant de regard, tête inclinée…
[…]
Ce regard,
Au bord duquel parfois luit une étoile triste.
Dans le prolongement de ses doigts, une plume éblouie refait
le nid de ses paroles.
Que sa gorge s'éclaire
Et, sur chaque lèvre du temps, s'ouvrent les nuits de rondeurs
lumineuses. » (16)
ou située
dans ce hors-temps qui réclame l'approche exclamative de l'énoncé nominal :
« Vies lunaires
Égarées dans l'obscur repliement de l'être. » (17)
C'est enfin la célébration d'une sorte d'osmose
cosmique :
« Nous avons renversé nos têtes en arrière –
c'était à la cime de pins ombrageux,
Il y avait sur nos fronts le reflet d'un ciel de lacs et
d'îles… » (18)
Quel est, ici, le ferment du désir ? Quel est l'être
solaire et végétal qui fait monter, avec le même élan de poème en poème, ce
chant d'ardeur, ce chant d'extase et de douceur ? Est-ce la forêt devenue
femme ? Est-ce une femme fondue à la forêt ?
Sur une sorte de
scène shakespearienne
Le mystère est entier au moment où, passant de la première
section du recueil à la seconde, on quitte un espace de lumière pour pénétrer au
plus profond de l'univers chthonien :
« Nous voici dans l'intime de la terre. » (29)
Cette descente et la grande initiation à laquelle elle donne
lieu ont pour condition et pour prix une ascèse dont les règles non écrites et
les étapes de hasard sont suggérées dans la seconde partie de cette section (p.
32 et sq.) à travers les bribes d'un inventaire épars.
« J'ai quitté l'urne des délices » (32)
Cette formule, où le lecteur peut entendre comme un écho de
la parole des tragédiennes d'Amers tendues
vers la mer novatrice et son souffle
d'ailleurs dans un mouvement qui les arrache à l'étable du bonheur », semble
dire à elle seule ce que l'aventure engagée implique comme renoncement et comme
arrachement. Et c'est, autour d'elle, la scansion des verbes esquissant une
déclinaison des gestes et des opérations mentales - désertion, rupture, oubli,
indifférence…-, imposées par le parcours anagogique suivi par le
héros : « J'ai pu déserter » ; « J'oublierai » ; « Je
n'avais pas souci de ma pitance… ». Épreuve lourde de sacrifices, mais
soutenue par une visée pleinement consciente : « J'ai voulu cette âme
à nitescence lunaire. Eau vive et boisson lumineuse » (34). « Je
portais le soleil en moi », précise un peu plus haut le poète pour dire
l'ardeur déjà transfiguratrice qui accompagne sa marche vers une sorte
d'au-delà des communes apparences.
L'espace ainsi traversé a du reste, comme celui de
l'aventure dantesque, sa géographie ténébreuse, ses horizons funèbres et son
centre glacé :
« Nous avons connu de longues heures sombres et
rampantes… » (30)
« L'horizon appose le cercle d'un sol de brumes. La
pluie boit les formes et la frêle suite des bruits. » (31)
« Ici le froid nous fit fléchir.
Lumière pâle et fibreuse, nervations enfiévrées, le ciel
renversé transsude comme une peau de lune.
Cercles glacés des cycles achevés. » (28)
mais cet
espace ne se trouve pas recouvert, lui, par une sorte d'empyrée où règnerait la
source ordonnatrice de ses équilibres et de ses mouvements. Aux accents de
ferveur – rarement défaits de toute ambiguïté,
« J'ai brûlé des extases dans des creusets de
chélidoine, épiant dans les vins orangés la source des vies sommeillantes. »
(33)
succèdent les signes
d'une franche désinvolture au diapason de la fête fantasque réglée par un Trimalcion qui aurait installé ses hôtes dans un ciel
d'apocalypse :
« Au festin des ombres, une nuit où j'avais bien dîné
d'un ciel luttant de tout son sang, j'ai vu, sur les ruines lunaires, l'oiseau
mort et j'ai accroché mon corps sombre au clou d'une étoile. » (38)
Notation qui vient clore un
développement où triomphe une inspiration dionysiaque et où le funèbre, le
sordide, le macabre, comme dans les grandes scènes à la fois tragiques et
burlesques d'un drame shakespearien, passent dans un discours secoué par le
rire et la dérision ; initiation, on le voit, qui affiche avec insistance
sa forte dimension régressive :
« En forêt, il faut apprendre à rire de ce rire qui se
souvient des bêtes.
Les plus informes, les plus agiles, celles qui dissimulent
leurs anneaux dans les chairs défuntes du sol.
Et de ce rire de feuilles froissées en saccades, comme le vol
bas et houleux des âmes torses. »
Et c'est ensuite, comme dans un poème de Baudelaire chargé
du souvenir d'Hamlet, cette séquence
d'un sabbat diurne et forestier :
« Il y eut, à l'été d'une chaleur charnelle,
sur ces sentiers
frémissants comme une charogne avivée par les vers,
des mots entrechoqués
de hoquets, un congrès de cuisses et de rires, un débat déraciné »(25)
La vision se poursuit ailleurs, dans un registre plus
souterrain :
« C'est qu'ici, les morts, sans mot dire, sucent des
racines nourricières.
C'est qu'ici, s'accrochant au sein de leur terre, leurs
ongles se brisent et leurs incisives noircissent. » (28)
Ce n'est pas toutefois à une méditation sur le vanitas vanitatum que
le lecteur est ici convié, mais bien, comme le proclame le titre de cette
section, au spectacle du Grand festin
nocturne et aux secrets qui règlent le cycle naturel de la vie et de la
mort. « L'arbre mange de
l'arbre », rappelle le poème d'ouverture ; « il fouille
dans le ciel sombre le parfum des cycles antérieurs, le corps de nos aïeux
nimbés de mousses défuntes. » (23)
Vision qui ne saurait laisser indemne le visionnaire conscient
de se trouver pris lui-même dans les opérations occultes de la chimie digestive
de la vie :
« Nos osselets se mêlent à la maille fossiles des
feuilles… » (29)
« Et je m'en vais, le crâne crevé par une pensée unique
– ô, fiel de lune ! -, la coquille cassée de tous les songes. »
(34)
Et il est bien possible que ce soit une autre image de
l'initié qui vienne clore l'évocation hallucinée du versant destructeur des
forces à l'œuvre dans le cosmos tout entier :
[…] Sur toute forme, scintille le brouillard des semences
mortes.
À l'horizon, là où le soleil infecte la terre, le ciel lutte
de tout son sang.
Insecte de labeur, le suceur de vent se recroqueville en ses
songes crevés. » (37)
Mais jamais, au sein même des plus sinistres scènes de
sabbat, on n'oublie de quelle splendeur ce théâtre d'angoisse et d'agonie demeure l'envers nécessaire. Et c'est la
fonction peut-être du jeu de surimpression saisissant construit par ces versets
antithétiques du poème d'ouverture que d'éveiller le lecteur à la
conscience de l'ambivalence des choses :
« Et les groins crépitent dans la feuillée, mastiquant
des cocons de forêts ébauchées, puis retournent dans leur fange et grommellent
sous une vérole de bulles et de lentilles. »
« Et la biche déroule le long velours des forêts. »
(23)
Visage de grâce et de douceur d'un monde où la vie végétale
et la vie animale confondent leur magie, échangent et mêlent leurs forces
d'enchantement selon ce que suggère le jeu même des variantes :
« Et la biche court comme un velours de forêt, » (27)
« et
la sève érige l'arbre… », poursuit le même poème,
soucieux de donner à sentir combien se trouvent appariées la fuite
insaisissable de la biche et la montée secrète de la sève : dans le tissu
visible de la sylve ou dans le non visible de l'épaisseur sensible, le même
déploiement de la beauté, le même élan, le même chant triomphant de la vie.
« L'arbre mange de l'arbre et ne meurt pas. » (24)
« Le temps n'est rien qu'un peu d'herbe tendre. »
(23)
Vision dédramatisante du temps
dont le passage nourrit la vie à travers le cycle célébré par l'ensemble de la
section. Peu importe dès lors l'effacement des sentiers sur lesquels s'engage
sans retour le peuple des errants :
« Le temps est une herbe tendre qui efface les sentiers »,
disait un des premiers poèmes du
recueil (12). Voilà oublié désormais le poids de l'irréversible, prêt à surgir
à nouveau peut-être seulement aux moments où le regard adopte une toute autre
échelle que celle du destin humain ; mais le sentiment du tragique, qu'on peut
voir affleurer dans les images de catastrophe cosmique, semble tenu à distance
par les accents de bouffonnerie shakespearienne qu'on a déjà observés.
Accents dont ne se défait jamais vraiment la parole de celui
qui se présente, selon le titre de la troisième section, comme Le fou des bois.
« Dans le
balancement de tous les songes »
Le fou du roi,
« Le fou d'Elsa », « Le fou des bois » : imaginons
qu'il y ait là comme une filiation au sein de laquelle le titre d'Aragon
pourrait jouer un rôle à la fois de trait d'union et de relais et constituer
comme une clé dans une approche des effets polysémiques du sous-titre retenu
par Marc Nagels pour la troisième section du recueil.
« Il faut aimer à démesure / Ce n'est pas assez que
raison », proclame le chantre d'Elsa. On a compris que le sujet mis en
scène dans les poèmes que nous lisons est bien d'abord celui qui aime les bois
d'une passion sans mesure ni raison ; et on a vu que l'immersion
absolue dans l'espace de la forêt pouvait développer chez lui une capacité de perception
hallucinée propre à faire basculer dans l'ordre de la démence. Accès parfois à
une sorte de rêverie supernaturaliste,
selon les mots de Nerval ;
effacement des frontières réglé par une sorte d'épanchement du songe dans la vie réelle
ou plutôt peut-être de débordement du songe né d'une plongée dans l'épaisseur
du monde sensible.
Dans le temps de la marche, qui reste le geste premier du
poète (« J'ai erré longtemps, je cherchais des lieux silencieux »), s'opère
ici une focalisation dominante sur les moments de halte, sur les heures
surtout, semble-t-il, de contemplation nocturne. À deux reprises, en des points
de la section qui peuvent apparaître comme des points d'articulation au sein
d'une disposition concertée, se trouve soulignée la position du
rêveur-contemplateur :
« […] perché sur un arbre et balancé sur ses hautes
ramures telle une nef sur une mer végétale… » (43)
et,
quelques pages plus loin :
« J'habite au creux d'une fourche à trois
branches, un nid dans un haut de ciel, avec un nuage au-dessus et des nuages
en-dessous ». (50)
formulation
qui implique une durée excédant, on le voit, la durée d'un bivouac. La parole
devient celle d'un habitant du ciel, comme le confirment les versets qui
suivent :
« Dans le miroir des jours, dans le balancement
calme des vents qui passent, je veille sur le songe des âmes noduleuses.
Je conçois de vastes patiences suspendues à bout de tige en
chapelets de fruits lourdement mûris.
À l'éclosion des saveurs lentes, je médite un ennui comme une
langue de résine aux sucres aigres. Et le temps mâche l'amertume en toute
chose. » (50)
Indication touchant à la position du rêveur donc et
précision sur ce qui, dans l'atmosphère aqueuse de la forêt, constitue comme un
instrument optique singulier. Le regard, placé comme à l'intérieur du monde et devenu véritablement un regard du dedans, s'ouvre, dans un étrange jeu
de miroir, à une vision révélatrice : celle d'une pulsation d'eau et de
lumière qui serait comme le cœur oculaire et rythmique du monde, la source de
toute vie :
« Je regarde le ciel à travers une fissure d'eau. Quand
l'air devient lourd, il se distend et se rétracte au rythme d'un
goutte-à-goutte. Lent clignement de l'œil solaire. » (44)
La scansion des « j'ai vu », qui affleurait déjà
dans les poèmes antérieurs, s'affirme dès lors, nourrie par d'autres parfaits
(« j'ai guetté » ; « j'ai écouté » ; « j'ai
connu »…) et certains présents (« je sais » ; « je
devine » ; « je conçois »…), avec la force des anaphores triomphantes
du Bateau Ivre déroulant l'inventaire
d'une voyance inédite.
Vision élargie à toutes les dimensions du temps ; ainsi
dans ces versets :
« J'ai puisé dans une vasque innommée la grande
inflexion des premiers jours. » (48)
« J'ai pu garder, dans l'entrave de mes songes, l'odeur
des premières forêts, ces galeries d'alcôves tamisées de sueurs vertes
– un nid dans l'étole des menthes, un sommeil long dans le cristal des
feuilles. » (50)
et, sous la
forme parfois de l'infinitif qui porte l'expression du rêve et du désir :
« S'abreuver aux pins de saignée, atteindre cette
chaleur lancinante et amère de toutes les durées abolies… » (52)
ou encore,
dans cette séquence analogique née d'une rêverie sur ce qui est perçu comme un
signe d'écriture tracé sur certains troncs :
« Comme ces
traits d'horizon apposés sur le front des arbres, une cicatrice dans les
douleurs de la croissance et la verticalité des saisons closes. »
(58)
Vision tournée aussi vers l'avenir, comme on le voit dans ce
développement qui s'accélère de verset en verset et qui s'abrège au long de ses
phrases nominales jusqu'à l'énoncé conclusif secoué par une vigueur où passe
quelque chose de la frappe rimbaldienne ; clôture dont le travail de
concentration mime l'accumulation et donne à sentir l'élan des forces qui
couvent dans la fantasmagorie de la pierre :
« Aux nuits lunaires certaines pierres perdent leur
opacité, je devine des formes à venir, épures humaines patientant
l'étreinte du vent.
Rois à la tête crénelée d'ajonc, mains et tibias ajustés dans
la chair minérale étroite.
La marche larvée dans la roche gravide.
Le mouvement à naître. » (47)
Chacun peut constater, dans ce qui n'est qu'une brève esquisse
de l'inventaire visionnaire déroulé par le poète, la richesse singulière des
notations synesthésiques ; ce que les facilités
ou la pauvreté de l'instrument lexical dont il dispose amènent l'analyste à
placer sous le signe du « voir » implique en réalité un éveil
constant de tous les sens. Qu'on
pardonne à cette étude – inévitablement trop rapide – de ne faire
que signaler, sans tenter de l'explorer, l'inépuisable jeu des correspondances auquel ouvrent tant de
versets avant de centrer son attention sur ce qui touche avec insistance au
sens de l'écoute dans ses liens avec la parole.
Écoute du monde et
du chant
Entrer dans une forêt, c'est pénétrer, se dit-on volontiers,
dans l'espace du silence. C'est s'éloigner en effet de ce que nous éprouvons
comme le contraire du silence, comme l'obstacle au silence, c'est s'éloigner de
cette rumeur incessante, toujours grossissante, toujours plus envahissante, qui
fait le fond de notre vie d'hommes « modernes ».
Comment, dès lors, comprendre cette proclamation qui ouvre
un des premiers poèmes de la troisième section :
« J'ai erré longtemps, je cherchais des lieux
silencieux,
Il n'en existe pas. » (46)
comment la
comprendre, quand on songe notamment à cet autre passage du même recueil ?
« Une forêt noire que rien ne saurait enfreindre, qui ne
se connaît de clairière ni de ruisseau, où le sol module une déciduale comme
l'onde d'un serpent pétri de sable.
Et le silence, le vent…
Une forêt dans l'obscur de tous les songes, qui ne se connaît
de patience que l'onde d'un corps luisant sous la buée d'un mot rare. »
(55)
On est ici face
à un poème dont les notations conduisent aussi loin qu'il est possible en
direction d'une sorte de « néant du voir » (premier verset), associé
à l'effacement de toute réalité auditive (second verset), dont la forêt serait
le lieu. Mais ce poème, à l'instant même, où il pose l'idée de ce double
« néant », suppose la possibilité d'une écoute, invite à une écoute
dont il dit l'éveil maintenu. Il y a « le silence »… et « le
vent », complice du silence, un vent qui emplit le silence, mais qui n'est
déjà plus le silence. « Vent », « silence » :
assonance, consonance, porteuse d'un sens qui pointe une illusion des sens… Et
c'est un autre écho qui revient dans la mémoire auditive du lecteur ; une
écoute affinée le ramène aux notes ténues du verset précédent, où glissait
déjà, à travers une ligne de syllabes inédite (« où le sol module
une déciduale comme l'onde d'un serpent »), une musique
indécidable réglée sur celle que pouvait seule déceler dans le sol du sous-bois
l'hyperesthésie d'un aveugle – celle sans doute qu'a développée en lui le fou des bois dans la nuit absolue qui
l'environne. Et c'est, entre les
moments du texte où se donnent à lire, comme en un palimpseste, les signes d'une
écriture tracés à différents niveaux dans l'épaisseur sonore du silence, une
chaîne d'échos qui se lève… Effet miroir du poème dont le tissu verbal parvient
à mimer « la texture du songe » (52), elle-même formée à la semblance
du tissu sensible et végétal de la forêt.
Écriture d'initié. Parole initiatrice et proprement
initiatique que celle qui passe dans les versets que nous lisons de poème en
poème.
Suivons, à partir d'un choix arbitraire, et inévitablement
fragmentaire, pour une saisie fatalement assez pauvre, un des parcours offerts
à la mémoire auditive du lecteur. Partons d'une première notation comme
celle-ci, que pourrait prendre en charge la poésie la moins éloignée du réel
immédiatement saisissable et qui serait le point d'amorce du tracé sonore
et sémantique dont venons d'apercevoir un point d'affleurement dans le poème
suivant : (« où le sol module une déciduale comme l'onde d'un
serpent ») :
« J'ai senti l'ondulation d'un vol très bas, ce bruit
d'ailes qui frôle l'épaisseur calme… » (54)
Et, dans ce même poème :
« Et ce son
de grillon qui ronge l'obscurité, dans l'immensité d'un ciel de
chute… » (54)
verset
d'ouverture, auquel fait écho ce verset de clôture
« J'ai senti le ciel, ce bruit de paupière qui
cligne et qui guette comme un son de grillon rongeant
l'obscurité. »
où le chant
de l'insecte est pris dans un jeu de métaphorisation dont les différents
niveaux ne font que creuser l'épaisseur de la nuit cosmique. Inscription dans
le tissu des mots d'une texture sonore inaccessible à l'ouïe ; une
texture, il faudrait dire, sonore et lumineuse, mais faite aussi pour
les papilles et le toucher ; et nous avons cette image où la réussite
poétique touche à son comble :
« La lune est comme un feu de fruit blanc dans le
mûrissement du monde, elle grésille sur l'œil et dévore la pulpe de la
langue » (54)
image à
laquelle le poète a déjà préparé son lecteur :
« Je sais des soleils fragmentés, grésillant sur
les feuilles… » (45)
attentif
qu'il est, comme le poète d'Éloges
et d'Anabase,
à la qualité sonore de la lumière :
« Et ce vol des abeilles comme un épais grésillement
de la chaleur… » (52)
Initié par tout un réseau d'échos sonores, d'équivalences
thématiques, d'associations sémantiques, de glissements lexicaux et métaphoriques,
qu'on ne fait ici qu'effleurer, le lecteur n'est pas surpris par l'audace d'une
notation comme celle qui suit. Montée accentuelle qui culmine sur le verbe,
coloration vocalique uniforme : on atteint à des effets analogues,
peut-être, à ceux qu'imposent les coloris et le dessin hallucinés de Munch :
« Et la lune hurle – il existe des mots de
magie immédiate… » (53)
Le tiret vient-il ici seulement souligner une rupture entre
deux niveaux du discours ou joue-t-il aussi le rôle d'un trait d'union ? Ce
qui reprendrait, dans ce poème, dès l'énoncé initial, ce serait un inventaire
du langage du monde, amorcé plus haut dans le recueil et poursuivi dans
les versets suivants :
« Le ciel passe, grondement de grume, comme le froissement
rauque des pieds contre les pierres qui s'écorchent.
Les arbres ont marché…
Ils diront ces chants en suspens […]
Quand le sol lourd gronde d'un sommeil de crânes et de
bois blancs, puis se retourne sous le soc indolent d'un songe… » (53)
Du lexique du bruit, à celui de la voix, de la parole, de la
musique et du chant, on observe un glissement constant dans le recueil,
jusqu'au moment où, dans les tout derniers poèmes, triomphe le thème de la
profération et de l'écriture :
« Qui a pu chercher parfois ce qu'un mot au bord d'une
lèvre peut donner… Comme un lent serment qui se vrille sur une apostasie de vin
et d'euphorbe.
Comme une saillie labiale, brève, au bord de l'ineffable.
Un mot d'ambre… » (56)
Puis, dans un discours qui situe l'avènement du chant –
avec ce qu'il comporte encore peut-être d'inaccompli - comme couronnant la
série des conquêtes du héros :
« J'ai bu l'eau de l'écriture, amorphie de la
plainte […]
J'ai lu la stèle aux incantations mordues par
les mousses, oubliées dans l'aspérité des vents et des pluies.
J'ai rêvé, peut-être rêvai-je encore d'un verbe végétal… »
(58)
De son immersion dans la forêt, le poète ramène un verbe
revitalisé. On ne peut saisir qu'ici ou là des traces du cheminement secret de
la sève qui règle le déploiement organique du vers, du verset, du poème. Essaimage
du son et du sens, jeu de scissiparité cellulaire à partir de quelques unités
phoniques mères, sous les espèces vocaliques ou consonantiques de l'assonance
et de l'allitération : ainsi se forme dans ce recueil le tissu du poème où
prend corps et substance, on l'a dit, « la texture du songe ».
De grands
intercesseurs ?
Il y a, bien sûr, dans une écriture à ce point souveraine,
une culture très large, mais aussi, je le crois, l'oubli de cette culture.
Chaque poète, on le sait, qu'il en ait lui-même conscience ou non, est l'héritier
des poètes qui l'ont précédé ; et, quand il commence à écrire, il met ses
pas dans d'autres pas, ceux des poètes qu'il a lus et relus. Mais s'il s'agit
d'un vrai poète, sans jamais renier ceux qui demeurent pour lui de véritables
intercesseurs, il sait très vite, à partir des chemins balisés, ouvrir des
voies nouvelles. On a rencontré dans cette étude les noms de Dante, de
Shakespeare, de Baudelaire, de Rimbaud et de Saint-John Perse, auxquels on
aurait pu ajouter au moins celui d'Apollinaire (voir la couleur funèbre des
rêveries récurrentes ici sur les mouvements de l'ombre au sol), des noms
appelés par le recours à certains traits d'écriture, l'apparition de quelques
thèmes, l'inspiration de la vision.
À propos des échos dont il a été noté qu'il renvoyait dans
la mémoire du lecteur à des poèmes de Rimbaud ou de Saint-John Perse, il serait
important, avant de clore cette lecture, de souligner la pleine appropriation
des traits d'écriture relevés à cette occasion, en précisant que ces traits
d'écriture sont toujours mis au service de l'expression d'une vision qui, pour
présenter quelques analogies avec la vision dessinée par l'un ou l'autre de ses
grands devanciers, n'en demeure pas moins, chez Marc Nagels,
une vision d'une originalité totale et d'une parfaite authenticité.
Évoquant la traversée, non pas d'un désert, comme c'est le
cas dans l'œuvre persienne, mais d'une forêt, Sauvages peut faire penser à Anabase
par l'allure épique qui se donne à sentir dans les premiers poèmes, par une
hauteur de ton inhabituelle au sein de la poésie contemporaine, par le recours
à ce qu'on a envie de nommer le verset – un verset le plus souvent fondé
sur la combinaison de nombres syllabiques réguliers (6 / 8 / 10 / 12) -, comme par
la pratique d'une écriture de brisure et d'éclats, par les chocs de la
surprise, le silence des ellipses ou les jeux de la parataxe ; ou encore
par des tours de l'expression qui ne sauraient relever d'une imitation
concertée, mais qui résultent soit d'une très longue imprégnation, soit d'une
parenté profonde dans le « tempérament poétique » ; ainsi, parmi
d'autres, dans les quelques fragments suivants :
« Je connais cet oiseau, le tape-tronc ou piqueur de
bois. Il vit dans la saccade de son vol et de son rire.
Il vit dans la trappe des songes ou dans le crâne d'un
cerf. » (26)
« […] la
terre est blanche sous l'euphorbe
[…] la terre exsangue sous l'arbre sec. » (33)
« L'Arbre blanc a engendré des nuits sanglantes avivées
par le sel. » (34)
« […] un
songe qui prolifère comme un pollen… » (36)
« Cette poussière mêlée d'argent dans l'air trouble
d'octobre. » (37)
« L'arbre au balancement de tous les songes veille sur
un sommeil vert. » (45)
« […] je médite un ennui comme une langue de
résine… » (50)
Perfection formelle et jeu, tout à fait persien
sous cette forme, de l'abstrait référé au concret, un concret lui-même
subtilement étagé à partir d'un jeu d'analogies riche de suggestions.
Et enfin cette image faite pour saisir, à l'échelle du
temps géologique, l'instant d'une naissance sismique :
« Dans le
sursaut croissant des siècles, le claquement brutal d'une spirale
d'écailles. » 57
Il y aurait à noter aussi le recours à un lexique savant et
le goût du mot rare (un emploi toujours guidé par le souci de la précision
et la justesse du savoir, en prise sur l'expérience, imposé par la vérité de
l'impression) ; il y aurait encore à rappeler la référence à certaines
pratiques archaïques, celle notamment de la parole vaticinante
(« Je veux trouver dans l'écholalie des prophètes… » - 51).
Il y aurait enfin les jeux infinis de l'équation réversible
(mer= amante ; mer=poème) déroulés dans Amers, mais l'évocation de ces jeux nous ramènerait tout autant à
Rimbaud. Au poème « Sensation » :
« Par les soirs bleus d'été, j'irai par les sentiers,
[…] l'amour infini me montera dans l'âme.
Et j'irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la nature, - heureux comme avec une femme. »
Le « comme » final ici pourrait
éclairer l'ambiguïté du rapport amoureux-érotique dont la forêt est le lieu
dans Sauvages ; éclairage accru
peut-être par ce passage de « Vies » (Illuminations), où la fusion femme-nature relève d'une formulation
qui ignore, cette fois, toute modalisation :
« […] Je me souviens des heures d'argent et de soleil
vers les fleuves, la main de la campagne sur mon épaule, et de nos
caresses debout dans les plaines poivrées. »
Et ce sont les jeux de la double équation forêt=mer
et mer-forêt=poème, qui ramènent au Bateau
ivre.
Nous avons évoqué la seconde de ces équations en étudiant le thème de la parole
du monde dans Sauvages. Rappelons que
la première assimilation est posée dès le seuil du recueil et que c'est
peut-être elle qui engage de la façon la plus décisive le jeu rimbaldien des
anaphores déjà souligné :
« Nous avons connu l'entrave des écorces sur le fiel des
mers,
Et le remuement des fleurs de l'ombre.
La forêt agite le thalle de ses vagues comme un soupir, un
frisson de lassitude » (9)
Notons pour finir que si l'image de la navigation ouvre la
série des poèmes, c'est elle aussi qui la ferme, mais dans une tonalité propre
à attester la pleine autonomie de la vision ici dessinée par rapport au
« modèle » rimbaldien :
« Mes yeux lents tournent en leurs bulles
sous les luisances du firmament,
Et la lune croît et se rétracte
dans sa cupule d'écorce douce.
La barque glisse sur l'épaisseur des eaux pâles,
ensorcelées, sous la lumière
minérale du ciel. » (59)
Malgré les
connotations funèbres de l'image de la barque nocturne, malgré la menace des
« eaux pâles », sérénité stellaire de la vision qui vient clore le
recueil sur un accord et le point d'orgue d'un instant suspendu.
Nocciolo d'oliva
« Lire les Saintes Écritures », confie Erri De Luca,
commentant sa propre lecture quotidienne du texte biblique en hébreu,
« c'est obéir à la priorité d'une écoute. J'inaugure mes réveils par une
poignée de vers, et le cours de la journée prend ainsi son fil initiateur. Je
peux ensuite déraper au fil des vétilles de mes occupations. En attendant, j'ai
retenu pour moi un acompte de mots durs, un noyau d'olive à retourner
dans ma bouche. »
Le recueil de Marc Nagels est
riche de ces groupements de mots – vers ou versets – dont la
solidité est à l'épreuve de l'usure et du temps et qu'on a plaisir à retrouver en
soi toujours intacts. « Noyaux d'olives » qui gardent de la soif
ou viennent l'étancher ; c'est le don des plus beaux poèmes, prêts à
remonter en nous dès que nous marchons
dans les rues de la ville, les allées d'un jardin, quand nous prenons les
chemins de la forêt… Fragments parfois erratiques autour desquels cristallisent
selon des caprices de hasard les impressions de l'instant… Et quelque chose en
nous se fait murmure… et ce murmure devient poème sur les lèvres du vent.
Le poète, on le sait, est « celui qui inspire… »
Yves Fravalo